Temps sagittal et temps cyclique


marocagreg (Admin) [2241 msg envoyés ]
Publié le:2013-09-16 20:21:04 Lu :3289 fois
Rubrique :CPGE  


Temps sagittal et temps cyclique
Notre existence est rivée au temps qui passe, matrice façonnée par tous les modes de jugement possibles et imaginables : par l'immanence des choses qui nous paraissent immuables ; par le retour cosmique des jours et des saisons ; par des événements isolés - telle bataille, telle catastrophe naturelle ; par l'apparente directivité de la vie (naissance, croissance, décrépitude, mort et décomposition). Au milieu de cette complexité bourdonnante, interprétée de manières si variées par les différentes cultures, les traditions judéo-chrétiennes se sont efforcées de comprendre le temps en jouant des deux extrêmes d'une dichotomie relative à la nature de l'histoire, avec une adresse de jongleurs et d'équilibristes. Dans nos traditions, ces deux pôles ont attiré l'essentiel de notre attention parce que chacun d'eux recèle un thème inséparable de notre interprétation logique et psychologique de l'histoire et de sa double exigence d'unicité et de légitimité, l'une pour établir la distinction des moments dans le temps, l'autre pour fonder l'intelligibilité (la permanence des lois naturelles).
À l'un des extrêmes de la dichotomie - je l'appellerai le temps sagittal -, l'histoire est perçue comme un enchaînement irréversible d'événements qui ont lieu une seule fois. Tout moment occupe sa propre place dans une série temporelle, et l'ensemble des moments pris dans une séquence particulière raconte l'histoire d'événements reliés et se déroulant dans une direction déterminée.
À l'autre extrême - je l'appellerai le temps cyclique -, les événements perdent leur qualité d'épisodes distincts et de causes affectant l'histoire contingente. Les états fondamentaux sont immanents au temps, toujours présents et immuables. Les mouvements apparents font partie de cycles répétés, et les différences du passé seront les réalités du futur. Le temps n'a pas de direction.
Je n'énonce ici rien d'original. Ce contraste a été souligné tant de fois, et par tant de distingués savants, qu'il est quasi devenu (eu égard à l'authentique lumière qu'il projette) un lieu commun de la vie intellectuelle. Il est également de coutume - et c'est aussi bien le centre de ce livre - de signaler que les traditions judéo-chrétiennes se sont appliquées à assimiler les éléments essentiels de ces deux pôles contradictoires, et que le temps sagittal et le temps cyclique figurent avec une égale importance dans la Bible.
Le temps sagittal fournit une métaphore fondamentale à l'histoire biblique. Un beau jour, Dieu crée la terre. Il révèle à Noé le moyen de réchapper à une inondation exceptionnelle, grce à une arche unique en son genre, puis Il transmet ses commandements à Moïse en un instant bien particulier, et Il envoie Son fils dans un endroit très précis à un moment bien défini mourir sur la croix et ressusciter au troisième jour. Nombre d'érudits ont bien vu que le temps sagittal constituait l'apport le plus important et le plus distinctif du judaïsme, car la plupart des autres systèmes de pensée, antérieurs aussi bien que postérieurs, ont au contraire privilégié l'immanence du temps cyclique aux dépens de l'enchaînement de l'histoire linéaire.
Mais la Bible distingue aussi l'existence d'un courant de fond charriant des éléments empruntés au temps cyclique. L'Ecclésiaste, plus particulièrement, invoque allégoriquement les cycles solaire et hydrologique pour illustrer à la fois l'immanence de l'état naturel («Rien de nouveau sous le soleil») et la vanité de l'opulence et du pouvoir, puisque dans un monde de récurrence les riches ne peuvent que s'appauvrir (Vanitas vanitatis) :
Le soleil se lève, le soleil se couche, il se hte vers son lieu et c'est là qu'il se lève. Le vent part au midi, tourne au nord, il tourne, tourne et va, et sur son parcours retourne le vent. Tous les fleuves courent vers la mer, et la mer n'est pas remplie. Vers l'endroit où coulent les fleuves, c'est par là qu'ils continueront de couler. Toute parole est lassante ! Personne ne peut dire que l'oeil n'est pas rassasié de voir, et l'oreille saturée par ce qu'elle a entendu. Ce qui fut cela sera, ce qui s'est fait se refera et il n'y a rien de nouveau sous le soleil. (Ecclésiaste I, 5-9.)
Bien que dans le texte fondamental de notre culture les deux concepts coexistent, il n'est guère douteux que la notion familière, ou «normale», de flèche temporelle soit aujourd'hui celle de la plupart des Occidentaux cultivés. Cette métaphore, dominante dans la Bible, n'a fait que se consolider depuis et a connu un regain de faveur grce aux idées de progrès qui ont sous-tendu nos révolutions scientifique et technologique à partir du XVII
e siècle. Dans un ouvrage récent sur le temps, Richard Morris écrit :
Les peuples de jadis croyaient que le temps était cyclique par nature [.]. En revanche, nous concevons généralement le temps comme une entité s'étendant selon une ligne droite se prolongeant dans le passé et dans l'avenir [.]. Le concept de temps linéaire a exercé de profonds effets sur la pensée occidentale. Sans lui, il serait impossible de concevoir l'idée de progrès ou de parler d'évolution cosmique ou biologique. (1984, 11.)
Quand je soutiens que le temps sagittal répond à notre vision habituelle de la durée, quand j'affirme que la notion de moments identifiables à l'intérieur d'une suite irréversible est la condition préalable et sine qua non de l'intelligibilité, vous remarquerez que j'expose un avis sur la nature des choses qui s'en tient et à la culture et à la temporalité. Comme le fait remarquer Mircea Eliade dans le plus grand des livres contemporains sur le temps sagittal et le temps cyclique, Le Mythe de l'éternel retour (1949), tout au long de l'histoire les hommes ont pour la plupart tenu ferme à la notion de temporalité cyclique et ont considéré le temps sagittal ou bien comme un concept inintelligible, ou bien encore comme le dispensateur d'une horrible épouvante. (Eliade intitule d'ailleurs la dernière partie de son livre «La terreur de l'histoire».) Dans leur grande majorité, les cultures ont répugné à accepter la notion selon laquelle l'histoire ne porte en elle aucune stabilité permanente, selon laquelle aussi les hommes (par leurs actions belliqueuses) ou les événements naturels (par les cataclysmes et disettes qu'ils provoquent çà et là) seraient les reflets de l'essence même du temps et non point les résultantes d'anomalies que l'on peut conjurer ou amener à résipiscence par la prière et le rite. Le temps sagittal est le produit spécifique d'une culture répan-due de nos jours à travers le monde entier, et qui a particulièrement bien «réussi», numériquement et matériellement parlant à tout le moins. «L'intérêt pour l''irréversibilit逝 et la 'nouveaut逝 de l'histoire est une découverte récente dans la vie de l'humanité. En revanche, l'humanité archaïque [.] se défendait autant qu'elle le pouvait, contre tout ce que l'histoire comportait de neuf et d'irréversible.» (Eliade, 1949, 63-64.)
Je reconnais volontiers que temps sagittal et temps cyclique sont non seulement liés aux cultures, mais qu'ils sont réduits à des notions passe-partout applicables aux attitudes d'esprit les plus complexes et les plus diverses. Eliade montre en particulier que chacun des pôles de cette dichotomie amalgame au moins deux acceptions différentes, assurément corrélées par leur essence, mais présentant d'importantes dissemblances. Ainsi, le temps cyclique peut faire référence à la permanence authentique et immuable, ou encore à la structure immanente (ce qu'Eliade appelle «archétype et répétition»), ou au contraire à des cycles récursifs d'événements dissociables se répétant avec régularité. De la même façon, la conception qui était celle des anciens Hébreux, pour qui le temps sagittal se ramenait à un fil d'événements uniques tendu entre deux points fixes - la création et la fin du monde -, se distingue passablement du concept plus tardif de direction inhérente (celui, ordinairement, du progrès universel, mais qui parfois veut dire course irrévocable vers la destruction, comme en témoigne l'expression «mort thermique» chère aux catastrophistes du temps de Lyell, qui prophétisaient l'acheminement de la terre vers le degré zéro de ses activités thermo-dynamiques, conséquence du refroidissement progressif de sa masse depuis son état de liquéfaction originel). Unicité et directivité sont l'une et l'autre incluses dans l'idée moderne du temps sagittal, il n'empêche qu'on les a vues surgir à différentes époques et dans une disparité de contextes.
Stephen Jay Gould, Aux racines du temps
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Ahhhh!!!
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Puisque vous n'avez pas encore envie
Félicitations

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