Sapir: la parole et la pensée


abdeslam slimani (Prof) [345 msg envoyés ]
Publié le:2012-05-15 21:17:39 Lu :3675 fois
Rubrique :CPGE  

Une question s'est souvent posée : la pensée est-elle possible sans la parole? et même, la parole et la pensée ne sont-elles pas que deux aspects du même processus psychique? La question est d'autant plus difficile à résoudre qu'elle a été entourée de malentendus. Tout d'abord, il est bon d'observer ceci : que la pensée exige ou non le symbolisme, c'est-à-dire la parole, l'ensemble du langage n'est pas toujours indicateur d'une pensée. Nous avons vu que l'élément linguistique typique est l'étiquette d'un concept; il ne s'ensuit pas que le langage soit toujours ou surtout employé pour exprimer des concepts. Dans la vie ordinaire nous ne nous occupons pas tant de concepts que de cas concrets et de rapports particuliers. Quand je dis par exemple «j'ai fait un bon déjeuner ce matin», il est clair que je n'éprouve pas les angoisses d'un travail intellectuel laborieux et que je n'ai à exprimer qu'un souvenir agréable traduit symboliquement par une expression très courante. Chaque élément de la phrase incarne un concept séparé, ou un rapport entre concepts, ou les deux combinés, mais la phrase en elle-même n'a nullement traduit un concept unique. C'est à peu près comme si une dynamo, capable de fournir assez de courant pour actionner un ascenseur, était mise en marche presque exclusivement pour alimenter la sonnette électrique de la porte d'entrée. Ce parallèle est plus évocateur qu'il ne le paraît tout d'abord: le langage peut être considéré comme une machine propre à toutes sortes d'usages psychiques ; non seulement son courant suit les méandres les plus cachés de la conscience, mais il les suit à des niveaux différents, s'étendant depuis la phase intellectuelle qui est dominée par des images particulières jusqu'à celle où les concepts abstraits et leurs rapports sont les seuls objets de l'attention concentrée, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'on appelle ordinairement le raisonnement. Ainsi, seule la forme extérieure du langage est constante; son sens intérieur, sa valeur psychique, son intensité, varie librement selon l'attention, ou selon les inclinations de l'esprit, et aussi (est-il besoin de le dire) selon le développement intellectuel général. Du point de vue du langage, la pensée peut se définir comme étant le contenu latent, ou le potentiel le plus élevé de la parole, le contenu qu'on peut découvrir en donnant à chacun des éléments du langage parlé sa plus haute valeur de concept. Cela que le langage et la pensée ne sont pas strictement coexistants, tout au plus le langage peut-il être seulement la facette extérieure de la pensée sur le plan le plus élevé, le plus général de l'expression symbolique. Pour traduire notre idée un peu différemment, le langage est avant tout une fonction extrarationnelle ; il travaille humblement à s'élever jusqu'à la pensée qui est latente dans ses formes et dans ses classifications, et qui peut, à l'occasion, y être discernée ; il n'est pas, comme on le croit généralement a priori, avec assez de naïveté, l'étiquette finale dont on décore la pensée parfaite.

La plupart des gens à qui l'on demanderait s'ils peuvent penser sans parler, répondraient probablement «oui, mais il ne m'est pas facile de le faire; cependant, je sais que cela se peut». Le langage ne serait-il donc qu'un vêtement? mais plutôt qu'un vêtement n'est-il pas une route tracée ou un sentier battu ? Il est en réalité probable que le langage est un instrument destiné primitivement à être utilisé sur un plan beaucoup plus bas que celui des concepts, et que la pensée s'en élève comme une interprétation raffinée de son contenu.

Le produit croît, si l'on veut, en même temps que ses facteurs, et la pensée peut fort bien n'être plus concevable dans sa genèse et son exercice quotidien sans la parole, que n'est possible le raisonnement mathématique dépourvu de ses symboles appropriés. Personne ne va croire que même le plus difficile des problèmes mathématiques dépend de par sa nature d'un jeu arbitraire de symboles, mais il est impossible de supposer que l'esprit humain est capable de concevoir ou de résoudre ce problème sans les symboles. L'auteur de ces lignes est, quant à lui, fermement persuadé que l'idée chère à bien des gens, selon laquelle ils peuvent penser et même raisonner sans langage, est une illusion. L'illusion semble due à de nombreux facteurs : le plus simple, de ces facteurs est que nous sommes incapables de faire une distinction entre l'image et la pensée. En réalité, aussitôt que nous plaçons une image dans une relation consciente avec une autre, nous nous surprenons à former silencieusement toute une suite de mots. On considère la pensée comme une zone naturelle séparée de la zone artificielle du langage : à notre avis, celui-ci serait plutôt la seule route connue pour mener à la zone de la pensée. L'illusion que la pensée puisse se passer du langage a encore une autre source : il nous est impossible de comprendre que le langage n'est pas identique à son symbolisme auditif. Ce symbolisme auditif peut être remplacé, point par point, par un symbolisme moteur ou visuel (bien des gens peuvent lire, par. exemple, d'une manière purement visuelle, c'est-à-dire sans l'intermédiaire d'une suite d'images auditives qui correspondent aux mots écrits ou imprimés), ou par d'autres types de communication plus subtils et délicats qui ne sont pas aussi faciles à définir. Donc la supposition que l'on pense sans langage, simplement parce qu'on ne se rend pas compte de la coexistence 'images auditives, est en vérité bien peu valable. On peut aller jusqu'à soupçonner que l'expression symbolique de la pensée se situe, dans certains cas, en dehors des limites de la conscience; dans ce cas, le sentiment qu'on a d'une pensée libre, non attachée au langage, est (pour certains types d'esprit) justifiée, mais seulement relativement.

D'un point de vue psycho-physiologique, cela signifierait que les centres auditifs ou visuels du cerveau, en même temps que les centres d'association appropriés, qui correspondent à la parole, sont affectés si légèrement pendant le processus de la pensée, qu'ils le sont inconsciemment. Ce serait là un cas exceptionnel : la pensée chevauchant légèrement sur les hauteurs qui limitent la parole, au lieu de s'avancer tranquillement avec elle, la main dans la main. La psychologie moderne nous a montré avec quelle puissance le symbolisme s'empare du subconscient. Il est donc plus facile de comprendre aujourd'hui qu'il y a deux cents ans, que la pensée la plus intangible peut fort bien n'être que la contrepartie consciente d'un symbolisme linguistique inconscient.

Encore un mot au sujet des rapports entre le langage et la pensée. Le point de vue que nous avons développé n'exclut nullement la possibilité que la progression du langage soit fortement tributaire du développement de la pensée. Nous pouvons présumer que le langage s'est formé extra-rationnellement; nous ignorons exactement comment, et à quel stade précis de l'activité mentale, mais nous ne devons pas imaginer qu'un système de symboles linguistiques très Perfectionné se soit constitué avant la genèse des concepts distincts et de la pensée qui utilise ces concepts. Croyons plutôt que les processus de la pensée se firent jour comme une sorte de débordement psychique presque au début de l'expression linguistique; bien plus : que le concept une fois défini a réagi forcément sur la vie de son symbole, encourageant son développement ultérieur. Nous voyons s'effectuer sous nos yeux ce procédé complexe des réactions réciproques du langage et de la pensée : l'instrument rend possible le produit, mais le produit perfectionne l'instrument. L'apparition d'un concept nouveau est toujours accompagnée de l'emploi plus ou moins faussé ou étiré du vieux matériel linguistique; le concept n'acquiert une vie distincte et indépendante que lorsqu'il a trouvé une enveloppe linguistique bien à lui. Dans la plupart des cas, le nouveau symbole n'est qu'une forme rebrodée sur le vieux canevas linguistique déjà existant, selon des plans établis par des antécédents despotiques. Aussitôt que le mot est créé, nous sentons instinctivement, avec un certain soulagement, que le concept prend pour nous une forme maniable. Ce n'est qu'en possédant le symbole que nous nous sentons détenteurs 'une clé qui livre le sens précis du concept. Serions-nous si prêts à mourir pour la «liberté», si disposés à lutter pour notre «idéal», si ces mots ne résonnaient pas en nous? Et le mot, nous le savons, n'est pas seulement une clé, il peut aussi être une entrave.

Edward Sapir,  Le langage. Introduction à l'étude de la parole(1921)

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