Plutarque: "certains flatteurs emploient le procédé des peintres"


abdeslam slimani (Prof) [345 msg envoyés ]
Publié le:2012-05-25 11:10:00 Lu :1594 fois
Rubrique :CPGE  


Certains flatteurs emploient le procédé des peintres, qui font ressortir les parties brillantes et lumineuses d'un tableau en plaçant près d'elles des ombres et des teintes foncées. Ainsi, par cela même qu'ils blment certaines façons d'agir toutes contraires et qu'ils les réprouvent en termes pleins d'invectives, de mépris et de dérision, ils louent et ils entretiennent, sans que l'on s'en aperçoive, les vices de ceux qu'ils flattent. La modération, en effet, est blmée par eux comme étant de la rusticité, quand ils ont affaire à des hommes débauchés, avides, malfaisants et enrichis par des moyens honteux et coupables; le contentement de sa position, l'esprit de justice sont appelés par eux pusillanimité, impuissance d'agir. Mais s'ils se trouvent avec des gens paresseux, désœuvrés, et qui redoutent de se trouver au milieu de l'administration, ils n'ont pas honte de dire que ceux qui s'occupent de politique se donnent bien du mal pour les affaires des autres; et le désir des postes honorables est traité par eux de gloriole inutile. Quelquefois la flatterie consiste à traîner devant un orateur les philosophes dans la boue; à se faire bien venir des femmes sans pudeur en se moquant de celles qui n'ont pas d'amoureux et qui chérissent leur mari, et en disant de ces dernières que ce sont des créatures étrangères à toute grce et mal apprises. Mais ce qui est d'une perversité plus grande chez le flatteur, c'est qu'il ne s'épargne pas lui-même. Car, ainsi que le lutteur se baisse afin de donner un croc-en-jambe à son adversaire, ainsi, en se blmant, le flatteur glisse en dessous, et arrive, par ses éloges et son admiration, jusqu'à celui qu'il veut tromper. «Sur mer je suis plus peureux que le dernier esclave; je perds courage devant la fatigue ; à entendre des paroles mal sonnantes je deviens furieux : mais celui-ci, ajoute-t-il, «ne s'épouvante de rien, rien ne lui semble pénible; c'est un homme particulier: il supporte tout avec douceur et sans jamais en prendre du chagrin." Si, d'aventure, le personnage se regarde comme doué d'une profonde sagesse, s'il veut se donner pour un homme austère, irréprochable, que, dans une intention droite du reste il jette toujours ces paroles : "N'outrez à mon égard le blme ni l'éloge, Fils de Tydée ..." ce ne sera point par cette voie que notre maître flatteur l'attaquera. Il usera à son égard d'une autre manœuvre. «Il est venu, dira-t-il à sa dupe, lui demander des conseils pour ses propres affaires, parce qu'il a besoin de s'adresser à quelqu'un de plus sage et de mieux avisé que lui-même. Sans doute il a d'autres amis avec lesquels il est plus familier; mais il y a nécessité absolue à ce qu'il l'importune. Et il ajoute : Où trouverons-nous un refuge, nous qui avons besoin de conseils? A qui nous sera-t-il possible de nous fier?" Puis, quand il a entendu ce que l'autre a dit, il se retire, quoi que ce puisse être, en proclamant qu'il a reçu un oracle et non pas un conseil. S'il a remarqué que notre homme s'attribue un certain mérite littéraire, il lui remet quelque œuvre de sa propre composition, en le suppliant de la lire et de la corriger. Comme le roi Mithridate aimait la médecine, quelques-uns de ses courtisans lui présentaient leurs membres à tailler ou à cautériser. C'était une flatterie de fait et non de parole : car aux yeux du monarque la confiance qu'ils lui témoignaient était une preuve de son habileté. "La puissance des dieux emprunte bien des formes"; mais ce genre d'éloges dissimulés demande les précautions les plus adroites pour être pris sur le fait. On y parviendra si l'on formule tout exprès devant le flatteur les conseils, les propositions les plus étranges et les corrections les plus déraisonnables. Comme il ne contredit jamais rien, qu'il approuve tout, qu'il accepte tout, et qu'à chaque proposition il s'écrie : «Bien ! Parfait !" on reconnaîtra jusqu'à l'évidence "Qu'en feignant de vouloir prendre le mot du guet Il songe, dans le fond, à son seul intérêt," c'est-à-dire, qu'il veut uniquement louer le personnage jusqu'à l'en faire crever d'orgueil.
Autre chose encore. Comme quelques-uns ont défini la peinture une poésie muette, pareillement il y a des éloges qui proviennent d'une muette flatterie. Car, de même que les chasseurs trompent mieux le gibier s'ils ont l'air de ne pas chasser, et s'ils feignent de suivre leur chemin, de faire paître un troupeau ou bien de labourer; de même les flatteurs atteignent mieux au but que se proposent leurs éloges s'ils semblent ne pas louer, mais faire autre chose. Céder soit son lit à table, soit son siége à celui qui survient, s'arrêter au milieu d'un discours débité devant le peuple ou le Sénat si l'on voit qu'un des riches veuille parler, renoncer immédiatement à la parole pour qu'il la prenne et descendre de la tribune, c'est montrer par son silence bien plus énergiquement que par tous les cris du monde combien on reconnaît la supériorité et la haute raison du personnage. Aussi peut-on voir les flatteurs s'emparer des premiers siéges dans une assemblée où l'on doit parler et dans les thétres. Ce n'est pas qu'ils s'estiment dignes de ces places, mais ils ont ainsi occasion de flatter les riches en se levant pour les leur céder. Ils commencent à parler dans une réunion, dans une assemblée, puis ils se retirent, comme en présence d'orateurs plus autorisés qu'eux; et ils se rangent sans difficulté à l'avis contraire si le contradicteur a du crédit, de la fortune, ou du renom. Aussi ne saurait-on se montrer trop sévère pour saisir sur le fait des concessions et des reculades de ce genre. Ce n'est pas à l'expérience, à la vertu, à l'ge qu'ils cèdent la place : c'est à la richesse, c'est au crédit. Dans l'atelier du peintre Apelle un certain Megabyse s'était installé à côté de lui, et il voulut parler sur les lignes et les ombres. «Vois-tu» dit l'artiste, ces petits garçons qui broient mes couleurs'? Ils te regardaient de tous leurs yeux tant que tu ne soufflais mot, et ils admiraient ta pourpre et tes joyaux en or; maintenant ils se rient de toi, depuis que tu t'es mis à discourir sur ce que tu n'as jamais appris». Pareillement Solon : à Crésus qui dans une conversation le questionnait sur le bonheur, il cita comme étant plus fortunés que le roi de Lydie un certain Tellus, obscur citoyen d'Athènes, et les deux frères Cléobis et Biton. Mais aux yeux des flatteurs, non seulement les monarques, les riches, les personnages en place sont, et ils le crient bien haut, heureux et fortunés, mais encore ils possèdent une prudence, une habileté sans égales, et ils ont le premier rang pour tous les genres de mérite.
Plutarque, Comment distinguer le flatteur d'avec l'ami
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