L'exotisme lotien : entre idéologie et esthétique
(publié le: 23/06/2020)Cet article a été consulté 797 fois Résumé Interroger l'exotisme, c'est ouvrir les paramètres de la pensée à la rencontre d'un ailleurs, d'un divers fascinant ou répulsif. En effet, la littérature exotique confronte l'homme à ce qui n'est pas lui, l'invite à penser l'impensé et à quitter les limites d'un narcissisme où l'identité se dévisage, vers une altérité qui n'est plus l'objet d'étude par la vertu positiviste, mais le sujet qui a sa pleine et autonome consistance irréductible. Entre la sympathie et l'antipathie, se trouve le champ fertile de l'empathie où l'exote s'anime par une curiosité éthique et esthétique, celle de la rencontre et de la sensation du divers. Questionner le texte lotien, c'est revisiter une pensée souvent cantonnée dans les limites d'une vision idéologique, faire parler une esthétique à travers sa voix lyrique et la plénitude de ses images. Mots clés : exotisme, ailleurs, Autre, divers, sensation esthétique, idéologie, familiarité, étrangeté
Introduction
1S'il s'écarte de l'exotisme ségalenien conçu comme une véritable vision du monde, le texte lotien ne peut être dénudé de sa dimension esthétique ou dénué de la force suggestive de son écriture. Il renferme une dialectique de l'image collective et de la vision personnelle qu'il s'agit d'expliquer à travers ce travail. Car s'il est vrai que Loti est le voyageur qui ne va pas à la rencontre authentique du divers au sens segalenien1et glisse fatalement dans la mythification et le pittoresque, il n'en demeure pas moins vrai qu'il est l'écrivain qui place l'image au-dessus de la réflexion et offre au lecteur un spectacle envoûtant, une représentation cérémoniale. Il est alors une figure d'un premier exotisme fragile, tâtonnant, qui se meut dans l'indécision qui est celle de son esthétique. Il s'agit donc de confronter dans le roman Au Maroc2la vision idéologique et colonialiste à la poétique du dépaysement et de la rencontre du divers.
I- Le voyageur au regard pittoresque : du dépaysement à la familiarité
1- L'écriture lotienne ou le dépaysement pictural
2 L'écriture lotienne a pour dominante la description. En effet, Fès parait comme un espace labyrinthique et hostile, étroit et gênant. Tout est contaminé par un jeu de parallélismes et de glissements associatifs, la lumière première est envahie par le noir au fur et à mesure que la nuit progresse,pour s'enfouir dans les ténèbres. Le haut et le bas, le proche etle lointain, tout s'accorde pour transcrire les contours d'un espace béant et boueux dont la description est balisée par un ensemble d'adjectifs et de substantifs dépréciatifs. Fès est la mare, l'espace misérable, un espace de danger qui porte en lui-même tous les sèmes de la destruction et de la ruine. Maléfique et menaçant, il est l'espace répulsif où « on risque de tomber dans les cloaques, dans les pieds, dans les oubliettes, qui tendent ça et là leur gueule béante3 ». Le voyageur est en proie à la désagréable impression de piège que lui tend cette ville. Il décrit un espace léthargique, en déphasage avec toute marche vers le progrès. La description va jusqu'à bestialiser l'autre, l' « arabe ». L'opposition constante entre le «nous » inclusif qui renvoie à la civilisation du voyageur et le «ils » qui renvoie à l'altérité réanime constamment une vision de supériorité qui glose le décalage. Le voyageur français auquel tous les passages s'ouvrent déploie une vision messianique, la possibilité de l'inauguration d'une utopie conquérante et civilisatrice. L'obscurité devient contagieuse et la description picturale de Fès se sert d'une palette des couleurs fades, le gris et le noir pour insinuer une vision crépusculaire d'une ville qui se noie dans ses vestiges, se dilue dans sa puanteur. L'adjectif «grisâtre » à forte connotation négative et péjorative glisse vers la mort et le déclin par opposition à la vie et au progrès. Le mythe du despotisme royal travaille un regard livresque réducteur de l'islam comme religion de l'esclavagisme. L'évocation du marché des esclaves peint un spectacle des humanisant mais consenti paradoxalement par des musulmans. Fès devient le chantre des plaisirs secrets, la ville dont la nuit est le moment propice à la débauche et aux relations qui se nouent. Elle est la ville des bourgeois de l'islam, des polygames marocains. C'est alors que la vision lotienne devient totalisante et réductrice. Le regard du voyageur, loin de tenter de comprendre les particularités et les différences, succombe aux poids de son savoir livresque et de son regard pittoresque qui fausse l'impression exotique.
3 La description lotienne est fortement hyperbolique. Débordante par le poids des adverbes et des adjectifs,elle concourt à la mythification de la ville de Fès par la représentation de divers tableaux pittoresques. Fès devient la vieille ville fanatique qui se distingue par son paysage architectural, ses sérails, ses mosquées, ses murs. Les ruines, les vestiges, tout concourt à la création d'un aspect de désuétude de cette ville qui semble hors temps. L'isotopie de l'étouffement et de l'exiguïté structure horizontalement, verticalement et en profondeur cet espace. Le regard uniformisant et réducteur va jusqu'à confronter les visions et offrir une opposition entre la fraicheur des jardins qui cerclent la ville et la désuétude de cette dernière. La vision lotienne peint un Maroc fermé et mystérieux, miniaturisé par une ville labyrinthique qui invite à la découverte, voire à l'exploration. Le regard du voyageur substitue à l'insaisissable le poids d'une culture livresque, il est le regard qui ne voit pas mais qui crée pour donner à voir. La description lotienne est parfois dénuée de vie, elle devient plate, mécanique et artificielle. La femme marocaine est ainsi une figure mythifiée et admirée par le regard d'un touriste qui s'émerveille des costumes féminins et quitte la description pour se mouvoir dans les limites de sa culture livresque. Les femmes deviennent ainsi des idoles qui fascinent par leurs mouvements et leurs corps. Ceci n'est pas sans rappeler un tableau pittoresque de la femme orientale marocaine. La description insiste sur le rapport maitre-esclave et sur la figure fantomatique du sultan despote pour déployer une vision quasi sarcastique qui prend une distance par rapport àl'objet décrit, à la race arabe qui devient une race bâtarde et hybride. La description souvent architecturale et géométrique concourt à la création de l'image du voyageur-touriste qui saisi l'image ou le spectacle et non la sensation.
2- Le voyageur et la familiarité de l'objet
4 Selon Victor Segalen, la sensation exotique disparait par l'adaptation au milieu. L'exotisme selon lui « n'est pas une adaptation, n'est pas la compréhension d'un hors soi-même qu'on étreindrait en soi, mais la perception aiguë et immédiate d'une incompréhensibilité éternelle (...) les lotis sont mystiquement ivres et inconscients de leurs objets, qu'ils mélangent à eux, et auxquels ils se mélangent éperdument4». L'écriture lotienne, quand bien même elle se veut un dépaysement au contact du divers, elle ne préserve pas la liberté du voyageur vis-à-vis de l'objet décrit ou ressenti.L'homogénéité du divers, sa saveur et sa différence initiale et intrinsèque viennent mourir dans les moments où on assiste à un regard qui agresse l'intimité de l'altérité. Il s'agit d'un regard assimilateur qui cherche à adapter ce qui est autre. La mise en perspective, voire la comparaison entre la culture du voyageur et celle de l'altérité est un point focal dans l'échec de la rencontre exotique telle qu'elle a été conçue par Segalen. Car,lorsque ce dernier parle de l'exote qui est appelé à rencontrer le divers, à s'y imbiber et à s'y extraire par la suite, il omet toute démarche comparatiste qui cherche un possible référent.Le voyageur qui arrive à Fès en prétendant la découvrir mais quine cesse de vouloir se mêler à la foule fausse par lui-même l‘impression exotique ennemie de la familiarité. Tout ce qui s'offre au regard devient un spectacle banal. On est face non à l'exote, mais au voyageur qui agresse l'espace, va au-delà de ce qui est offert à la vue. La vision se fait claire, se dégage de l'indécision et tente d'avoir prise sur l'objet regardé, de rapprocher le lointain et de violer la distance. Il s'agit d'une vue qui pénètre,annihile le mystère pour faire que le divers n'ait plus l'étrangeté jadis suscitée. L'inquiétude se dissipe, et l'autre perd sa consistance et devient dénudé de ce qui lui est propre et inaccessible et dénué de qui fait de lui un divers et un autre «j'ai sous mes pieds tout le panorama de Fès, c'est un immense décor complet, sur lequel mon indiscrétion me semble plus admissible5 ».
5 La vision panoramique de l'espace est le point culminant de la démarche du voyageur qui ne cesse de s'approprier l'espace, de le réorganiser en différents plans. La dimension chtonienne, si elle est omniprésente dans l'écriture lotienne, c'est pour manifester une obsession de faire sien l'espace, de décortiquer ses différentes composantes. Ce n'est pas l'altérité humaine qui est mise en premier plan, mais c'est le décor, les couleurs,l'architecture. Il ne s'agit pas d'une rencontre de l'autre, mais d'une rencontre d'un ailleurs conçu étroitement dans sa dimension spatiale. Le double processus d'accoutumance :celui du voyageur qui cherche à se diluer dans la foule, et à quicette foule parait familière, entrave la rencontre authentique avec une altérité originale,cette rencontre qui est l'essence même de l'exotisme segalenien. Selon Segalen, le point de départ de l'expérience exotique est le même que celui de toute perception :l'identification de l'objet ; mais c'est ensuite qu'il faut bloquer le processus habituel d'assimilation de l'autre et d'accommodation de soi, et maintenir cet objet comme différent du sujet, préserver la précieuse altérité de l'autre. Telle est selon Segalen, la définition de l'exotisme « la réaction vive et curieuse d'une individualité forte contre une objectivité dont elle perçoit et déguste la différence6» 6 .L'expérience commune part de l'étrangeté et se termine dans la familiarité. L'expérience spécifique de l'exote commence là où s'arrête l'autre – dans la familiarité-, et conduit vers l'étrangeté. La description scripturale du corps féminin, et la rencontre de cette altérité est la marque d'un voyageur qui s'efforce de dévoiler ce qui est autre, de le surprendre dans ce qui lui est intime. L'écriture va au delà du caché et entreprend de dévisager le sacré. Loti n'hésite pas à avouer sa transgression, son inconvenance. Le divers ne s'offre pas dans sa plénitude inviolable, il est objet d'exploration. L'image d'une ville familière dont le voyageur connaît les dédales et les ruelles, rejoint le tableau de la femme dévoilée, au corps tatoué,au costume polychrome, pour insinuer la facticité de la sensationexotique et l'inauthenticité de la démarche lotienne. Par opposition à la vision ségalenienne qui invite l'exote à préserver son sol métaphysique, Le voyageur Loti n'hésite pas à porter des habits locaux, à devenir indifférencié et à faire que le divers devient également indifférencié. Diluer son étrangeté et diluer l'étrangeté de l'autre, c'est ce qui fait que l'écriture lotienne cède par moments à l'entropie, et se noie dans l'enfer du même « jen'ai presque plus envie de rien écrire, trouvant de plus en plus ordinaire les choses qui m'entourent7». Le regard lotien glisse dans le piège de l'assimilation qui ôte au divers la fraicheur de la sensation et le calque sur le même.
II- Loti : de l'écriture à l'émotion esthétique
1- Poétique de l'alternance et de l'indécision
6 Si l'écriture lotienne a été pour longtemps condamnée par les critiques d'avoir déployé une vision colonialiste, elle ne peut être figée dans cette seule et unique dimension. Parmi les romans qui constituent l'œuvre lotienne, Au Maroc est le texte dans lequel l'écrivain choisit de ne pas travailler subtilement la composition romanesque. Par une écriture discontinue, qui obéit à la démarche d'un journal du voyageur, Loti déploie un regard fortement excentrique et en perpétuel mouvement. Au gré des moments de fascination et de déception, d'attirance et de répulsion,l'écriture transcrit des impressions fluctuantes et fulgurantes qui ne peuvent être réconciliées dans une vision claire et univoque. Fès est tantôt la ville mystérieuse et inquiétante,tantôt la ville connue et familière. Ainsi, si dans les moments de familiarité le rythme de la description devient ralenti et suggère la monotonie, dans les autres moments où le voyageur est confronté à l'étrangeté du divers le rythme devient saccadé, transcrit une écriture fébrile, secouée par le frisson au contact de l‘inconnu et de l'indéfinissable. C'est le moment où l'écriture devient hésitante et suggère l'indécision de la vision.
7 La poéticité du regard lotien inscrit l'image dans l'inachèvement et le flou« presque riant, presque doux ». C'est alors que le divers redevient étrange et rejoint l'impensé au sens segalenien « je ne la reconnais plus ». Cette impossibilité de déterminer les contours du divers, loin d'insinuer un échec, devient paradoxalement un moment de victoire de la sensation esthétique. La ville de Fès change d'aspect, bouleverse les reliefs du tableau pittoresque pour offrir une vision dialectique du sombre et du lumineux, du proche et du lointain, du haut et du bas. Tout devient confus, et les ruines, loin de provoquer la répulsion du voyageur, suggèrent une poétique du déclin, conçue dans la possibilité d'une renaissance. L'adverbe « tout à coup » substitue à la fixité de l'image l'immédiateté de la sensation. L'ellipse transcrit une trahison du langage au contact de l'indicible, de l'irreprésentable. Le flou rejoint une poétique du chaos et le regard ne saisit qu'un évanescent qui s'évapore. Par une description qui joue sur les degrés des couleurs, des nuances et des formes, l'écriture lotienne se meut entre netteté et brouillage.Les glissements sémantiques qui glosent une description en mouvement laisse entrevoir la démarche d'une écriture vacillante et en perpétuelle quête. Le regard lotien est en proie à une constante hantise du néant d'où le déploiement d'une poétique de la prolifération. L'espace devient saturé et déclenche un vertige de la sensation et un regard qui se halte à suivre les mouvements. La poétique de l'espace dans l'écriture de Loti travaille une vision de l'instable. Le regard va jusqu'à métamorphoser les paysages et repeindre les images. Le déclin des formes et des couleurs suggère une ville vouée à la fulgurance, une ville qui s'éloigne ou se rapproche au gré des moments d'attirance et de répulsion, de sympathie ou d'antipathie.
8 L'écriture lotienne demande à la métaphore sa virginité, à la couleur sa fragilité pour travailler une poétique de la possibilité. Enchanté ou désenchanté, le regard est en perpétuelle crise. Au contact de ce qui est autre, le voyageur est déconcerté par le poids d'une ville archaïque et mystérieuse.L'écriture lotienne est une alternance de la voix et du silence.Or, si le silence ouvre un passage, fraie un chemin, il est aussi le moment de repliement sur soi-même, de déploiement d'une solitude authentique et lyrique du poète. Le moment nocturne devient propice à la suggestion d'une vision envoûtée de la lumière , une vision fluctuante mais dont le voyageur s'efforce de garder quelques bribes, c'est un moment extatique où le poète se désarme de son savoir livresque,s'extasie face à l'indicible, à l'inconnu, voire à l'intriguant. L'écriture lotienne est l'alternance entre peinture et suggestion, entre la description de ce qui est figé et immuable, et la transcription difficile sinon impossible de ce qui est évanescent et indescriptible. Ceci n'est pas sans rappeler l'essence même de l'exotisme segalenien qui est cette poétique de l'alternance dont il a donné la forme dans une « stèle »intitulée conseils au bon voyageur 8 où il évoque l'alternance de la ville et de la route, de la montagne et de la plaine, du son et du silence,pour exalter cette poétique de la possibilité où l'exote renonce à croire à « la vertu d'une vertu durable » . Dans le texte lotien, si l'écrivain se montre par moment avoir une prise sur l'espace ou se noyer dans la monotonie, il est également le voyageur secoué profondément par ce qui lui est autre, dérangé dans la linéarité de son écriture et animé par une curiosité esthétique singulière.
2- L'image dans sa totalité intrinsèque
9 Le mérite de l'écriture lotienne est d'avoir réussi à peindre l'image dans sa totalité intrinsèque. En effet, par une écriture- peinture dont les ressources sont riches et diversifiées, le voyageur s'attache à une ville qu'il décrit dans tous ses aspects. Par un regard fortement impressionniste qui use d'une large palette des couleurs et déploie une variété des tons, l'image lotienne devient le lieu inaugural d'une rencontre entre diverse émotions esthétiques du voyageur. L'ambiguïté que suscite l'écriture participe d'une description de la totalité mais qui se refuse à l'unité. Le regard est en perpétuelle quête d'une vision panoramique qui se confronte à l'indécision. Loti est tantôt le voyageur nostalgique de sa civilisation, tantôtl'exote fasciné par un Maroc vierge et en déphasage avec le progrès. Le contraste entre l'obscurité et la lumière traduit des moments d'hésitation et de mélancolie soutenue par la désagréable impression de flou mais aussi et surtout par la contemplation esthétique et extatique. Fès archaïque et repoussant est également la ville qui se pare d'une tristesse mystérieuse et inquiétante des ruines. La poétique du déclin autorise des moments de glissements extatiques indéfinissables et insaisissables qui renvoient à la fluctuation de la sensation. Par des élans à forte couleur lyrique, la description ne devient pas seulement multidimensionnelle mais invite à voir au-delà de l'image, à figurer l'outre vu. La description qui procède par différents plans donne l'impression de l'infini et de l'illimité.
10L'esthétique de Loti invite l'image et son mystère, confonde la réalité et l'impression dans une interpénétration synergétique et festive. Le jeu métaphorique fait de la représentation le moment de la rencontre de l'image et de son double ou de l'image et de son contraire. L'écriture qui se corrige, hésite, recule, ou marche en avant est le moment d'un jeu hédoniste de la création esthétique
11 « grises,toutes ces terrasses, incolores plutôt, d'une nuance neutre et morte, indifférente, qui change avec le temps et le ciel ». Le texte lotien est un cérémonial de l'image mouvante, qui se fixe ou s'évanouit, s'éclaircit ou se brouille. L'image devient fortement ésotérique, et le voyageur s'en distancie. Loti est tantôt le voyageur qui recule devant l'image, tantôt le poète qui fend et se confond avec ses images et son écriture. Les comparaisons et les métaphores traduisent une image qui se cherche,se refuse à une seule représentation. La rencontre originale entre ce qui est et ce qui semble être corrobore à une peinture de l'image dans ce qui lui est mystérieux et indicible.L'écriture lotien ne est la mise en perspective du caché et du dévoilé dans les reliefs d'une représentation polychrome et informe. Les moments lyriques ouvrent le chemin à une communication esthétique et sémiotique avec l'image, ils la font parler et s'efforcent de capter sa voix, ses résonances et ses échos.L'écriture lotienne est parfois à l'écoute de l'image, et le regard s'il s'efforce de saisir sa totalité, il le fait à travers ses détails. Tout importe et détient un poids, les mouvements, les rituels, l'espace, le temps. L'image de la ville s'anime par ses mutations, avec ses foules et son vide, ses vestiges et ses vertiges, ses silences et ses cris, sa clarté et son obscurité. Le jeu sur les positions, la luminosité et les points de vue rend l'image dans ce qui lui est sacré et inviolable, et dans ce qui lui est profane et représentable. L'écriture anime des sensations qui débordent des limites de l'image, transcrit une réalité parallèle mais fluctuante qui est celle de la sensation.Pendant la nuit ou pendant le jour, sous la pluie ou sous le soleil,l'image de cette ville s'impose d'elle-même au lecteur,alterne ses impressions et l'invite à renouveler constamment ses paramètres de sensibilité. Moments de déception, moments d'enchantement, ou moments de métissage et de brouillage entre les visions, voilà ce qui fait la richesse de l'écriture de Loti qui glisse insensiblement du témoignage au lyrisme, dans le plaisir constant d'une véritable poétique de l'alternance et du possible.
Conclusion
12 Si le texte lotien permet un glissement facile dans une interprétation qui glose sa dimension idéologique, il est également le texte qui invite à penser ses paramètres esthétiques.Si Loti s'inscrit dans un exotisme traditionnel où l'écrivain ne s'efface pas devant son modèle, se met au centre de son tableau, et dit ce qu'il a senti en présence de l'inattendu,sans révéler ce que ces gens et ces choses pensaient en eux-mêmes et d'eux, l'écriture de Loti est le moment d'un foisonnement de l'image dans ses différents aspects, de la sensation balisée ou laissée à son état pur. La dialectique de l'image collective et de la vision personnelle est ce qui fait la richesse du texte lotien. Par une écriture tâtonnante qui hésite, se libère ou se limite, l'écriture de Loti est un moment où l'image se déconcerte par un regard qui effectue un jeu sur le pensé et le non pensé ou l'impensé, le consistant et le fluctuant traduisant ainsi un moment fort de l'émotion esthétique.
Université Sidi Mohamed Ben Abdellah
Références Bibliographiques
Victor,SEGALEN (1999), Essai sur l'exotisme ,Paris, Editions Livre de Poche. Pierre, LOTI (2O17), Au Maroc, Paris, collection Classiques Arthaud.Victor, SEGALEN(1982), Stèles, 2ème éd,commentée et argumentée, Paris, Mercure de France.
Notes
Pour citer cet article :
SENIHJI, Marieme, "L'exotisme lotien : entre idéologie et esthétique", url https://www.marocagreg.com/opinaverba/articles/2020/SENIHJI-Marieme-exotisme-lotien-entre-ideologie-esthetique.php
Article publié le: 23/06/2020
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Article publié le: 23/06/2020