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La parodie dans le roman moderne: la crise du quichottisme

(publié le: 09/10/2020)Cet article a été consulté 638 fois
SENIHJI Marieme

La parodie dans le roman moderne: la crise du quichottisme

Marieme SENIHJI Université Sidi Mohamed Ben Abdellah

Résumé

1Devenue emblématique dans l'histoire du roman moderne, la figure quichottesque n'est pas la simple évocation d'un personnage romanesque, mais la figure quasi-mythologique qui renvoie à la naissance d'un monde , à la crise qui accompagne ce changement radical dans les visions du monde et reconfigure la pensée humaine en y intégrant de nouveaux paramètres existentiaux et esthétiques. L'errance d'un picaro, d'une figure faussement héroïque donne à réfléchir sur le statut d'un homme jeté subitement dans une modernité qui lui est étrange. Le désenchantement du hidalgo est celui de toute une humanité en crise qui cherche vainement de nouveaux fondements face à l'implacable impression du vide ontologique. L'écroulement de tout un mode de penser et l'exil de la transcendance ne sont pas sans susciter une profonde inquiétude de l'homme moderne. Dans le champ de la littérature, la parodie est un texte qui prend naissance à partir d'un autre texte. Ayant pour signification étymologique celle d'un « contre- chant », elle se propose de modifier ou d'infléchir la forme d'une référence littéraire reconnaissable avec pour conséquence d'en changer notablement le sens ou la connotation généralement vers le comique ou le ridicule. La parodie est une démythification romanesque, une réflexion de l'écriture sur ses propres conventions. En effet, depuis Bakhtine, le regard porté sur la parodie incite à prendre compte de sa dimension réflexive : la parodie se donne pour objet la littérature elle-même, elle est discours sur la littérature, remise en question d'un texte par la création d'un autre texte. C'est en cela que la fonction de la parodie est très problématique : est ce qu'elle vise une simple destruction du modèle ou la réhabilitation de ce dernier à travers la peinture de l'écart qu'il entretient avec sa parodie. Car si la parodie refuse de se qualifier de forme purement et simplement parasite, elle doit impérativement se forger une essence propre par une réflexion, mais aussi par un dépassement du modèle. De ce fait, si Don Quichotte est le prototype du chevalier risible qui combat les moulins à vent, en les croyant des géants, le roman cerventin nous invite à examiner sa dimension parodique. Une confrontation du modèle chevaleresque avec sa déformation, voire sa perversion peut nous révéler les techniques d'une écriture parodique, qui, loin de viser le détournement gratuit du modèle, donne à penser une écriture qui réfléchit sur elle-même et sur le monde.

I-Parodie et représentation: de la chevalerie errante ou le monde à l'envers

2La parodie, de par sa construction, permet la présence simultanée du modèle et de sa perversion. Depuis le prologue, Cerventès inscrit son roman dans le méta-romanesque. Il envisage écrire un texte qui, réfléchissant sur un autre texte, le repense, le réécrit et le dépasse. Dans son livre poétique de la parodie et du pastiche, Catherine Dousteyssier affirme:

le texte parodique requiert un type de lecture spécifique, car il ne peut se lire seul, il renvoie inéluctablement à son hypotexte : c'est dans le système d'échos qui s'établit entre eux que se construit la lecture et que se reconstruit, se rétablit et se réhabilite le sens du premier texte, brouillé un peu par le dessin sur le palimpseste, mais aussi nourri par la mise en perspective et le recul adoptés1».

Ainsi, si l'on examine le parcours de Don Quichotte, depuis qu'il a été nommé chevalier jusqu'à la fin de ses aventures, on se rend compte que sa référence au modèle de la chevalerie, aux ordres de la chevalerie est constante. En effet, c'est un personnage qui déploie toutes ses forces dans la reproduction de ce modèle, avec ses détails les plus minutieux. Puisant son idéal dans son réservoir de lectures, il se forge une nouvelle existence en palimpseste qui vient se plaquer sur celle des chevaliers errants moyen âgeux.

1-Le personnage incorrigible ou l'obsession du modèle

3Les aventures de Don Quichotte sont toujours signalées comme schématiques, mécaniques et artificielles dans leur déroulement. Cette mécanique vient accentuer l'écart entre le modèle chevaleresque et le chevalier à la Triste Figure. En effet, la prolifération les aventures qui déclenchent à chaque moment les mêmes réactions traduit une conduite, qui, voulant imiter servilement le modèle, devient rigide et intraitable. L'aveuglement devant l'échec de la chevalerie traduit une obstination infantile à reproduire sans cesse les mêmes schémas d'action et de réaction. Don Quichotte devient un héros problématique qui veut changer le monde mais qui est paradoxalement déconnecté du monde. L'aventure chevaleresque devient elle-même une fin car le personnage s'efforce d'en détourner l'échec. Un regard qui est en continuel dysfonctionnement, un système de pensée en panne qui tourne dans un cercle vicieux, voilà ce qui fait du personnage une machine à reproduire le passé en copies multiples. La parodie par condensation se fait dans le roman à travers la représentation hyperbolique du personnage au contact d'une réalité qu'il ignore. En effet, tout le caractère quichottesque se base sur l'excès. Au contact d'une réalité simple, le personnage en agrandit les dimensions et la ramène à celles de son idéal. Les moutons, les moulins à vent doivent impérativement être amplifiés, déformés jusqu'à ce qu'elles deviennent maléfiques et méritants d'être combattus. Face à une imagination qui s'hypertrophie, le réel est voué à la fulgurance et à l'ellipse. Tout se passe comme si l'homme qui lisait des livres, devient lui-même lu par ces livres. Ainsi, aux signes de la réalité immédiate, se substituent les concepts de l'idéal. Don Quichotte refuse au concept sa fluctuation et sa fragilité temporelle, pour en faire l'éternel absolu, la Vérité universelle à laquelle tous les autres signes de la réalité doivent se plier. L'échec de ses idéaux, loin de pouvoir le dissuader, parait paradoxalement nourrir sa fougue chevaleresque. Tout se passe comme si le personnage, voulant seulement accomplir des aventures, ne prend même pas le temps de réfléchir sur le sort permanent que lui réserve la réalité. Il suffit du moindre prétexte pour que le hidalgo déclenche son appareil de détournement, d'interprétation, d'amplification, de jugement et finalement d'exécution. Lors de ce processus fatal, tout discours devient vain.

4 Ainsi, aux paroles dissuasives de son écuyer Sancho, le chevalier à la triste figure devient sourd. Apparenté à l'enfant incorrigible qui ne mesure pas les proportions du danger, Don Quichotte dépasse cette qualification et devient l'inventeur et le créateur des périls. Car, une cervelle hypertrophiée des signes livresques, a besoin de s'alléger en faisant sortir ses signes à la réalité. Les personnages commencent à peine à s'interroger sur la bizarrerie de son discours que Don Quichotte passe déjà à l'acte et châtie son adversaire. Le corps du personnage devient l'incarnation du livre. Par sa forme même, il donne l'impression d'une chair vidée de son essence, d'un lieu où loge une pensée, un album d'images qui défilent sans cessent devant les yeux placés à l'envers pour renvoyer l'image du cerveau à la réalité et non de la réalité au cerveau. C'est un personnage qui a perdu prise sur sa pensée, et celle-ci devient à la fois le moteur qui justifie ses actes et en interprète les échecs. C'est alors que Don Quichotte renvoie les causes de ses mésaventures aux pouvoirs d'un enchanteur qu'il prétend avoir métamorphosé la réalité en des apparences. Le langage de Don Quichotte, hautement affiné, donne l'impression d'un homme qui récite des passages parfaitement appris de ses livres. Mal à l'aise à cause de sa salade et de sa visière, Don Quichotte devient le héros baroque qui traduit à lui seul une répulsion entre réel et idéal. Toutefois, se séparer se sa salade équivaut pour le chevalier à se séparer de son idéal, des images qui font qu'il existe, qui préservent son identité en tant que Don Quichotte de la manche. Les aventures de Don Quichotte deviennent un catalogage du même, un retour du lu.

2- Parodie de l'héroïsme ou l'héroïsme parodique

5Ayant consommé par ses lectures tous les livres de la chevalerie errante, Don Quichotte sort pour contacter la présupposée réalité et accomplir ses exploits chevaleresques. Son dessein est alors de se forger une identité héroïque en ayant pour modèle les ordres chevaleresques. Toutefois, c'est l'idéal qui se trouve confronté au réel pour déclencher la parodie de l'héroïsme. Don Quichotte entre dans cet ordre sublime par la déclaration d'un hôtelier et en présence de deux filles de joie. Ce rituel devient un jeu de masque, de mensonge et de tromperie où le chevalier, tel un enfant auquel il faut faire plaisir, s'apparente à une marionnette, un objet ludique dans les mains de l'hôtelier et des deux filles. Il s'agit donc de la perversion de tout un cérémonial qui détermine même la légitimité de la figure chevaleresque. Ainsi, si l'identité est fortement liée au rituel du baptême et de la nomination, Alonso Quixada ne devient Don Quichotte chevalier que par illusion. Cette impossibilité du devenir se traduit par d'autres aspects de cette figure.

6En effet, si le chevalier errant est un homme dont le corps juvénile incarne courage et bravoure, Don Quichotte est un homme à la cinquantaine qui porte dans son corps les traces de sa dégénérescence « il est maigre de corps et sec de visage ». Cette faiblesse du corps s'étend à celui de sa monture Rossinante « qui a plus de tares que de membres ». Écartant la figure du héros sublime, se présente à nous un picaro voué à son autodestruction. Ce qu'il appelle une chevalerie errante devient dans son cas une errance tout court, une marche vers l'impossible, nourrie par l'illusion et la tromperie. En effet, si l'esprit figé et mécanique quichottesque participe à la dimension parodique, le corps héroïque vulnérable et agressé, victime de sa propre démesure, en devient l'incarnation. Les aventures de Don Quichotte présentent un constant décalage entre finalité et conséquence. Ainsi, si son dessein ultime est de redresser les torts et venger les faibles, il n'arrive qu'à s'infliger le mal ou l'infliger aux autres. Ainsi lorsqu'il croie venger le garçon de son maitre en faisant que ce dernier lui donne une promesse au nom de la chevalerie, il ne fait qu'accentuer le châtiment du garçon. Les fausses promesses que lui a faites le paysan renvoient à l'image d'un personnage qui n'est reconnu héros que par lui-même vu que cette notion est totalement absente de l'esprit du paysan. C'est bien l'équation qui régit tout le roman : un bien mal placé se détourne en mal. En outre, si Don Quichotte se veut un chevalier errant, il est conscient qu'il doit obéir à tous les principes de cet ordre. En effet, après avoir choisi un nom, il doit absolument choisir une dame pour se conformer aux exigences de l'amour courtois chevaleresque. C'est alors que Dulcinée du Toboso, une paysanne qui n'a guère les attributs d'une dame de haute société vient à l'esprit du chevalier. Cette non-congruence entre sublime de l'amour courtois et figure d'une femme illettrée, laide et dénuée de féminité et de pouvoir de séduction est une parodie de l'amour courtois et de toute la chevalerie errante, qui ; ressuscitée dans un temps qui lui est inconnu, devient fatalement risible. Dédier tous ses exploits chevaleresques à une dame à laquelle ce statut ne convient guère et implorer son assistance à chaque aventure, voilà ce qui rabaisse fatalement la condition héroïque dans le roman. Don Quichotte devient le héros sorti par malédiction de son univers livresque par une machine à explorer le temps à la réalité pour se retrouver dans un chronop qu'il ignore. La représentation romanesque est celle d'un double refus : un héros qui refuse la réalité et une réalité qui refuse le héros. Avec un corps damné d'être au monde, blessé et anéanti, le personnage, loin de susciter l'admiration, inspire la pitié. Mais si on peut parler dans le cas de Don Quichotte d'une parodie calculée, travaillée par une raison mécanique qui régit la représentation du réel, son compagnon Sancho Pensa est le déclencheur d'une parodie spontanée qui provient de ses faits et gestes irréductiblement naturels et vivants.

7 Ainsi, si Don Quichotte s'efforce de démultiplier ses réactions déraisonnées d'un idéal face au réel, Sancho va à contre courant par le déclenchement d'une pensée prosaïque qui surgit devant chaque échec des aventures chevaleresques. Par ses penchants naturels de profit et d'intérêt, Sancho réhabilite le décalage et l'écart entre le modèle et sa parodie. Ainsi, si les échecs de Don Quichotte et sa mécanique plaquée sur le vivant au sens de Bergson freinent la course vers l'idéal chevaleresque, le caractère simple et vivant de Sancho vient donner à la réalité sa pleine consistance et disqualifier le caractère artificiel de l'héroïsme quichottesque. Don Quichotte devient un homme qui subit ses pensées, un personnage alourdi par des objets qu'il s'efforce d'intégrer et qui semblent cacher la réalité d'un corps vulnérable. Don quichotte incarne donc ce décalage qui s'est produit dans les temps modernes entre signifiants et signifié, lequel décalage est clarifié par Michel Foucault dans son ouvrage Les mots et les choses:

Don quichotte dessine le négatif du monde de la renaissance, l'écriture a cessé d'être la prose du monde ; les ressemblances et les signes ont dénoué leur vieille entente ; les similitudes déçoivent, tournent à la vision et au délire, les choses demeurent obstinément dans leur identité ironique : elles ne sont plus ce qu'elles sont ; les mots errent à l'aventure, sans contenu, sans ressemblance pour les remplir, ils ne marquent plus les choses, ils dorment entre les feuilles des livres au milieu de la poussière.2

3- Don Quichotte au regard de l'altérité : entre attirance et répulsion

8Si Don Quichotte est le personnage victime de ses lectures et de son idéal, il est également victime d'une altérité qui, devant cette figure caricaturale, manifeste rejet et dérision. Ainsi, aux yeux de l'hôtelier, Don Quichotte est l'homme risible et sa rencontre est l'occasion d'une distraction par le rire. Toutefois, si le chevalier à la triste figure est objet de rire, il est aussi le fou qui doit être trompé pour être à l'abri de ses crises de violence insensée. Don Quichotte devient dans cet épisode à la fois le héros faible situé aux dessous des gens raisonnables et le héros craint par sa déraison même. Ne voulant pas éveiller la colère de l'hôte bizarroïde, l'hôtelier est obligé de feindre son acquiescement aux idées de Don Quichotte et se résout de le nommer chevalier, l'objectif étant de chasser intelligemment cette figure aliénée avant qu'elle ne cause d'autres dégâts. Ainsi, l'idéal chevaleresque, conçu dans son inadéquation avec les paramètres de la réalité, s'incarne dans une figure maléfique et menaçante qu'il faut calmer par la ruse. C'est alors que le curé et le barbier, jugeant que l'aliénation du personnage est causée par la lecture frénétique des livres de chevalerie, font intrusion dans la maison du hidalgo, entreprennent de bruler les écrits de chevalerie. Ces deux personnages voient dans Don Quichotte la figure du malade qu'ils espèrent guérir par une tromperie. Mais hélas, l'épisode de l'autodafé, s'il peut ôter la cause de la maladie, il ne peut pas en ôter l'effet. Et paradoxalement, le curé et le barbier qui veulent guérir la maladie de leur ami, choisissent comme réponse à lui donner une explication qui serait conforme à son univers livresque en lui disant qu' « un enchanteur les avait emportés ».

9Don Quichotte devient à maintes reprises dans le roman le fou qu'on cherche à préserver de sa déraison. Ainsi en est -t-il du moment où son écuyer demande l'assistance du barbier et du curé pour tirer son maitre de sa pénitence. Le chevalier est alors appelé à venger la princesse Micomicona d'un tort que lui a fait un déloyal géant. Cette histoire inventée a réalisé le dessein escompté. Et voilà encore une fois, voulant détourner Don Quichotte de ses actions, les personnages ne peuvent que recourir aux éléments de son idéal. Le chevalier à la triste Figure n'abandonne un idéal qu'en prévoyant un autre. Il n'est pas question alors de dissuasion par l'altérité, car pour pouvoir converser avec Don Quichotte, il est indispensable de feindre la croyance à son idéal. Sancho est le seul personnage qui a l'audace d'aller à contre-courant des idées de Don Quichotte. Malgré les réactions langagières violentes que ce dernier lui réserve, cette confrontation est doublement conçue : elle est celle d'un écuyer qui met en garde son maitre contre son aveuglement, et celle du même maitre qui châtie l'ignorance de son disciple. Cependant, si les autres personnages vont à l'encontre de l'idéal quichottesque ou ne font que semblant d'y adhérer, Sancho est l'écuyer qui, tout en assistant à la perpétuelle déraison de Don Quichotte, le consacre comme un maitre duquel il obtient des enseignements. Car s'il est vrai que Sancho est le personnage qui rétablit le décalage entre la réalité et l'idéal quichottesque, il n'en demeure pas moins vrai qu'il est aussi le disciple fasciné par son maitre, assoiffé de mystères et de secrets que celui-ci lui promet « je t'enseignerai, de bien plus grands secrets, et je te ferai de bien plus grandes faveurs ». S'attendre d'être nommé gouverneur d'une ile par un chevalier dont tous les exploits sont voués à l'échec, voilà ce qui fait l'ambivalence du personnage Sancho qui, étant témoin de l'échec de la chevalerie devient un personnage qui garde une foi latente en l'idéal de son maitre, et qui, loin d'être une figure antinomique à celle Don Quichotte, devient son interlocuteur, son confident. Il est à la fois le témoin des intentions chevaleresques de son maitre, de ses idéaux abstraits, et de l'échec de ces idéaux au contact de la réalité. Ainsi, ce qui exerce une attraction sur Sancho semble être l'univers idéaliste dans lequel se meut Don Quichotte, alors que c'est la manière avec laquelle celui-ci s'efforce de les appliquer qui irrite l'écuyer. Ainsi, si Don Quichotte déclare vouloir devenir ce qui lui manque, Sancho veut seulement se mettre face à ce qui lui manque. C'est la rencontre d'un illettré avec un érudit qui est l'enjeu de ce couple. Sancho le paysan est cette page vide où Don Quichotte tente de retracer son idéal. Car ce chevalier, non seulement il applique à la réalité une conduite révolue, mais se déclare détenteur d'un savoir transmissible.

II-Parodie et écriture : une confrontation du modèle et de son antithèse

10Si la parodie se veut une distorsion d'un modèle littéraire, elle procède pour ce faire à plusieurs techniques d'écriture. Mais force est de constater qu'un texte parodique dont l'écriture se réclame du texte parodié, se nourri des éléments du modèle qu'il s'efforce de disqualifier.

1- Parodie et description : du portrait à l'anti-portrait

11La description dans le roman est souvent teintée d'une visée de détournement du modèle chevaleresque. Ainsi, si l'on fait appel en premier lieu aux techniques de portraits dans le texte, il s'avère qu'elles travaillent toutes une finalité comique et prennent une distance par rapport aux personnages décrits. Les descriptions faites de Don Quichotte, de son écuyer Sancho et de Dulcinée du Toboso sont toutes révélatrices de personnages à tares, incapables de construire un trio harmonieux. Ainsi, si Don Quichotte est la figure qui se veut forcément héroïque par-delà ses défauts, Sancho et Dulciné sont les prototypes de l'écuyer malin et de la bien aimée mal choisie. Les descriptions faites de Don Quichotte, loin de faire la peinture progressive d'un héros, effectuent des dessins sur le palimpseste, car dès les premières pages du roman, le lecteur obtient déjà le portait complet de Don Quichotte, tant au niveau de son schéma de pensée qu'à celui corporel. Le roman ne fait alors que resurgir à chaque fois le même tableau du chevalier risible. Le portrait de Don Quichotte ne révèle pas une rupture entre apparence et esprit mais entre ces deux aspects et la réalité.

12 Ainsi, si l'on analyse cette figure par-delà les paramètres du temps, on se rend compte qu'on est face à un personnage qui possède une part d'harmonie : à son esprit habité par les signes livresques de la chevalerie errante, Don Quichotte fait correspondre un corps attaché aux outils du chevalier et un langage qui puise ses signes de cet ordre. Mais ceci n'élimine pas la contradiction élémentaire entre les aspirations du personnage et la médiocrité des moyens de leurs réalisations. Don quichotte quitte l'utérus des livres pour sortir au monde mais ceci s'effectue très tardivement : d'abord parce que la chevalerie errante n'est plus, et puis parce que le héros a déjà cinquante ans. Le portrait satirique de Don Quichotte tire sa légitimité de sa bizarrerie extrême. C'est dire qu'un héros qui va à l'encontre du monde en ignorant le monde ne peut assister qu'à sa disgrâce. Ses aventures chevaleresques mettent au centre le portrait d'un chevalier dont les lectures semblent avoir dévoré la chair. C'est un vieux maigre qui monte un cheval à son image car « il a plus de tares que de membres ». C'est l'homme qui, se disant chevalier et nettoyant les pièces d'une armure rangée de rouille, omet de nettoyer la rouille de ses pensées sources de son désir. Le portrait Quichottesque donne à voir un personnage qui s'auto dessine, choisit de part en part les nouvelles pièces de son apparences. Mais loin de viser une possible harmonie, le personnage fait de lui-même une figure baroque, la toile où se réalise un jeu de dessin par collage à la manière dadaïste. Ainsi, lorsqu'il aperçut le manque de son armure, il fait une salade apparente avec du carton. Le portrait de ce chevalier se ridiculise par les éléments vides qu'il intègre et auxquels il s'efforce d'octroyer le contenu qui lui plait. Ainsi, l'armure cartonnée, le cheval chétif, tout ceci s'accorde pour nourrir un portrait fragile, menacé d'effacement à tout moment. En effet, les échecs permanents auxquels se confronte le personnage sont des moments qui effacent les reliefs du portrait quichottesque et que l'idéal vient retracer. Toute l'image héroïque dans le roman se conçoit dans ce jeu d'effacement et de retracement qui n'est pas sans mimer le conflit réel-idéal.

13 Cependant, si Don Quichotte est le personnage quasi-tragique voué à la destruction permanente, Sancho est l'indélébile note du comique qui traverse tout le roman. En effet, son portrait nous présente un homme gros, dont l'apparence incarne déjà l'attachement aux besoins vitaux de l'homme. A cette condition prosaïque s'ajoute la figure d'un illettré, un pauvre paysan secoué par des ambitions matérielles. S'opposant à Don Quichotte par son aspect physique, il s'y oppose également par sa condition familiale. Car si Don Quichotte est le vieux célibataire, l'enfant ignorant de la sexualité ou des désirs triviaux, Sancho est un homme de famille qui a une femme et des enfants. Don Quichotte, étant même un lecteur boulimique des livres de chevalerie, ne décide de prendre un écuyer qu'en suivant les conseils de l'hôtelier, qui, en ignorant total de la chevalerie, devient paradoxalement le conseiller et le parrain. Mais l'intrusion de Sancho dans l'intrigue romanesque est une nécessité. En permanent compagnon de son maitre, il dépasse largement les limites de la figure de l'écuyer pour devenir un ressort du comique qui compense le tragique de la déraison quichottesque. Fortement attaché aux besoins élémentaires de la vie (le manger et le dormir), Sancho va jusqu'à repousser le sublime, le disqualifier au contact du prosaïque. C'est un personnage fortement attaché au présent et à la satisfaction de ses besoins immédiats. Face à la jouissance momentanée et éphémère, il discrédite les promesses d'une gloire future que lui promet son maitre « Et tandis qu'il marchait ainsi, avalant un coup sur l'autre, il ne se rappelait d'aucunes des promesses que son maitres lui avait faites ». Sancho est le personnage qui ne reconnait l'idéal que par rapport au réel, ne conçoit l'abstrait que par rapport au matériel et au tangible. Ainsi, il ne veut pas que son maitre lui promette un baume magique ou la gouvernance d'une ile, il veut être dans le contact de la réalité de ces promesses ou comme il le dit lui-même « mettre la connaissance à profit ». Ce personnage comique par excellence qui monte sur un âne et suit son maitre est l'image de la réalité qui suit l'idéal et devient témoin de ses échecs. Car si Don Quichotte est un personnage qui incarne un comique mécanique atténué par les maux d'un corps châtié, Sancho est le personnage dont les gestes naturels et vivants, l'esprit ludique ménagent un comique original et spontané. En outre, si Sancho est la figure de l'illettré paysan qui ne possède nullement le savoir livresque quichottesque, il est paradoxalement le personnage dont la lucidité fait défaut au maitre. Il met en garde Don Quichotte contre la facticité de ses pensées dont il est la victime. Mais Sancho, en plus d'être le porte-parole de la réalité, il est également la figure de l'enfant en quête d'un père symbolique qui en fera le projecteur de son image idéaliste. Ainsi, las de la déraison de son maitre et de ses actes insensés, Sancho ne peut pas se séparer de son maitre. C'est dans la tension de ce couple que se forge l'identité du disciple au même titre que celle du maitre. Sancho y trouve l'occasion de s'interroger et d'interroger le maitre expert dans un idéal en cherchant à comprendre le pourquoi de ces aventures et la complexité de la figure quichottesque.

14 Le couple Don Quichotte-Sancho se forge et se consolide dans une double quête : Don Quichotte qui cherche son enfant auquel il peut donner ses enseignement, et Sancho qui a une progéniture mais qui est en quête d'un père qui sera son horizon idéaliste. Au contraire du maitre qui conçoit la réalité à l'inverse et repousse le conflit réel-idéal, l'écuyer est tiraillé constamment entre aspirations attrayantes du maitre et réalité, c'est justement l'image du Sancho comique qui monte et chute, mis sur une couverture et berné dans les airs. Dulcinée du Toboso est un autre personnage portraituré dans le roman. Toutefois, ce portrait requiert une importance particulière du moment qu'il laisse éclater un décalage total entre le personnage réel et ce même personnage tel qu'il a été métamorphosé par les paramètres de la pensée du personnage. En effet, le discours que Don Quichotte tient devant son écuyer s'avère le portrait panégyrique de sa dame. Chantre de la beauté et trésors de gloire, Dulcinée devient la muse ensorcelante, la déesse protectrice qui bénit les aventures du héros. Don Quichotte semble dessiner l'image de la femme parfaite, de l'idéal féminin absolu digne d'amour et de dévouement. Il suffit de quelques paroles de son écuyer qui menacent de briser cet enchantement pour que Don Quichotte devienne violent dans son discours et démarre ses arguments ad-hominem. Il attaque son écuyer pour pouvoir poursuivre ses paroles-fantasmes laudatifs. Or, si Don Quichotte dessine l'image de la femme parfaite, elle ne fait en réalité que la plaquer sur Dulcinée du Toboso. Car, voyant le portrait réel fait par le narrateur de cette femme, on saisit promptement le décalage qui existe entre portrait réel et portrait chimérique. Dulcinée est une paysanne dénuée de féminité et à laquelle les attributs féminins font défaut. C'est une femme quasi-virile, illettrée et donc totalement ignorante de l'idéal chevaleresque. La distance qui sépare le personnage de cette femme est celle entre réel et idéal. On peut même aller jusqu'à parler de rupture essentielle et évidente entre ces deux personnage. Car si Don Quichotte projette la femme idéale sur une figure qu'il méconnait réellement, Dulcinée est aussi la paysanne qui ignore totalement la figure quichottesque. On assiste alors à la présence simultanée du modèle et de sa perversion. Mais, entre le portrait et le portrait parodié, la femme et la non-femme, la distance devient patente.

2- Parodie et narration : vers une intrigue plurielle ou la déconstruction de l'unité textuelle

15Si les romans de chevalerie mettent au centre une seule intrigue, celle du héros chevalier, l'écriture cerventine éparpille l'intérêt romanesque et décentralise l'intrigue. En effet, à côté des aventures quichottesques, se présente à nous un roman socle pour de nombreuses histoires à différents personnages. Les aventures de Don Quichotte ne tirent pas leurs valeurs d'elles- mêmes, car elles sont toutes vouées à l'échec, mais elles deviennent prétextes au tissage de plusieurs intrigues. L'amour destructeur, la trahison entres autres sont autant d'ingrédients qui nourrissent la densité du roman cerventin. Car, à réduire le roman exclusivement aux aventures de don Quichotte, il sera le lieu d'une monotonie implacable, l'histoire du même. C'est parce que le parcours romanesque du héros est dénué de sens et d'épaisseur que la narration fait appel à d'autres intrigues et histoires. Ressurgit dès lors une autre dimension de la parodie, celle d'une aventure chevaleresque mise en deuxième plan, suspendue ou mise en attente par l'irruption d'autres histoires. Dans le cadre même des aventures chevaleresques, la narration se fait ludique et insinue déjà sur la déraison du personnage. Elle relate en permanence l'inadéquation de la pensée avec la réalité et prépare ingénieusement l'échec de l'héroïsme du personnage.

16 Loin de se conformer au schéma narratif canonique, la narration dans le roman cerventin est en permanente crise, sa progression vers le dénouement est complètement sabotée par un personnage qui ne réalise aucun apprentissage, dont les actions sont en déphasage avec les desseins escomptés. Si l'on omet la panoplie des autres histoires, le roman sera la narration du même. Face à un blocage dans la progression narrative, les autres histoires viennent offrir des alternatives, alléger la pesanteur de la crise, et redémarrer l'intérêt romanesque. Cette profusion d'intrigues, loin de nuire à la logique et à la cohérence du roman, réalise paradoxalement un équilibre. En effet, si les mésaventures de Don Quichotte avec son écuyer sont le ressort indéniable d'un comique extravagant, les autres histoires sont le versant du sérieux dans le roman Cerventin. Elles tissent des liens sociaux problématiques, dessinent les maux de l'homme dans toute leur réalité et dans leur nature. C'est confronter à la mécanique quichottesque déconnectée de la réalité des personnages amplement humains et souffrants. C'est une sorte de mise en place de la fragilité de la vie rationnelle qui glisse parfois vers la folie, au même titre que la vie chimérique. L'intrigue du roman ne prend pas la forme d'une seule aventure dont le lecteur attend le résultat final. On n'est guère dans cette mise en attente, mais dans le même schéma aventure/échec qui scande l'enchainement de l'intrigue totale et relance le comique. Or, Si l'enjeu narratif est de disqualifier les aventures héroïques, les discours au sein du couple maitre-disciple est le lieu où se parodie le langage chevaleresque est devient la proie d'un comique sans cesse régénéré.

3-Parodie et discours : le langage des extrêmes

17Le dialogue au sein du couple Don Quichotte/Sancho est révélateur de la confrontation qui régit tout le roman, celle du sublime et du grotesque. En effet, même si ce couple donne à voir d'apparence une configuration maitre-écuyer, cette distance devient très brouillée et parfois même absente entre ces deux personnages. Le jeu discursif de question-réponse, en plus de prendre la forme d'un apprentissage dispensé par le maitre en faveur du disciple, n'omet pas d'introduire des moments d'ironie latente. En effet, l'écuyer se trouve incapable de concevoir les paramètres de penser de son maitre. Sancho par son caractère naturel et ludique, remet ingénieusement en question les paroles du maitre en s'interrogeant sur le bien-fondé de ces aventures qui ne leur réservent que malheur et disgrâce. Ce n'est que dans des moments très rares qu'il arrive à Don Quichotte de s'apercevoir de cette distance qui est en train de se réduire entre lui et son écuyer. C'est justement pendant les moments où les ingrédients de sa pensée ne peuvent fournir une réponse aux questions de Sancho que Don Quichotte recourt à une violence langagière et à des arguments ad hominem pour attaquer son écuyer en poignant son ignorance. Cette distance entre les deux personnages, s'il arrive qu'elle se réduise par moments, elle peut aller jusqu'à inverser les rôles par un jeu carnavalesque très parodique. En effet, lorsque don Quichotte démarre ses mécanismes idéels pour interpréter la réalité, c'est à Sancho de le mettre en garde contre ses illusions. Cette confrontation raison-déraison anime momentanément une supériorité de l'écuyer sur le maitre. Don Quichotte a beau d'être le grand lecteur des livres de chevalerie, sa déraison est toujours inférieure devant la lucidité de son écuyer. Servantes aurait pu faire appel à un écuyer qui partage complètement les mêmes schémas de pensée que son maitre, mais dans ce cas, tout l'enjeu parodique aurait été brulé par l'élimination du décalage mouvant au sein de ce couple, de la balance de la supériorité. Dans leurs discours, les deux personnages procèdent d'une déformation du langage standard. Ainsi, au langage incorrect de Sancho qui transgresse toutes les normes langagières, s'oppose le langage hautement affiné que Don Quichotte a appris dans ses livres. La confrontation est alors entre le naturel spontané, et l'artificielle mécanique. Se déclenche alors une parodie du langage ramené aux extrêmes. Car si le langage est la faculté humaine liée fortement aux signes de la réalité, la distorsion de cette réalité ne peut que se faire par un langage en crise, qui se meut entre perfection et imperfection. C'est alors que les discours des deux personnages confrontent deux tonalités antinomiques : le burlesque et l'héroï-comique. En effet, si Sancho accorde aux sujets sérieux et à l'idéal héroïque quichottesque un traitement trivial dans le cadre du burlesque, Don Quichotte hisse la réalité dans son prosaïsme le plus banal au statut de l'idéal. Ce contraste entre le grand et le petit, le sublime et le mesquin, est celui entre les nobles ambitions de Don Quichotte et le contexte trivial dans lequel elles se déploient. Le burlesque se déploie dans le discours de Sancho à travers son rythme même. Ses paroles travaillent un enchainement rapide des gags, qui met en arrière-plan l'intrigue. Le but étant de provoquer un rire à l'état pur, un comique original au contact de l'absurdité des conduites du maitre.

III-parodie et réflexion : De l'échec du modèle et de la nostalgie du modèle

18Si l'écriture parodique prend pour point de départ une autre écriture, elle ne peut être un simple dessin en palimpseste car il a le privilège de jouer sur plusieurs formes d'écritures, de coexister différentes esthétiques, capacité qui fait naturellement défaut au texte original. Ce double effort, ce jeu sur le texte et l'anti texte ne peut certainement être gratuit. Il permet une double réflexion tant sur le modèle que sur sa parodie.

1-L'enjeu parodique : de l'idéal à sa perversion

19A travers tout le roman, le lecteur est confronté à des personnages, à une écriture, voire à une époque en complet déphasage avec les idéaux chevaleresques. En effet, le seul personnage qui se veut le porte-parole de cet idéal est Don Quichotte. Il est alors le point focal, la matrice parodique du roman. C'est à travers ses pensées déraisonnées, son regard qui s'efforce de dénigrer, voire de métamorphoser la réalité que se dessinent les reliefs de l'idéal chevaleresque. Mais ce qui fait de lui le personnage qui, paradoxalement parodie un idéal qu'il prétend défendre, c'est la manière mécanique et artificielle avec laquelle il connecte pensées et réalité. Don Quichotte devient alors le personnage qui s'auto ridiculise, s'efface et efface son idéal. Selon la logique de l'Histoire, un modèle dépassé devient fatalement anachronique et ne peut être ressuscité qu'en prenant des proportions ridicules flagrantes. Si les pensées abstraites de Don Quichotte se veulent le dessin des figures d'une chevalerie errante, les actions de ce personnage n'hésitent pas d'effacer les contours de ces dessins et par de là même, leur significations. Le conflit permanent entre le modèle et le modèle perverti finit toujours par creuser davantage l'écart et niveler la force de l'idéal par l'échec. Le héros chevaleresque devient la cible de la satire, l'homme qui s'est dilué dans ses livres, le personnage baroque et bizarre. Exilé au milieu d'une foule prosaïque, Don Quichotte rejoint l'Albatros baudelairien pour devenir non seulement le héros incompris, mais aussi agressé. Par un jeu de miroir très subtil, l'écriture parodique renvoie à la fois à l'homme sa réalité et son idéal, le met devant ce qu'il était et ce qu'il n'est plus, converse avec une époque révolue à travers la présence d'un personnage problématique, qui incarne à lui seul l'esprit de toute cette époque. Don Quichotte permet ce miroitement parce qu'il n'est pas l'homme qui hésite entre passé et présent, il est parfaitement l'homme venu du passé, l'antithèse de l'homme moderne de la Renaissance.

2-L'effet –parodie : du rire satirique au rire mélancolique

20Le rire parodique dans le roman de Cervantes, en plus d'être un des moments de distraction, est aussi et surtout un moment de réflexion. En effet, provoquer le rire du lecteur, c'est secouer ses paramètres de pensées. En lisant ce roman, on est fortement enclin à se poser la question « en quoi Don Quichotte est-il le chevalier risible ? ». Car, si à écouter les discours sublimes de Don Quichotte le lecteur est en proie au rire, il faut absolument que ce même lecteur se situe par rapport aux idéaux du personnage. Ne sommes-nous pas le prolongement de cette foule prosaïque qui ridiculise Don Quichotte dans le roman ? Si le rire implique essentiellement une prise de distance, voire une position de supériorité que nous tenons face à l'objet du rire, ce rire que provoque le roman cerventin n'est que superficiellement satirique, car si l'on l'examine en profondeur, il est plutôt le rire salvateur et mélancolique causé par un sentiment d'infériorité face à l'objet du rire, une nostalgie latente du modèle perdu. La parodie qui se tisse en filigrane du roman est celle d'une chevalerie agonisante. Don Quichotte, s'il est l'homme qui provoque la répulsion par sa déraison, il est aussi le héros qui stimule l'attraction par sa supériorité. Force alors est de constater que le roman de Servantes provoque un rire à double aspect : le rire pure à connotation comique et ludique qui tire sa source d'une mécanique plaquée sur le vivant, d'un corps vivant qui se raidissait en machine3 au sen de Bergson, et le rire sérieux, cynique au sens nietzschéen et satanique au sens baudelairien. En effet, c'est Baudelaire qui déclare dans De l'essence du rire « le rire humain est intimement lié à l'accident d'une chute ancienne, d'une dégradation physique et morale (...) le rire et les larmes sont les enfants de la peine4 ».La figure quichottesque invite à repenser la condition humaine, à s'interroger sur les caractéristiques de l'époque et de l'homme moderne. Quel idéal celui-ci peut confronter aux idéaux de Don Quichotte, si idéal il y a ? Face à un héros romantique, un personnage du roman familial qui incarne la figure de l'enfant trouvé5 au sens de Martes Robert, le lecteur doit repenser ses origines, redessiner clairement les reliefs de son existence. Le roman est le lieu d'un rire de destruction faite par un roman qui pose le lecteur face aux vestiges du modèle. C'est un Rire de supériorité fragile qui place la figure quichottesque à la limite du raisonnable, et un rire d'une infériorité miroitée par le décalage entre « l'âge d'or » et « l'âge de fer ». C'est dans ce sens que Nodier écrit dans Du fantastique en littérature :

Quand les fables d'un peuple ont vieilli, l'impitoyable instinct de changement qui réside en lui se manifeste à son jour et à son heure, et il vient manifester aux hommes par des signes certains, qu'il faut recommencer la vie sociale sur nouveaux frais, sans égard aux traditions et aux sympathies du passé (...) Quand un ordre de choses meurt, il y a toujours quelques ingénieux démon qui assiste en riant à son agonie, et qui lui donne le coup de grâce avec une marotte6.

3- La parodie : une réflexion du roman sur le roman

21Si jean Canavaggio qualifie le roman cerventin de mythe, c'est justement à cause de son refus d'une interprétation exhaustive ou achevée. Malgré que son personnage central et hyponyme soit le chevalier au corps évanescent dès les premières pages du roman, l'idéal quichottesque transcende les limites du corps et dessine le modèle d'une écriture dense, à fort potentiel réflexif. La figure plaisante de Don Quichotte tire sa vigueur de sa complexité pour devenir le prototype du héros mythique désenchanté. Par une réflexion parodique qui déborde des limites textuelles, le roman cerventin devient le lieu où l'écriture protéiforme, le foisonnement des registres, la pluralité des personnages et des intrigues, tout ceci s'accorde pour penser le roman moderne. Transcendantale de l'espace et du temps, l'écriture entreprend de réfléchir sur ses origines, ses fondements, sa légitimité. On peut même aller jusqu'à dire que le roman cerventin a posé pour la première fois le problème de l'horizon d'attente, a mis le roman face à son public. Car si Servantes situe dans son prologue le roman dans la catégorie du méta romanesque, il alerte déjà son lecteur à la complexité d'une écriture qui prendra pour essence elle-même. On n'est pas seulement face à un personnage anachronique et monomaniaque qui provoque le rire, mais il s'agit de la parodie d'une figure centrale d'un grand genre qui a traversé le moyen Age et qui s'est nourri de ses valeurs et de ses systèmes de pensées. C'était une espèce d'épopée innomée dans laquelle se confondent avec une harmonie inexprimable toutes les scènes d'amour et d'héroïsme de l'époque : amour sans exemple où l'on admire la pudique tendresse de l'aimée et l'enthousiasme passionné de l'amant, héroïsme idéal qui avait tout à combattre. C'est ce roman chevaleresque au sujet duquel Charles Nodier s'exprima ainsi « ce fut là une merveilleuse poésie, une imagination tout à fait grandiose et charmante qu'on regrettera toujours ». Le roman moderne traduit donc le passage prompt, voire la rupture entre deux époques, et donc entre une esthétique qui a existé et qui a ses propres fondements, et une époque d'une littérature en quête difficile de sa propre esthétique. Parodier les ingrédients du roman chevaleresque, c'est traduire un moment de crise d'une écriture et d'une époque qui cherchent à s'auto fonder, mais qui restent incapable de se détacher complètement de la grandeur rassurante du passé. L'écriture cerventine est en quête d'elle-même, et son éparpillement, son éclatement n'est que la marque de cette quête. Après le moment de l'ordre, vient alors un moment de désordre qui traduit une fragilité baroque de l'écriture, une esthétique fébrile qui se meut entre écriture, rature et dessin sur le palimpseste.

22 L'image d'un Don Quichotte déconnecté de la réalité et en proie à son idéal, est en réalité celle d'un roman déraciné de son monde, dénué de ses figures et dénudée de sa couverture. Pour assurer sa survivance, ce genre doit impérativement se retrouver et s'affirmer. Car, si le roman chevaleresque n'a pas pu perdurer, c'est justement à cause du lien étroit qu'il a entretenu avec son époque, c'est alors que le roman moderne se situe dans le non-temps et le non-lieu, disqualifie les références et s'inscrit dans la continuité. C'est alors que Nodier dit au sujet de Don Quichotte « Si j'étais capable de ressentir quelque mouvement de haine contre Servantes, je lui reprocherai peut être d'avoir contribué plus que personne à nous ravir ces délicieuses fantaisies des génies des siècles intermédiaires, qu'il brisa aussi facilement que Don Quichotte avait fait les marionnettes de Ginésille ; mais je suis obligé de convenir que cette œuvre de destruction, qui nous a valu d'ailleurs un des plus beaux livres qu'ait produits l'imagination des modernes, était probablement la condition indispensable de sa destinée littéraire ». Dans un roman qui se veut moderne par son écriture même, la parodie ne peut être une simple distorsion du modèle. Par le décalage qu'elle se propose d'approfondir entre le texte et sa parodie, elle entreprend de débrider et de critiquer le roman par le roman : le débrider par un réel franc lié au contraste du grand et du petit , le critiquer par la réflexion et la réflexibilité d'une œuvre qui exhibe ses principes et prend ses lecteurs à témoin. La parodie est la marque d'une écriture qui se cherche, se forge dans l'examen des contrastes. Par une écriture spécifique qui renvoie au texte son antitexte, l'effet parodie est celui d'une réflexion de l'homme d'abord sur le texte, puis sur lui-même et sur le monde. L'enjeu parodique du romancier se conçoit dans un va et vient perpétuel entre le modèle et sa perversion, qui, loin de permettre un éventuel choix, s'efforce de nourrir le conflit et d'interpeller la réflexion critique de ses lecteurs. Tout se passe comme si on lisant un roman, le lecteur avait l'impression de lire deux. Car la parodie s'elle peut fonder un nouveau texte, elle ne peut guère se détacher du modèle.

Références bibliographiques
Catherine Dousteyssier, Poétique de la parodie et du pastiche de 1850 à nos jours, Peter Lang, 2006.
Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, 2011, p. 61-62.
Henri Bergson, Le rire, essai sur la signification du comique, 1900.
Charles Baudelaire, De l'essence du rire, 1847, Paris.
Marthes Robert, Roman des origines et origines du roman, Grasset, 2014.
Charles Nodier, Du fantastique en littérature, Hachette Livre, 2018.
Notes
1 Catherine Dousteyssier, Poétique de la parodie et du pastiche de 1850 à nos jours, Peter Lang, 2006, p.26
2 Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, 2011, p. 61-62
3 Henri Bergson, Le rire, essai sur la signification du comique, 1900, p.10
4 Charles Baudelaire, De l'essence du rire, 1847, Paris, p.12
5 Marthes Robert, Roman des origines et origines du roman, Grasset, 2014, p.90
6 Charles Nodier, Du fantastique en littérature, Hachette Livre, 2018, p.60

Mots-clés : parodie | roman moderne | crise | don quichotte | quichottisme

Pour citer cet article :
SENIHJI, Marieme, "La parodie dans le roman moderne: la crise du quichottisme", url https://www.marocagreg.com/opinaverba/articles/2020/SENIHJI-Marieme-parodie-roman-moderne-crise-quichottisme.php
Article publié le: 09/10/2020


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