Élie wiesel, tous les fleuves vont à la mer.,


ZINEDDINE Mohamed (?) [34 msg envoyés ]
Publié le:2013-11-10 21:42:13 Lu :1846 fois
Rubrique :CPGE  


Élie Wiesel, écrivain juif de nationalité américaine et de langue française, né en 1928, rescapé du camp de Buchenwald, où ses parents sont morts, a reçu le prix Nobel de la paix en 1986. Il a publié deux volumes de Mémoires. Ce passage est extrait du premier.
" Des Mémoires. Pourquoi cette hte ? Tu devrais attendre un peu. "
Voilà ce que les gens me disent. J'avoue ne pas comprendre. Attendre quoi ? Et jusqu'à quand ? Ils sont étranges, les gens. On n'a pas idée de lier l'ge à la mémoire. J'ai soixante-cinq ans. J'appartiens à une génération obsédée par le souci de tout retenir, de tout transmettre. Pour aucune autre le commandement " Zachor 1, souviens-toi " n'a eu autant d'importance ni autant de signification. Pourquoi donc ne me souviendrais-je pas à voix haute ? D'ailleurs, y a-t-il un ge pour attendre et un autre pour parler ?
" Tu as le temps ", me dit-on. Le temps - combien de temps ? Et pour faire quoi d'ici là ? Laisser l'oubli effacer les dernières traces des victimes ? Explorer la planète en assistant à sa dégradation ? Me divertir en observant les jeux puérils de pantins gonflés de gloire ? Attendre peut-être que je tombe malade ? Ou que j'oublie ?
" Rédiger ses Mémoires, c'est déclarer qu'on tire un trait sur un fragment de sa vie sinon sur sa vie tout entière. " Voilà ce qu'on me répète. Suis-je prêt à tirer ce trait ? À dresser un inventaire définitif ? " Ne te presse donc pas, me conseille-t-on. Cela ne sert à rien de courir trop vite, alors qu'on peut avancer pas à pas, lentement, selon un rythme sûr et régulier. La mémoire ne risque-t-elle pas de se montrer vorace et envahissante, et pire : réconfortante ? Se souvenir, c'est quoi ? C'est faire revivre un passé, éclairer visages et événements d'une lumière noire et blanche, c'est dire non au sable qui recouvre les mots, dire non à l'oubli, à la mort. N'est-ce pas trop ambitieux ?
Je ne suis plus jeune, cela fait des années que je ne le suis plus. Mais j'aimerais reconnaître, retrouver sinon l'angoisse et l'exaltation qui, autrefois, emplissaient mon être, au moins le chemin qui y conduit. Comme tout le monde, j'ai cherché, trouvant parfois et, parfois, ne trouvant rien ; comme tout le monde, j'ai aimé et cessé d'aimer ; j'ai fait du mal et du bien, ri à voix haute et pleuré en silence ; comme tant d'autres, j'ai laissé ma pensée s'égarer pour me ramener un brin de chagrin ou de plaisir.
On me conseille la prudence, on insiste sur la nécessité de prendre du recul. Soit, je ne dirai pas tout, tout de suite, d'un seul tenant. Je m'arrêterai au milieu. À Jérusalem, au moment où. Bon, attendons.
Dans un prochain volume, si Dieu me prête vie, je raconterai d'autres événements et d'autres rencontres : brouilles et alliances, activités politiques et humanitaires, mes débuts d'universitaire, la guerre du Kippour 2, Ronald Reagan et son malheureux voyage à Bitburg 3, les colères du chasseur de nazis Simon Wiesenthal, l'amitié avec François Mitterrand et avec le cardinal Jean-Marie Lustiger, le prix Nobel et ses conséquences bonnes et désagréables, les dépositions aux procès Lubavitch et Safra, l'affaire Attali à propos de Verbatim, le musée de l'Holocauste à Washington, les voyages en Afrique du Sud et en ex-Yougoslavie, les missions en Pologne, à la frontière cambodgienne, en URSS, la guerre du Golfe. Dans mon journal, les pages sont noircies, il suffit de les arracher.
Mais on me dit : écrire ses Mémoires, c'est prendre un engagement, conclure un pacte spécial avec le lecteur. Cela implique une promesse, la volonté de tout lui révéler, de ne rien omettre ni dissimuler. En es-tu capable, dis ? Tu crois vraiment, dis, que tu seras en mesure de tout raconter, de tout déballer ? Les femmes que tu as aimées un an ou une nuit ? Les gens qui t'ont aidé, ceux qui t'ont dénigré ? Les projets grandioses et les intrigues mesquines ? Les amitiés vraies et celles qui ont éclaté comme des bulles de savon ? Les aventures fécondes et les déceptions ? Les enfants morts de faim, les vieillards aveugles de douleur ? N'as-tu pas toi-même écrit qu'il existe des expériences incommunicables ; que certains événements, aucun mot ne peut les rapporter ; qu'il arrive de ne pas avoir les mots pour dire ce qu'on n'a pas le droit de taire ? Alors, comment vas-tu t'accommoder de cette contradiction, dis ?
Élie WIESEL, Tous les fleuves vont à la mer., Seuil, 1994.
1. Zakor : en hébreu " souviens-toi ", injonction souvent répétée dans la Bible. - 2. Guerre du Kippour : guerre qui a eu lieu entre l'Égypte et Israël, en octobre 1979 - 3. Bitburg : en 1985, Reagan visite le cimetière militaire allemand, où se trouvent aussi des tombes de SS.
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