Ecole Normale Supérieure - Meknès

Département de Langue et de Littérature françaises

Mémoire pédagogique 2ème année agrégation

La parodie dans

L'Autre monde ou les Etats et Empires de la lune de Cyrano de Bergerac

préparé par:

sous la direction:

Mohamed Hich-chou

Fouad Mehdi

année universitaire : 2005-2006

dédicace

pour vous mes parents, qui m'avez toujours appris que l'homme actif est celui qui supporte plus impatiemment l'ennui que le travail

remerciements

je tiens à remercier très vivement dr. fouad mehdi pour ses précieux conseils, ses remarques pertinentes et son suivi constant.

mes remerciements vont également à ferdaouss, radouane, hafid, ainsi qu'au corps professoral de l'ecole normale supérieure de meknès et tous ceux qui ont participé de près ou de loin dans la réalisation de ce travail

«puisqu'on ne peut être universel et savoir tout ce qu'on peut savoir sur tout, il faut savoir un peu de tout. car il est bien plus beau de savoir quelque chose de tout que de savoir tout d'une chose; cette universalité est la plus belle».

Pascal, pensées

introduction

un net regain d'intérêt se manifeste aujourd'hui à l'égard de Cyrano de Bergerac (1619-1655). cette attention renouvelée est salutaire pour l'auteur et l'oeuvre, avec qui le contact direct peut briser le carcan d'une légende réductrice et tenace; pour la connaissance de la littérature du xviie siècle, dont les écrits de Cyrano éclairent des aspects trop peu mal connus; salutaire enfin et surtout pour le lecteur,qui trouve désormais à sa disposition une oeuvre où le sollicitent la verve et la fantaisie créatrice, la hargne polémique et le désir de liberté d'un livre penseur romancier, épistolier dramaturge et, fondamentalement, poète.

comme la grande majorité des écrivains de son temps, Cyrano est polygraphe, et comme eux, il suit la mode. il pratique les genres en vogue: mazarinades, durant la fronde; lettres, quand l'art épistolaire est au coeur de l'actualité; tragédie... de même, comme beaucoup de ses confrères, il s'adonne aussi bien au style burlesque (pédant joué, 1645) qu'au style noble (mort d'agrippine, 1945). mais de façon remarquable, il passe d'un genre à l'autre, d'un ton à un autre, sans entreprendre d'exploiter de façon un peu suivie une même veine. la polygraphie devient chez lui, plutôt qu'une conformité à la mode du moment, la démarche d'une exploration des divers registres de la symbolique littéraire, le signe et le moyen d'une recherche qui se joue sur un autre plan. la littérature est ainsi, pour Cyrano, et comme essayera de montrer cette réflexion, une quête de la liberté, et son oeuvre peut se lire comme une série de mises en cause du principe d'autorité.

l'oeuvre romanesque de Cyrano est, dans ce sens, le lieu où convergent des modèles intellectuels diversifiés. la renvoi implicite ou explicite à d'autres livres constitue un des fils conducteur de la trame romanesque cyranienne. la signifiance de l'écriture n'est d'ailleurs atteinte qu'à travers la reconstruction ou même la déconstruction d'un modèle antérieur dans une visée comique, ludique ou satirique. cette reproduction a un nom: la parodie. en effet, l'oeuvre la plus connue de Cyrano, l'autre monde ou les etats et empires de la lune (1657)(1), est constamment parsemée de références religieuses, philosophiques et même littéraires. le voyage interplanétaire devient, dès lors, un simple prétexte pour procéder à une relecture intelligente mais souvent railleuse de l'épistémè humaine à travers ses multiples facettes.

l'écriture parodique, sous la plume de Cyrano, embrasse plusieurs domaines. ainsi, en matière de religion le récit biblique offre un large éventail de relectures qui vont du simple comique hilarant à la parodie incisive. quant au domaine philosophique, Cyrano le parcourt tous azimuts dans l'objectif de critiquer une théorie, ou chanter les mérites d'un philosophe ou même pour blâmer un autre. toutefois, c'est de la littérature qu'il s'agit dans les e.e.l. bien avant tout. une réflexion sur les genres littéraires et une relecture brève et éclectique de textes célèbres témoignent d'un engouement pour l'imagination et l'invention.

par ailleurs, la pratique parodique dans l'oeuvre de Cyrano ne peut faire mouche sans la présence d'une touche de liberté. l'écriture devient à cet égard un moyen pour se poser dans le refus et pour ouvrir la porte de l'imaginaire. ainsi, un maniement subtil des tonalités et un investissement malicieux des topoï de l'écriture utopique ont pour corollaire une fiction porteuse non pas d'un projet au monde, mais plutôt d'une volonté libératrice. parodier pour cet auteur inclassable, c'est offrir à un lecteur actif une oeuvre qui se refuse aux étiquettes et qui accepte de recevoir, en premier lieu, toutes les doctrines avant de les contester. ce conte dit «philosophique» devient par conséquent un long débat sur l'homme et le savoir.

cependant, si la lecture d'un texte reste toujours une aventure, celle de l'oeuvre cyranienne l'est encore bien plus qu'une autre. le retour du discours parodique sert souvent de pierre d'achoppement devant l'interprétation. ne serait-il donc pas légitime de se demander comment la pratique parodique dans les e.e.l., loin de nuire à la cohérence et à la lisibilité du texte le présente comme une nouvelle méthode pour philosopher, une forme inédite d'écriture? ainsi, la réflexion sur la parodie dans l'oeuvre de Cyrano doit passer, tout d'abord, par une exploration des divers champs intellectuels revisités par cette réécriture. laquelle réflexion permettra, ensuite, de saisir les spécificités d'une écriture marquée au sceau de la liberté et même parfois de la subversion.

première partie

la parodie et ses modèles dans

les etats et empires de la lune

la pratique parodique chez Cyrano ne se réduit pas à un domaine bien délimité. elle concerne divers modèles embrassant à la fois le religieux, le philosophique et le littéraire. mais, là où la reproduction d'un épisode du récit biblique ou d'une thèse scolastique est toujours marquée d'une teinte burlesque, la récriture de la littérature dite «libertine» vise plutôt à percer à jour ses richesses. la visée de la parodie varie donc dans les e.e.l pour esquisser le profil d'un auteur réfractaire se situant souvent en dehors de toute étiquette et de toute acceptation doctrinale.

1- parodie de la religion:

Cyrano meurt en 1955 à sannois en bon chrétien selon le curé du lieu. cependant, cette conversion est aux antipodes de la libre pensée et de l'athéisme prêchés par cet auteur. les e.e.l. marque justement cette ambiguïté quant à la position religieuse de Cyrano. en effet, le voyage à la lune, comme point de départ de la trame narrative, reste tout d'abord une sorte d'ascension vers un univers paradisiaque. la rencontre du narrateur, appelé dyrcona(2) dans les etats et empires du soleil, avec adam et d'autres prophètes, reflète l'aspect sacré de cette mission. le narrateur profite de cette rencontre pour présenter une version parodiant le récit biblique et en l'occurrence le péché originel. par ailleurs, malgré ses déclarations de croyance en dieu, Cyrano apparaît clairement comme matérialiste et athée. le fils de l'hôte, personnage en qui certains critiques voient le porte-parole de Cyrano, fait profession d'athéisme devant les autres philosophes dans des termes sans obscurité. cet embrouillement volontaire trahit un parti pris de liberté et de libre choix. ne serait-il pas intéressant donc de se demander comment la parodie du discours religieux, en prêchant la liberté, échappe aux ressorts de toute doctrine contraignante? Cyrano esquisse ici un tableau harmonieux du «paradis terrestre». lequel tableau rappelle au lecteur l'univers édénique où évoluent adam et eve. en mêlant sérieux et burlesque, le narrateur parodie la version originale du péché originel. le débat sur l'existence de dieu finit sur l'apologie d'une religion de la liberté.

a- le «paradis terrestre» de Cyrano:

le voyage pour le narrateur est un argument probant pour trancher le débat sur la nature de la lune. la description de ce locus amoenus le rapproche davantage de l'eden biblique. dyrcona se transforme donc en une sorte de prophète chargé de transmettre un discours religieux aux lecteurs.

c'est lors de son second envol que dyrcona arrive à la lune. il tombe sur l'«arbre de vie» et apprend grâce à elie, prophète juif présenté dans le texte comme un adolescent, qu'ilest arrivé au «paradis terrestre ». la beauté de ce lieu incite le narrateur à le prendre pour «une mer qui n'offre point de rivage »(3). cette métaphore exprime non seulement l'immensité du lieu mais aussi fait joindre le ciel à la terre dans l'horizon. ce mouvement vertical n'est pas sans nous rappeler celui des mortels lors du jugement dernier. d'ailleurs, dès l'incipit du roman, cette lune est présentée comme «une lucarne du ciel par où l'on entrevoyait la gloire des bienheureux »(4). Cyrano peut donc d'ores et déjà se vanter d'être élu par dieu pour accomplir cette sacro-sainte mission.

la perception sensorielle de la beauté de ce paradis trahit une jouissance illimitée. la présence des cinq sens dans cette description est un procédé clichéique d'exagération qui débouche, en filigrane, sur une visée ironique. le passage suivant montre justement cette symbiose entre le sens et la matière qui le stimule:

«là de tous côtés des fleurs, sans avoir eu d'autres jardiniers que la nature, respirent une haleine sauvage qui réveille et satisfait l'odorat; là l'incarnat d'une rose sur l'églantier, et l'azur éclatant d'une violette sous des ronces ne laissait point de liberté pour le choix, vous font juger qu'elles sont toutes deux plus belles l'une que l'autre, là le printemps compose toutes les saisons; là...»(5).

la description porte surtout sur les éléments végétaux. la dynamicité de ces éléments trace les contours d'une vie harmonieuse et autarcique. le recours à un style poétique est au diapason de la connotation laudative de la description. l'anaphore, figure poétique par excellence, permet par la reprise de l'adverbe de lieu «là», de marquer le caractère original de ce paradis et renforce, en outre, la distance entre cette contrée et l'univers terrestre. la poéticité du passage est assurée également par la présence d'un alexandrin blanc dans «là le printemps compose toutes les saisons». Cyrano parodie ici, en l'ironisant, la description de l'eden dans la bible. le marquage hyperbolique atteint son paroxysme quand le narrateur investit une tonalité merveilleuse en «recul[ant] sur [son] âge environ quatorze ans»(6).

dyrcona ne fait que suivre ici l'itinéraire des prophètes qui l'ont précédé. c'est dieu qui l'avait aidé à réaliser ce voyage. ainsi, le «tout - sage» avait-il «encore une fois recloué le soleil aux cieux, afin d'éclairer une si généreuse entreprise»(7). ce qui prouve, en outre, le statut sacré du narrateur, c'est qu'il se trouve au paradis terrestre «où n'ont jamais entré que six personnes: adam, eve, enoch, [..] le vieil elie, saint jean l'evangéliste et [dyrcona]»(8). l'imitation du parcours prophétique réside, par ailleurs, dans le conflit du narrateur avec les pères jésuites. ceux-ci, par l'intermédiaire du vice-roi, le prennent pour un «magicien» voire pour un «imposteur». cette accusation est l'élément déclencheur d'une démonstration qui vise l'acquisition d'une « science parfaite [...] au monde de la lune»(9). laquelle démonstration constitue la pierre angulaire du diptyque cyranien.

«et voilà que je me trouve en paradis aux pieds d'un dieu..». telle est la phrase qui programme ce roman. un voyage rocambolesque mène dycrona au paradis terrestre; un lieu d'une beauté utopique. la rencontre avec d'«autres prophètes» permet de mettre en abyme la version parodique du péché originel ainsi que les histoires d'achab, fille de noé, et d'elie.

b) la parodie de la genèse ou le récit yahviste de Cyrano:

dans sa réécriture de la bible, Cyrano suit le récit dit «yahviste». il présente, en le parsemant d'inventions burlesques, des versions imaginaires du péché originel, de l'ascension d'achab à la lune et de la vie d'elie dans le paradis terrestre.

le terme «péché originel» renvoie au récit de la genèse. il relate comment adam et eve transgressèrent la loi divine en mangeant le fruit de l'«arbre de la connaissance du bien et du mal». dans les e.e.l., adam et eve mangent de la pomme défendue. pour échapper à la punition de son créateur, adam «considéra la lune [c'est-à-dire la terre], comme le seul refuge où il se pouvait mettre à l'abri ses poursuites»(10). cependant, avant de rejoindre la terre, «emportés en l'air par des ravissements [...] extatiques»(11), les deux pécheurs sont punis par dieu. en effet, le «tout-sage » punit le serpent qui les avait incités à manger de l'«arbre de vie». dieu «le relégua dans le corps de l'homme»(12). ce serpent est «les boyaux» et son venin n'est que le sperme de l'homme dont «l'enflure [du ventre de la femme] durât neuf mois après l'avoir piquée»(13). par cette métaphore sexuelle, Cyrano semble se moquer du récit biblique.

le récit du péché originel, que nous venons de paraphraser plus haut, dévoile donc la visée ironique de l'auteur. ainsi adam est-il un personnage maudit et renvoyé à la terre après son péché. cette punition, qui anticipe déjà sur la fin du roman(14), est représentée symboliquement par ce mouvement vertical descendant. eve, de sa part, est représentée comme l'autre moitié d'adam, «tirée du corps de son mari», lors de sa descente en terre. par ailleurs, le recours au mythe du serpent consumé, en guise de punition divine pour l'homme, fait écho avec le «serpent andouillique» de rabelais. celui-ci écrit:

«le serpent qui tenta eve était andouillique [...]. encore maintient-on en certaines académies que ce tentateur était l'andouille nommé ithyphalle, en laquelle fut jadis transformé le bon messer priapus, grand tentateur des femmes par les paradis en grec, ce sont jardins en français»(15).

en parodiant l'idée de rabelais, Cyrano mêle, non sans liberté bien entendu, religion et érotisme. elie voit déjà en ce mélange burlesque un acte blasphématoire commis dans un «lieu saint».

elie, prophète hébreu qui vécut en palestine en l'an ix avant j.-c, est un personnage principal dans les e.e.l. il raconte ainsi à dyrcona comment il est arrivé à la lune. a l'aide d'un «chariot de fer», ce prophète entreprend de trouver «le paradis d'adam et l'arbre de sciences». le fruit de cet arbre procure la longévité, mais il est «couvert d'une écorce qui produit l'ignorance dans quiconque en a goûté»(16). certains critiques rapprochent le jus énergétique de cette pomme de celui dont pygmalion humecta sa statue galatée. on remarque, en outre, que par son mouvement ascensionnel à la recherche du savoir et du bonheur, elie rappelle, par une sorte de mise en abyme, l'histoire de dyrcona, héros de l'oeuvre, et celle d'achab, la fille de noé.

«selon la genèse, noé, seul juste parmi la multitude des méchants, échappa au déluge décidé par yahvé. l'arche où il avait pris place avec sa famille et un couple de chaque espèce animale aborda sur un mont, qu'on assimile au mont ararat (en arménie turque)(17). ce mythe n'échappe par aux inventions burlesques de Cyrano. ainsi le narrateur modifie-t-il la version biblique en baptisant achab,fille de noé. alors que ce sont sa femme et ses fils qui accompagnèrent le patriarche hébreu dans son voyage. d'ailleurs, le nom d'achab ne pouvait pas, en hébreu, être attribué à une personne de sexe féminin. le personnage cyranien d'achab est donc parmi ces prophètes qui arrivent au paradis terrestre. la fille de noé est emportée dans un «arche [qui] voyait, dans les cieux à côté de la lune»(18). achab, à l'instar du narrateur, «sout[ient] à cor et à cri qu'assurément c'[est] la lune». a l'aide d'un esquif jeté en mer, cette fille courageuse vogue hors du monde, suivie de toutes les espèces d'animaux et d'oiseaux pour arriver à la lune. elle se maria après à enoch le juste, fils de caïn, venu au paradis terrestre où son grand-père, adam, avait autrefois demeuré.

la parodie de la bible à travers les histoires d'adam, d'elie et de noé n'a pas seulement une visée ironique. le narrateur est en train ici de montrer la justesse de sa thèse. on pourrait même dire que le narrateur entreprend de se hisser au statut d'un prophète. ses inventions, souvent risibles, miment en sourdine une apologie de la liberté. celle-ci deviendra plus palpable dans l'oeuvre lors du débat sur l'existence de dieu.

c- dieu: être ou ne pas être?

il est certain qu'au xviie siècle nul ne peut se poser les questions du monde, de la nature, de la vie et de la mort, de l'homme, hors de tout cadre religieux, et que l'interrogation ultime porte nécessairement sur l'existence de dieu, ses modalités,et ses rapports avec l'homme. Cyrano, d'ailleurs, aurait-il voulu s'en dispenser? le lecteur du roman se fera peut-être difficilement une opinion sur les enseignements des e.e.l. contrairement à ce qui a été communément soutenu par les commentateurs, l'existence de dieu y est beaucoup plus souvent affirmée que niée. «les e.e.l., souligne jacques prévot, sont ceux où l'un des personnages donnait l'impression de mettre en cause trop ouvertement une croyance strictement respectueuse en dieu»(19). rappelons dans cette optique que l'édition de 1657 remplace le «dieu» du manuscrit par la «nature», chaque fois l'établissement d'un rapport trop direct entre dieu et le chou pourrait attenter à sa dignité.

le «fils de l'hôte» est le seul personnage du récit qui fait profession d'athéisme et dans des termes sans obscurité. ainsi répliqua-t-il lors du débat philosophique avec dyrcona et le démon de socrate: «il faut prouver auparavant qu'il [y a] un dieu, car moi je vous le nie tout à plat»(20). pourtant, quelques pages auparavant, le fils de l'hôte avait fait intervenir dieu dans son argumentation mais probablement par commodité rhétorique. ajoutons encore que cette profession d'athéisme s'accompagne d'une réfutation énergique de ce qui deviendra le pari de pascal: «pour pécher, il faut ou le savoir ou le vouloir». ce parti pris de la part de ce jeune philosophe est corroboré par une critique acerbe visant les prêtres. ceux-ci «ont la tête tournée devers le ciel [...] et cherchent pour se plaindre celui qui les a crées» alors qu'il n'a «rien au ciel à qui notre heureuse condition puisse porter envie»(21). madeleine alcover voit en ce mouvement des têtes tournées vers le ciel la parodie satirique du fameux distique d'ovide:

«os homini sublime dedit, coelumque tuer

jussit et erctos ad sider tollere vultus»

«il lui a commandé de contempler les cieux

et hausser son aspect aux astres radieux»(22).

mais, une question s'impose dans cette optique: le fils de l'hôte, s'érige-t-il ici, comme d'aucuns critiques l'ont prétendu, en porte-parole de Cyrano?

Cyrano, à travers le prisme du fils de l'hôte, fait l'apologie de la pensée libre. il rejette en effet, comme dénuées de toute justesse, les affirmations des chrétiens orthodoxes. les hypothèses du fils de l'hôte se suffirent à elles-mêmes et n'obligent pas à recourir à la foi dans ce que les chrétiens appellent «mystère». ainsi s'exprime-t-il: «puisque tout homme est libre, ne lui est-il pas libre de s'imaginer ce qu'il voudra?»(23). cette défense fervente de la liberté d'opinion emploie un argument psychologique qui sera repris par les philosophes du xviiie siècle. on comprendra la portée d'une telle revendication, vers 1650, à la lumière de cet extrait de la doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps (1624) de garasse: «il n'y a rien de plus libre que la créance et qu'il ne faut forcer ou contraindre personne à croire ceci ou cela»(24). selon garasse toujours, cette maxime est la «quintessence de l'athéisme». cependant, à cet athéisme ardent répond la croyance de dyrcona en dieu. en effet, il avoue sans ambages qu'il«admir[e] mille fois la providence de dieu»(25) dans une confession placée subtilement à la fin du texte. la question n'est pas donc tranchée.

la parodie de la religion dans les e.e.l. dévoile l'idéologie de Cyrano. le paradis terrestre, comme toponyme du récit, permet de bâtir un univers biblique déformé. la réécriture de quelques histoires de la genèse, en l'occurrence le péché originel, l'histoire d'elie et le mythe du déluge, dévoile la visée moqueuse du narrateur et donc de l'auteur. cependant, le débat sur l'existence de dieu n'est pas tranché. on pourrait même dire que «les e.e.l. met moins en cause dieu, qui pourrait bien être malgré tout, ou sa création qui, sans doute est toute parfaite, que l'avantage abusif que nous cherchons à en tirer, dans la présomptueuse impuissance de notre savoir»(26). cette oscillation entre la thèse et l'anti-thèse témoigne certes d'une liberté accrue, mais génère, en second lieu, une sorte d'ambiguïté quant au statut de l'auteur. laquelle ambiguïté sera maintenue lors de l'étude de la parodie de la philosophie dans l'oeuvre de Cyrano.

2- la parodie de la philosophie:

les e.e.l. est un conte philosophique. il comporte ainsi des passages à forte teneur philosophique. démontrer est donc la tâche que s'assigne la plupart des personnages. pour ce faire, chaque «philosophe» est appelé à suivre une démonstration purement scientifique tout en défendant ou en critiquant les credo d'une thèse ou même d'un courant philosophique tout entier. de l'épicurisme de lucrèce à celui de gassendi, et du rationalisme d'aristote jusqu'à descartes, l'oeuvre de Cyrano devient le creuset de la philosophie antérieure. certes, souvent les réflexions des personnages tournent en dérision les propos des philosophes antérieurs, mais l'on remarque sans cesse une apologie inconditionnelle de la raison et de son pouvoir. d'ailleurs, c'est grâce à cette arme efficace que le personnage peut défendre, sans aucun complexe, son idée quelque étrange qu'elle soit. il n'est pas, par conséquent, aisé de prendre Cyrano pour un disciple de gassendi ou même pour un détracteur fervent de descartes. on verra donc comment le panégyrique de la raison et du scepticisme permet à l'auteur d'échapper à l'emprise d'une pensée dogmatique et de présenter, du même coup, une nouvelle méthode de philosophie. les e.e.l., comme on vient de le dire, revisite lors des débats entre les différents personnages, les grandes oeuvres de la philosophie antérieure. seuls la qualité d'une argumentation et le maniement subtile des différents types de raisonnement permettent au penseur d'imposer la loi de la raison, sa loi. par conséquent, on remarque qu'en mettant en pratique un projet sceptique, Cyrano refuse de «se blottir» dans une doctrine et plaide ostensiblement pour une pensée libre ou disons pour une liberté de la pensée.

a- les e.e.l. ou la synthèse de la philosophie:

la parodie chez Cyrano ne se limite pas au domaine religieux, mais elle concerne également le discours philosophique. ainsi un ensemble de modèles philosophiques antérieurs est-il revisité et une panoplie d'arguments est-elle subtilement investie dans l'objectif de tourner en dérision toute doctrine fondée sur le dogmatisme et l'a priori. aussi, la glorification de la raison est nettement présente dans ce texte. démontrer devient un processus complexe où seule une raison heureuse peut mener à la vérité, fût-ce au détriment d'un aristote ou même d'un descartes.

le voyage à la lune n'est pour Cyrano et dyrcona qu'un prétexte pour déclencher une réflexion «sérieuse» sur les grandes questions de l'humanité. le livre de cardan(27) devient à cet égard l'énigme présumant l'existence d'une vie dans l'«autre monde». le doute atteint ici son paroxysme. «je ne saurais, déclare dyrcona, m'éclaircir de ce doute, si je ne monte jusqu'au-là? et pourquoi non?» (28). par cette ascension, le narrateur lance un défi de taille: la recherche de la vérité, représentée métonymiquement par son rapport étroit avec la lumière («m'éclaircir»). en outre, le fameux «pourquoi non» devient, selon bérangère parmentier, «la marque d'un refus de laisser brider sa pensée par toute autorité intellectuelle aussi bien que par toute pression sociale, mais ce pourquoi non devient aussi, ajoute-t-elle, le signe du rejet de toutes les contraintes qui pourraient limiter les possibilités d'action»(29). le débat philosophique, en tant que tel, devient une condition sine qua non d'une liberté tout court.

l'exercice de la raison est une autre facette de la liberté à proprement parler. en effet, l'édification d'une société utopique dans l'autre monde est l'occasion pour accentuer l'écart d'avec le monde terrien. là où la «raison du pouvoir» l'emporte sur terre, le «pouvoir de la raison» est le seul critère de la véracité d'un propos dans l'autre monde. d'ailleurs cet éloge est explicitement exprimé lors de la lettre contre les sorciers écrite par Cyrano:

«ni le nom d'aristote plus savant que moi, ni celui de platon, ni celui de socrate, ne me persuadent point,si mon jugement n'est convaincu par raison de ce qu'ils disent. la raison seule est ma reine»(30).

la raison, nous semble-t-il, devient, à l'aune de Cyrano, un critère pour juger l'efficacité d'un raisonnement. ainsi la lettre lançant un défi contre deux symboles de la philosophie, platon et aristote, trouve son écho dans les e.e.l. le démon de socrate, incarnation de la bonne règle, de la sage conduite et mentor du héros durant ce voyage, fait l'éloge de l'autre monde et montre «que les philosophies ne se laissent persuader qu'à la raison, et que l'autorité d'un savant, ajoute-t-il, [...] ne l'emporte point sur l'opinion d'un batteur en grange, si le batteur en grange raisonne aussi fortement»(31). cette comparaison burlesque marquée au sceau de l'hyperbole confirme que pour vaincre le doute, le sien et celui des autres, et pour répondre aux questions scabreuses qui se posent depuis les premiers temps, il faut se fier au pouvoir de la raison, en suivant la voie de la sagesse et du bon sens.

mais la raison est souvent critiquée dans ce voyage. elle s'applique ainsi pour abuser et se détourner de la vérité pour se constituer en doctrines philosophiques et/ou scientifiques afin de plonger les ignorants dans l'erreur. le fameux entretien de dyrcona avec le vice-roi m. de montmagny prouve justement ce pouvoir subversif de la raison. les pseudo-raisonnements de «ptolémé et de tycho-brahé» ne dispensent pas le vice-roi de croire que «c'est le soleil qui marche [et] non la terre qui tourne»(32). on voit donc que la raison, comme suc de toute vérité scientifique, se trouve investie par une doctrine fondée sur les principes de l'argument d'autorité et de l'a priori. aussi l'invention d'une «sainte ecriture» devient-elle une étape nécessaire pour dissimuler les visées idéologiques d'une telle pensée.

la parodie du discours philosophique dans les e.e.l. a pour objectif de critiquer d'un ton acerbe quelques thèses antérieures. en effet, les principes d'aristote sont dépassés dans l'autre monde. «aristote, [pensent-ils], accommodait les principes à sa philosophie, au lieu d'accommoder sa philosophie aux principes»(33). il s'agit là d'une attaque implicite sus à la scolastique et à sa méthode d'enseignement. la vérité, résultant de cette parfaite harmonie entre la révélation et la raison, est incontrôlable. en outre, cette critique acerbe des scolastiques dévoile le décalage flagrant entre leur être et leur paraître trompeur: «j'ai connu [sur la terre], avoue le démon de socrate à dyrcona, quantité d'autres gens, que votre siècle traite de divins, mais je n'ai rien trouvé, marque-t-il, en eux que beaucoup de babil et beaucoup d'orgueil» (34). par ailleurs, la remise en question des préceptes de descartes, tels que l'absence de toute raison chez les bêtes et la thèse de l'inséparabilité du corps et de l'âme, est une défense indirecte de gassendi, éternel ennemi de descartes. les entretiens de dyrcona avec les philosophes et le fils de l'hôte illustrent parfaitement le net écart entre les instances de gassendi et les méditations métaphysiques de descartes quant au traitement de la question de l'immortalité de l'âme.

on voit donc que la parodie de la philosophie se présente pour Cyrano comme un défi. la conception bipolaire de la raison, en tant que lumière de la vérité et pouvoir de subversion, montre, à vrai dire, une volonté de se surimposer au modèle parodié soit en l'effaçant, soit en le nuançant et même en l'enrichissant par l'art de l'argumentation.

b- «appuyer une croyance par un raisonnement sérieux» ou l'art du raisonnement dans les e.e.l.:

tous les personnages des e.e.l. sont avides de débats philosophiques. l'échange entre ces philosophes est le lieu de l'investissement de divers types d'arguments. par son esprit sceptique, Cyrano avoue la relativité du savoir et de la vérité. ce refus volontaire d'introduire une vérité absolue et de s'endoctriner sous l'égide d'une thèse quelconque reste à bien des égards la marque d'une liberté de l'âme aussi bien que du corps.

les débats philosophiques dans les e.e.l. mêlent sérieux et burlesque. ce mélange des registres est souvent à l'origine de la trivialité des comparaisons et exemples donnés. on souligne, à juste titre, que lors de l'entretien liminaire sur la nature de l'univers, m. de montmagny bat en brèche la thèse de copernic en stipulant que «la terre tourne [à cause du] feu d'enfer [...], étant enclos au centre de la terre, les damnés qui veulent fuir l'ardeur de la flamme»(35). le vice-roi va loin dans son explication burlesque du mouvement de la terre en comparant ces damnés à «un chien [qui] fait tourner une roue lorsqu'il court enfermé dedans»(36). on remarque ainsi un souci chez le personnage de simplifier la question abordée. aussi son explication des mystères de l'univers par le retour à la «sainte ecriture» n'est-elle pas sans rappeler la méthode scolastique. la visée ironique est donc présente en filigrane dans les propos de ce personnage.

l'exemple chez Cyrano n'est pas un argument; mais il a plutôt une valeur illustrative. la visée didactique de ces exemples présente les débats entre personnages comme de véritables leçons. souvent le rapprochement, via des exemples burlesques, du religieux et du philosophique a pour objectif de tourner en dérision l'enseignement scolastique. un exemple vers la fin du livre tend plutôt à faire rire qu'à convaincre. l'anthropophagie est un «argument sophistique» (l'expression est de dyrcona) pour réfuter l'idée de la résurrection. ainsi, si un chrétien mange un mahométan, «le mahométan aura-t-il son corps»(37) le jour du jugement? ce corps méritera-t-il donc l'enfer, en tant que mahométan, ou le paradis parce que chrétien? cet exemple n'est en vérité qu'une parodie des thèses de certains philosophes scolastiques (saint thomas d'aquin et saint augustin). aussi, la tonalité burlesque d'une telle expérimentation montre de nouveau une certaine visée ironique à l'égard de la religion et des modèles philosophiques susmentionnés.

en outre, la visée didactique des débats philosophiques dans les e.e.l. est assurée par l'adoption d'une démarche sceptique. tous les personnages doutent de toutes les croyances fondées sur l'a priori, et ce à travers l'examen de l'usage de la raison et des sens. les myriades de questions posées, au début de chaque thème abordé, le témoignent. ainsi, lors de la discussion à propos de l'origine éternelle du monde, le fils de l'hôte commence son intervention par une question: «mais, se demande-t-il, me diriez vous comment le hasard peut-il avoir assemblé en un lieu toutes les choses qui étaient nécessaires à produire ce chêne?» (38). l'interrogation devient donc un moyen pour dévoiler les brèches de l'argument adverse avant de présenter le sien. il s'agit là même d'une sorte de dialogue où le locuteur feint explicitement de reprendre l'idée de l'adversaire, alors qu'il essaye implicitement de diriger sa démonstration vers une issue bien définie. encore, le «mais, me direz-vous», leit-motiv dans le discours du fils de l'hôte, dépasse, par le procédé de la double énonciation, le cadre fictif pour s'adresser au lecteur. les e.e.l. présente donc une nouvelle philosophie pour exercer l'art de la sagesse. le doute, à propos de la composition de la matière ou de la nature de l'univers ou même de l'immortalité de l'âme, plante les jalons d'une réflexion sérieuse et convaincante.

mais, le doute reste, pour Cyrano, la marque sublime d'une libération heureuse de l'emprise des doctrines antérieures. le démon de socrate affirme avec bonheur que «puisque tout homme est libre, ne lui est-il pas libre de s'imaginer ce qu'il (sur dyrcona) voudra?»(39). la plaidoirie de ce personnage devant les prêtres de l'autre monde est une critique sévère de la religion et des doctrines philosophiques entravant la liberté de la croyance. d'ailleurs, le mâle de dyrcona prétend «qu'il [ne peut] trouver un seul pays où l'imagination même [est] en liberté»(40). le marquage hyperbolique de cette phrase dévoile une volonté accrue de se délester du fardeau du dogmatisme. la liberté de l'imagination peut jouer aussi une fonction thérapeutique. comme le signale concrètement le démon de socrate, «la force de l'imagination est capable de combattre toutes les maladies»(41). cependant, comment Cyrano chante-t-il la liberté alors qu'il reste lui-même esclave de la parodie des textes antérieurs? comment aristote, descartes et même gassendi sont-ils en butte à une critique acerbe alors que la parodie elle-même n'est pas définition qu'un hommage rendu à leur popularité et à leur génie?

les e.e.l. est une redéfinition de la philosophie. par une relecture fantaisiste des thèses philosophiques antérieures, Cyrano affiche un refus de se laisser mouler dans une doctrine fixe. tantôt le narrateur nargue descartes en présumant que les bêtes «raisonnent comme nous»(42), tantôt il s'oppose à l'athéisme de gassendi proposant une fin d'histoire glorifiant la force divine. philosopher devient donc une sorte de jeu pour Cyrano. ainsi privilégie-t-il une esthétique de la discontinuité en arrêtant les débats puis en les relançant au gré d'un narrateur omniscient. («il allait continuer, mais le vieil hôte entra là-dessus, qui fit songer notre philosophe à la retraite»(43)). c'est peut-être grâce à cette gestion fantaisiste de la narration que d'aucuns critiques parlent de l'influence de l'esthétique cyranienne sur les contes de voltaire.

«appuyer une croyance burlesque par un raisonnement sérieux» n'est pas une entreprise aisée. la vérité n'est jamais convaincante que si elle est prouvée par une «enflure de raison». l'exemple, la comparaison et le questionnement sont autant d'armes pour aboutir à un savoir bien fondé. l'absence d'une apologie nette d'une doctrine quelconque finit par rendre inclassable Cyrano. ce résultat concrétise l'image sublime de la liberté recherchée à travers le voyage et à travers l'écriture elle-même.

a le prendre par son aspect anecdotique, les e.e.l. est un simple voyage interplanétaire. mais, à le lire à la lumière de l'esprit de son auteur et de l'influence de son temps, le livre devient un voyage dans l'histoire de la philosophie et de l'épistémè humaine en général. les thèses péripatéticiennes, cartésiennes et scolastiques sont revisitées avec un style mêlant burlesque et sérieux. par la glorification de la raison, l'auteur voue aux gémonies toute réflexion fondée artificiellement sur les dogmes religieux et sur les préjugés. un raisonnement cohérent reste la seule clé pour accéder au savoir. la philosophie de Cyrano refuse les étiquettes. la liberté, pour lui, est une essence et non seulement un accident. cependant, on ne doit pas oublier qu'il ne s'agit là que d'une pure fiction. Cyrano n'a jamais rangé au panthéon des grands philosophes. les e.e.l. est, tout d'abord, une oeuvre littéraire.

3- parodie de la litterature:

parodier pour Cyrano, c'est d'abord imiter un type de discours, être capable de le reproduire afin de mieux discréditer le discours qui le sous-tend. ainsi, à travers la répétition d'un texte tourné en dérision, l'auteur des e.e.l. arrive à ridiculiser les effets pratiques du langage. par conséquent, le roman devient le réceptacle des souvenirs de lecture de son auteur. on ne peut lire une page de ce voyage sans «flairer» la présence de sorel, de more voire celle de molière. derrière cette récriture intelligente des grandes oeuvres littéraires antérieures, se cache la figure d'un narrateur «tyrannique». le statut ambigu de son «je» lui offre une marge assez suffisante de liberté pour diriger le récit au gré de ses fantaisies. on remarque dans ce sens que les rapports dans cette oeuvre sont parfois inversés et même les modes et structures d'argumentation sont disqualifiés. cette facette ludique de l'écriture cyranienne a pour corollaire une visée ironique subtilement dissimulée. la parodie du conte, en tant que genre littéraire, montre comment la plume de Cyrano devient une arme de jouissance. on a même l'impression que l'auteur écrit pour soi-même avant d'écrire pour son lecteur. ne serait-il donc pas pertinent de voir dans la phase cachée de ce voyage interplanétaire, l'image allégorique d'une relecture fantaisiste et ironique des grands modèles littéraires pré-cyraniens? les e.e.l., rappelons-le, est d'abord un hommage rendu au modèle utopique; et ce à travers l'investissement habile du merveilleux. mais on remarque également que le statut du narrateur est ambivalent. a sa prédilection pour une esthétique de la discontinuité et à son «je» ambigu répond une intelligente vigueur et une mise en scène du récit finement tramée. en outre, les e.l.l. jouit de sa dimension spéculaire. le conte réfléchit sur soi-même dans une parodie nettement marquée au sceau de l'ironie.

a- voyage au bout de la littérature:

on a souvent vu le diptyque de Cyrano (les etats de la lune et du soleil) comme la version française de l'utopie de thomas more. cependant, Cyrano vise moins l'édification d'un monde nouveau que la production d'une fiction constituant la tissure même de l'oeuvre. l'auteur y insuffle la vie au francion de sorel, au pantagruel de rabelais et même au don juan de molière. comment donc un tel «ramassis» est-il organisé sous une même plume?

pour Cyrano, l'édification d'une république idéale ne vise pas l'éloge d'un mode de vie de bonheur et d'harmonie. a l'encontre des utopies traditionnelles (more, campanella), l'utopie cyranienne devient un outil d'argumentation. en effet, les paradoxes moraux sur la mort, le respect des vieillards pour les jeunes gens et la procréation honorée au rebours de la chasteté tenue pour criminelle relèvent plutôt de l'exercice de représentation mentale qui vise à relativiser l'attachement naturel que l'homme a d'ordinaire pour ses coutumes. Cyrano vise moins à l'édification d'un monde à la more qu'à une interrogation majeure sur la place de l'homme dans le monde tel qu'il est désormais.

par ailleurs, c'est grâce à son ancrage dans la fiction que l'utopie de Cyrano reste originale. ainsi ne peut-on douter face à l'innocuité de cette fiction, tolérée parce que sans conséquence, et donc susceptible de protéger l'écrivain des risques qu'il prend dans ses écrits. les e.l.l. ne s'attarde pas à faire pendant, par le biais de la mise en abîme, au livre de cardan intitulé de subtilitate. par coïncidence, «le livre, [...] le seul où cette matière (il s'agit de la vie sur la lune) se traite»(44), est trouvé ouvert dans une page racontant l'apparition de deux «grands vieillards», «habitants de la lune». la référence explicite à ce livre a certainement une fonction programmatique. il s'agit ici d'une sorte de pacte scellé avec le lecteur où Cyrano justifie ce voyage et donc son livre.

d'autre part, les e.e.l. est un hommage rendu aux écrivains libertins amis de Cyrano. ainsi, la mothe le vayer est présent par sa libre pensée alors que tristan l'hermite «est le seul poète, le seul philosophe et le seul homme que [la terre possède]»(45). cependant, parmi tous les hommes de lettres cités, c'est la figure de sorel qui s'impose sans cesse. ce «plus grand romancier de l'âge baroque»(46) pour reprendre l'expression d'h. coulet, influe Cyrano par la tonalité burlesque de son francion et même par sa perpétuelle quête de la liberté à travers l'écriture. il suffit encore de s'arrêter sur l'incipit du conte de Cyrano pour saisir les rapports étroits qu'il entretient non seulement avec le livre de sorel mais aussi avec le roman comique de scarron:

texte de sorel

«les voiles de la nuit avaient couvert tout l'horizon, lorsqu'un certain vieillard...»(47).

les e.e.l.

«la nuite était en son plein, le ciel était découvert, et neuf heures au soin étaient sonnées, lorsque nous revenions d'une maison...»(48).

texte de scarron

«le soleil avait achevé plus de la moitié de sa course et son char ayant attrapé le penchant du monde, roulait plus vite qu'il ne voulait...» (49).

trois extraits des incipit de francion, les e.l.l et le roman comique.

les trois oeuvres commencent donc par un équilibre. l'action n'est pas déclenchée avec le début du récit. encore la présence des éléments du cosmos (lune, soleil, nuit, horizon...) permet-elle à la narration de partir d'un regard surblombant et général avant de rejoindre l'action principale sur terre cette fois-ci.

la parodie dans les e.e.l. n'a pas seulement une intention burlesque mais aussi comique. n'y a-t-il pas là une relation entre ce livre et le don juan de molière? qui de nous ne se souvient pas de la symétrie des deux couples: dyrcona/démon de socrate vs dom juan/sganarelle? ne peut-on pas voir dans la fin apocalyptique d'un couple enlevé par «l'ethiopien» l'image d'un don juan en butte à la foudre de la statue et précipité in fine dans un abîme de feu? «et pourquoi non?» la fable de Cyrano concentre souvent le regard du lecteur sur l'ingéniosité de l'esprit de son inventeur et surtout sur sa liberté souveraine dans les références intra ou extratextuelles.

les e.e.l. est donc une véritable mosaïque d'oeuvres littéraires. chaque livre apporte sa brique pour contribuer à l'édifice cyranien. cependant, ce jeu permettant une connexion permanente entre l'hypertexte (texte de Cyrano) et son hypotexte (texte parodié) (50), dévoile la pesanteur de la tâche du narrateur. une réflexion sur son statut dans les e.e.l. ne sera donc pas sans importance.

b- narrateur et discours parodique dans les e.l.l.:

l'authentique enjeu épistémologique de l'ouvrage ne réside pas, à vrai dire, dans le contenu précis des discours tenus par les différents personnages du récit, mais plutôt dans la posture énonciative du narrateur. ainsi, une tendance à une satire burlesque des croyances se trouve corroborée par une vision ironique du narrateur. c'est grâce surtout à l'ambiguïté de son «je» qu'il se permet de telles «dérives».

le narrateur n'est jamais nommé dans les e.l.l. il est souvent caché, comme on vient de le dire, derrière le masque du «je» et ses avatars. on se demande donc si cette première personne narrative constitue un «je» unitaire ou bien elle subsume la présence de plusieurs instances narratrices. il est nécessaire de rappeler à cet égard que le «je» dont on parle est dit «utopique» en fonction de la nature de ce périple interplanétaire. et puisque «la pratique utopique consiste justement, selon l'expression judicieuse de louis martin, à creuser un espace neutre entre la réalité du monde connu et son négatif»(51), la première personne narrative n'échappe pas de sa part à ladite neutralité. c'est d'ailleurs cette originalité du «je» utopique cyranien qui invite filippo d'angelo à prendre ce voyage pour un «véritable parcours d'apprentissage» et le dialogue du «je» avec ses interlocuteurs comme une «confrontation diabolique constante»(52). mais, on peut même ajouter que l'originalité du «je» dans les e.e.l. est due essentiellement à un engouement pour le burlesque.

venu de l'italie avec le baroquisme, le burlesque a flori au xviie avec d'assoucy, scarron et Cyrano évidemment. dans lese.e.l., la tonalité burlesque est générée dans divers épisodes. en effet, dès que le héros narrateur débarque sur la lune et rencontre le prophète élie au paradis terrestre, son mordant commence à s'exprimer à travers une réécriture parodique de la genèse et d'autres épisodes de la sainte ecriture. cette verve burlesque se manifeste en sus lors de la rencontre amoureuse de dyrcona avec une sélénienne. lorsque celle-ci lui explique la façon étrange avec laquelle ses concitoyens font la guerre, le héros narrateur ne peut s'empêcher de rire de cette façon scrupuleuse de donner des batailles. ces deux exemples illustrent parfaitement la visée ludique de la parodie cyranienne. mais il ne faut pas néanmoins oublier que la tonalité burlesque n'est ici qu'un moyen pour dissimuler le regard distancié du narrateur.

chez Cyrano la parodie et l'ironie sont indissociables. comme l'affirme philippe hamon dans son livre critique intitulé l'ironie littéraire «tout texte ironique est la mention ou l'écho d'un texte antérieur»(53). en effet, le brouillage énonciatif corollaire de l'ambiguïté du «je» narratif, permet au narrateur d'accentuer l'écart entre ce qui est dit et ce qui est pensé, entre l'explicite et l'implicite. la création d'une société utopique, pervertie quant à son éthique et renversée quant à son ordre, finit par tisser un lien consubstantiel avec la société terrienne. il s'agit là donc d'une vision ironique portée à l'utopie de t. more où le bonheur du corps et de l'âme traduit, ne serait-ce qu'en privilégiant le mode onirique, une vision pessimiste du monde et de ses machinations. cependant, est-ce là un signe de la vacuité de la thèse de Cyrano? autrement dit, n'y a-t-il pas une part de vérité dans cette fiction?

entre fiction et vérité il n'y a qu'un pas que Cyrano fait vite de franchir subtilement. on remarque ainsi que le jeu d'ambiguïté du «je» narratif devient ipso facto la conséquence d'un besoin de dissimulation idéologique autant que d'une finalité esthétique. filippo d'angelo précise avec raison que «l'emploi cyranien de la première personne narrative peut être envisagé [...] comme une tentative d'accéder par la fiction aux terrains les plus reculés du domaine de la subjectivité»(54). l'épisode du paiement des «alouettes rôties» par des vers, qui parodie le francion de sorel, (le narrateur le dit explicitement: «voilà justement la monnaie dont sorel fait servir hortensius dans francion»(55)) brise le cadre fictif pour faire l'éloge de la production littéraire et en l'occurrence l'écriture poétique. «on taxe [les vers], souligne le démon de socrate, non pas selon leur poids, mais selon leur pointe»(56). le festin sert donc de prétexte pour déclencher une réflexion sérieuse sur l'écriture et sa valeur chez l'auteur.

le statut du narrateur dans les e.e.l. est en parfaite harmonie avec la visée parodique du livre. Cyrano se plie à cette nécessité de dissimulation du «je» narratif en attribuant à son narrateur un discours ambigu, mêlant burlesque et ironie, oscillant entre fiction et vérité. mais, la maestria cyranienne apparaît, par ailleurs, dans une réflexion «sérieuse» sur le conte populaire et ses différentes caractéristiques.

c- parodier pour conter:

les e.e.l. est un conte philosophique. ce classement repose d'ores et déjà sur une sorte de paradoxe: comment la fiction, caractéristique majeure du conte, peut-elle coexister au sein du même texte avec une réflexion purement rationnelle habilement menée à la recherche de la vérité? c'est peut-être le brassage de ces deux composantes qui fait la particularité de l'oeuvre cyranienne. Cyrano semble de surcroît caricaturer, en le parodiant, le conte populaire médiéval. la linéarité du récit est souvent brisée au gré d'un récit oral et d'un narrateur tyrannique et fantaisiste à la fois.

d'aucuns critiques pensent que le conte sous la plume de Cyrano a pris une voie inédite. en effet, la célébrissime phrase programmatique de ce voyage dans ses deux phases («appuyer [une] croyance burlesque par des raisonnements sérieux»)(57) montre, à elle seule, l'originalité de la fiction chez Cyrano. l'investissement habile du fictif au sein de débats philosophiques «sérieux» marque, par un effet de distanciation, l'écart entre le conte et la réalité. en vérité, le voyage n'est avant tout qu'un prétexte pour favoriser des rencontres et des dialogues sur des questions épineuses. voilà donc le corps du conte. l'âme de ce conte philosophique, ou disons sa leçon de morale, ne sera autre que l'apologie de la liberté d'agir, d'imaginer et d'écrire évidemment. mais, la leçon réside également dans la conception de l'écriture elle-même. la parodie du conte populaire en témoigne.

les e.e.l. est donc une parodie du conte populaire. certes, ce conte entasse une très grande quantité d'aventures, s'étend dans l'espace et relativement dans le temps, reprend le modèle populaire par sa structure circulaire, mais il apporte d'autres nouveautés. ainsi, l'histoire ne suit pas un schéma linéaire comme on vient de le dire. l'oralité, caractéristique essentielle du conte, y est présente à travers une prédilection pour le dialogue entre les personnages, mais pas uniquement entre les personnages. le lecteur, lui-même, est souvent inclus dans l'univers du conte et de ses débats par le leit-motiv «vous me direz» et même par un «écoute lecteur» (58). on pourra aller jusqu'à dire que l'action, moteur de tout conte, laisse sa place parfois à la discussion. autrement dit, les énoncés d'«état», nous semble-t-il, paraissent l'emporter sur les énoncés de «faire». les e.e.l. résiste par leur structure au schéma actantiel de greimas. n'est-ce pas le signe d'une originalité heureuse et même d'une révolte à la copernic?

le conte cyranien dépasse le modèle médiéval par un investissement original du merveilleux. si henri bénac, dans son nouveau vocabulaire de la dissertation et des études littéraires, pense que le conte «cherche à sortir de la réalité par le merveilleux»(59), Cyrano, lui, cherche à créer l'illusion référentielle par le truchement du merveilleux. en effet, comment peut-on croire à un dyrcona voyageant à la lune grâce à des «fioles pleines»? comment le merveilleux tourne en fantastique par la figure de l'«ethiopien» ramenant le héros à la terre? le narrateur essaye en sus de convaincre son lecteur de la véracité de ce merveilleux. il se lance dans une démonstration scientifique pour le persuader qu'une «moelle de boeuf» et une «bouteille d'essence cordiales»(60) peuvent aider la machine ou disons le «dragon de feu» à s'envoler tel un icare ou un prométhée. en réalité, Cyrano semble tourner à dérision les «mensonges»du conte médiéval. la parodie joue dans ce sens une fonction satirique.

on voit donc que le conte philosophique chez Cyrano a ses particularités. les e.e.l. allie le burlesque de la fiction au sérieux de la philosophie. la linéarité du conte est souvent boudée au profit de digressions et de commentaires prolixes. aussi, l'investissement d'un merveilleux à visée ironique montre la portée critique de la parodie chez Cyrano.

il est donc vrai que le voyage interplanétaire dans les e.e.l. est l'image allégorique d'un heureux périple au sein de la littérature antérieure. cependant, Cyrano n'a pas besoin de revenir, comme dans la parodie de la philosophie, à l'antiquité pour parodier les modèles littéraires antérieurs. le xvie siècle avec son utopie et le xviie siècle représenté par sa libre pensée servent de pierre angulaire pour ce voyage. mais, c'est grâce à l'ambiguïté de son statut que le narrateur se permet un regard ironique de la plupart de ces modèles. aussi exprime-t-il son goût pour le burlesque dans une visée satirique cachée. les e.e.l. reprend, par ailleurs, en les parodiant, les modèles du conte populaire. une esthétique de la discontinuité et un merveilleux utopique exigent un lecteur suffisamment armé pour produire la signifiance du conte cyranien. voltaire affirmera plus tard dans son dictionnaire philosophique que «les livres les plus utiles sont ceux dont les lecteurs font eux-mêmes la moitié; ils étendent, ajoute-t-il, la pensée dont on leur présente le germe»(61). les e.e.l., par sa verve parodique et par leur dialogue permanent avec le lecteur, est donc un «livre utile».

deuxième partie

la parodie comme quête

et exercice de liberté

l'écriture chez Cyrano est un exercice de la liberté. ainsi, la liberté de l'imagination s'accompagne d'une liberté conquérante dans le langage. le ton de Cyrano est volontiers polémique. les e.e.l. ne s'abstient pas, de ce fait, à substituer à la rhétorique conventionnelle la rhétorique libératrice de la fantaisie. un jeu constant sur la duplicité du discours permet in fine au langage, et à l'écriture parodique elle-même, d'être non seulement une arme émancipatrice mais aussi, ce qui revient au même, un moyen de jouissance.

1- la parodie comme ecriture de la liberte:

pour un écrivain se trouvant pour toujours sous la férule d'une censure vigilante, l'écriture ne peut être qu'une arme efficace dans la voie de la liberté. en effet, les e.e.l. fait partie de la littérature dite «clandestine» de l'époque. l'auteur y traite des questions scabreuses tout en rappelant, par un effet de distanciation, le cadre fictif de son livre. par conséquent, ce roman s'apparente plutôt à une histoire comique, de moindre importance, qui retrace les aventures fantaisistes d'un personnage voyageant sur la lune. d'ailleurs, la présence constante de textes antérieurs, entre les lignes des e.e.l., va au diapason de cette volonté de l'auteur de rester libre vis-à-vis du choix de sa matière. la parodie devient elle-même une écriture de l'évasion. force est de remarquer, cependant, que l'histoire dans ce conte progresse de façon paradoxale par l'abandon constant de l'action principale. le texte se transforme alors en un «pot-pourri de contes ridicules»(62) pour reprendre le jugement porté par la foule toulousaine sur le récit du voyage de dyrcona. on voit, d'autre part, que derrière cet «amas de lambeaux décousus»(63) se cache un ordre latent. partant de sa facture orale, le récit ne respecte pas généralement la linéarité de l'histoire. les anachronies narratives sont là. en outre, la structure circulaire du conte commençant par une ascension heureuse et finissant sur une chute désespérée trahit non seulement le respect d'un cliché, mais aussi et surtout, le caractère illusoire de ladite liberté. ainsi faut-il montrer comment le récit parvient à concilier cet amas d'épisodes fantaisistes avec un noble souci de liberté. ce désir assoiffé de liberté passe, tout d'abord, par l'abandon de l'action principale en faveur de digressions et de débats philosophiques. on montrera, ensuite, comment, par la puissance de son imagination, le narrateur parvient à créer un monde chimérique, un nouveau code de l'écriture. et pour finir, il nous semble utile d'étudier les différentes caractéristiques du langage cyranien à la lumière de la visée parodique de son écriture.

a- «un pot-pourri de contes ridicules»:

les e.e.l., du moins dans son apparence, est une série de fables sans lien entre elles. l'absence d'unité dans cet ensemble est corollaire de ce va-et-vient permanent entre le texte et les modèles antérieurs qu'il tend de reproduire. en favorisant une esthétique de la discontinuité, le narrateur semble brandir le glaive de la liberté. par ailleurs, l'oralité de ce conte se présente, nous semble-t-il, comme une parodie du roman populaire. celui-ci repose sur une communication «multi-canale», pour reprendre l'expression de kerbrat-orecchioni. des éléments paraverbaux y sont subtilement investis pour saisir toutes les modulations de tonalités (ironique, burlesque, comique...). mais, vu son hermétisme et vu la pesanteur de ses questions, l'oeuvre ne paraît pas être destinée pour le peuple. Cyrano inquiète!

les e.e.l. n'est pas un simple voyage interplanétaire. cette action principale dans l'oeuvre est abandonnée à maintes reprises pour déclencher des débats diversifiés. grâce à l'ouverture de son texte, Cyrano se permet une multiplicité de références, tantôt évidentes, tantôt insaisissables, à un intertexte presque indéfini. cette perspective parodique utilise toute une gamme de procédés, qui vont de la mention d'un nom de penseur (aristote, gassendi...) ou d'auteur (sorel, t. l'hermite...) d'un titre d'ouvrage (la grande oeuvre des philosophes, histoire comique des etats et empires du soleil...) à des allusion imperceptibles qui se glissent au détour d'une phrase. ce jeu de miroir constant entre le texte et l'intertexte permet non seulement d'esquisser le profil d'un narrateur libre dans ses choix, mais aussi de souligner la dimension dialogique de l'écriture cyranienne.

le texte cyranien repose, comme on vient de le dire, sur un exercice constant du dialogisme. en effet, l'évocation d'un intertexte se fait le plus souvent dans une visée argumentative. «appuyer [une] croyance burlesque par des raisonnements sérieux»(64) oblige le personnage à faire appel à sa culture en procédant à une lecture, souvent fantaisiste, du texte parodié. dès le début de l'oeuvre, ce sont cardan et son ouvrage de subtilitate qui se chargent de «dialoguer» avec le narrateur des e.e.l. pour montrer qu'il n'est pas le seul à croire en l'existence d'une vie sur la lune, dyrcona ouvre le livre susmentionné par hasard sur la page relatant l'histoire de «deux grands vieillards [...], habitants de la lune»(65). par le biais de cette mise en abîme, le texte cyranien affiche sa liberté tout en détachant de leur encadrement doctrinal les schémas intellectuels qu'il emprunte. le lecteur se voit, par conséquent, détourné d'une conviction prématurée. mais, la liberté dans l'écriture cyranienne ne se limite pas à ce souci de dialogue tant avec l'intertexte qu'avec un lecteur actif; elle concerne également l'organisation du récit.

«puisque tout homme est libre, [le narrateur] n'est pas libre d'imaginer [le récit] qu'il voudra?(66). oui, «pourquoi [donc ne]pas» agencer une série d'épisodes malgré leur divergence? aux préparatifs du départ à la lune suit ainsi le dialogue avec le vice-roi. sur la lune, l'escale au paradis terrestre vient juste avant la rencontre du démon de socrate et de l'espagnol. par ailleurs, un débat peut être annoncé pour le lecteur puis abandonné pour une raison souvent burlesque. on souligne, à juste titre, que la question de «l'explication de l'origine éternelle du monde»(67) est évoquée par le fils de l'hôte puis abandonnée car ce philosophe «[est] empressé de faire travailler à [ses] soufflets», mais aussi par manque de temps. le lecteur, lui, demeurera par conséquent assoiffé d'assister à ce débat et semble à un moment perdre confiance en son narrateur qui feint, de sa part, d'oublier sa promesse. c'est cette esthétique de la discontinuité dans le récit qui sera développée surtout au xviiie siècle avec le conte voltairien mais aussi à travers jacques le fataliste de diderot.

la parodie est un moyen de libération de l'écriture, de l'écrivain et même du lecteur. en faisant appel régulièrement à un intertexte diversifié, Cyrano refuse d'enfermer son lecteur dans le cadre exigu d'une fiction et interdit d'autre part tout figement de la pensée. cependant,la force de cette liberté ne réside pas uniquement dans le choix fantaisiste de la matière, mais plutôt dans la puissance de l'imagination de son auteur.

b) liberté, fiction, réalité:

dire que la parodie est un voyage dans la galerie des livres, c'est dire qu'elle ouvre la voie devant toutes les aventures. les e.e.l. montre que l'emprisonnement corporel ne peut résister face à la liberté de l'imagination. la création d'un nouveau mode de vie ne vise pas seulement à parodier le conte populaire dans ses mensonges et fariboles, mais surtout à élargir le champ de la fiction, c'est-à-dire de l'imagination.

la parodie dans l'écriture cyranienne marque le refus de laisser brider sa pensée par toute autorité intellectuelle aussi bien que par toute pression sociale. en réécrivant des ouvrages religieux, philosophiques, scientifiques et littéraires, le texte marque le rejet de toutes les contraintes qui pouvaient limiter les possibilités d'action. bref, c'est l'indice d'une liberté de penser, d'imaginer et d'agir. c'est grâce à la puissance agissante de cette imagination que l'homme est affranchi des geôles où la pensée et le corps sont enfermés. ainsi, prisonnier des habitants de la lune, dyrcona se retrouve au palais, mis en cage avec un autre terrien, pris comme lui pour un singe. cependant, les deux personnages restent libres quant à leur imagination. a l'exiguïté de la cage qui les abrite répond l'immensité des questions abordées par les deux «esclaves», à l'image de la thèse de l'«atomisme en transformation» et de la théorie du «tout est dans tout». n'est-ce pas là le signe d'un triomphe, sur le plan esthétique cette fois, devant la censure et son oppression?

l'imagination est le procédé permettant le «dépassement» du modèle parodié. ainsi le narrateur ne se limite-t-il pas à reprendre in texto une histoire connue ou à insuffler la vie à un personnage célèbre. la touche du parodiste est souvent présente. cette liberté de l'imagination est à lire selon jean-pierre cavaillé dans le sens d'une «liberté en image, d'une liberté de la fiction, d'une liberté romanesque, «rêvée», ajoute-t-il, sans aucune incidence sur les conditions effectives d'une vie par ailleurs condamnée aux enfermements»(68). on voit donc que la fiction est souvent menée au gré d'un voyage onirique à visée ironique. l'imagination libre, dont la parodie n'est peut-être ici qu'un moyen, lui permet de prendre in petto la clé des champs non sans triomphe et bonheur.

le bonheur dans les e.e.l. réside par ailleurs dans cette création fantaisiste d'un nouveau mode de vie sur la lune. en effet, le langage du corps permet à Cyrano non seulement de reprendre le débat rabelaisien sur la langue entamée avec son pantagruel (scène du limousin), mais aussi à devancer de saussure (anachronique) sur la notion de l'arbitraire du signe. de surcroît, le renversement de l'ordre terrien prend tantôt l'image d'un «homme qui [marche] à quatre pieds»(69), tantôt le spectacle comique d'un «[vieillard rendant] toute sorte d'honneur et de déférence [au jeune]»(70). cependant, la simulation d'un nouvel ordre par un auteur démiurge n'échappe pas, de sa part, à la visée parodique. ainsi, l'éloge de la jeunesse est une reprise des mêmes mots de la mothe le vayer et de théophile de viau. cet éloge se présente donc comme un hommage rendu à une couche souvent «en force d'imaginer, de juger et d'exécuter»(71) et à une période indélébile dans la vie de l'écrivain libertin que Cyrano est: la jeunesse.

la liberté de l'imagination chez Cyrano relève d'une littérature dite d'«évasion». le terme entend cette remarquable capacité d'improvisation, d'invention par rapport à un modèle pré-établi. mais, l'écriture cyranienne n'est pas toujours libre, mais semble être parfois esclave de la réécriture parodique elle-même. la liberté prêchée par le disciple de gassendi est à chercher donc dans l'approche originale de la question du langage. laquelle approche semble être au service de la liberté prêchée par l'écrivain.

c- langage de la parodie et parodie du langage:

le plus efficace procédé pour parodier un modèle consiste sans doute à le disqualifier dans son rapport au langage et à ses règles, en démystifiant les aspects où l'autre croyait justement avoir fait acte de style original. Cyrano ne s'abstient pas dans ce sens d'utiliser le langage à des fins ludiques. divers modèles littéraires sont ainsi revisités par la réactivation d'un langage fantaisiste fondé sur des procédés du détour et de la dissimulation.

la création d'un monde utopique inédit est à l'origine de l'emploi fantaisiste du langage. en effet, le narrateur avoue qu'il «ne [sait] la langue [des habitants de l'autre monde] ni eux n'[entendent] la [sienne]»(72). cet écueil sera surmonté progressivement par la familiarisation de dyrcona avec le code langagier des lunaires. en outre, l'utilisation de deux idiomes en ce pays; l'un pour les «grands» jugé «semblable à [notre] musique», l'autre réservé au «peuple» et «s'exécute par les trémoussements des membres»(73) présente une conception bipolaire du langage. ce code nouveau au «peuple» pour le narrateur fait allusion au pantagruel de rabelais et précisément au fameux duel opposant panurge au savant anglais thaumaste. chez Cyrano, comme chez son prédécesseur, l'on assiste dans certains épisodes à l'abolition de la parole au profit du geste et de la mimique. le psittacisme scolastique est sur la sellette.

par ailleurs, le langage devient la marque manifeste du renversement de l'ordre dans l'autre monde. les pieds sont ainsi léchés avant de dormir, les oreilles fermées avant de manger et les têtes sont hochées pour dire «non». en vérité, le souci du narrateur n'est pas de forger un nouveau code de langage dans la lune; il veille plutôt à parodier la préciosité et le pédantisme omniprésents dans la littérature du xviie siècle. ainsi, la complexité du langage utilisé est souvent aux antipodes de la simplicité de la situation de l'énonciation. c'est cette mésalliance qui génère une tonalité ironique dans l'utilisation même du langage. laquelle ironie traduit en filigrane l'intention parodique du narrateur.

mais, une question, qui n'est pas sans importance, s'impose dans l'étude du langage dans les e.e.l.: quelle fonction s'approprie le langage en rapport avec la visée parodique de l'écriture? autrement dit: est-ce que le langage chez Cyrano sert à montrer ou à cacher? ces deux questions sont suffisantes pour montrer que l'emploi du langage dans le texte de Cyrano ne manque pas de complexité.

en effet, le narrateur dissimule son dessein moqueur en déclenchant un débat sérieux et vice-versa. ces modulations des registres du langage utilisé présupposent la présence d'un lecteur actif et vigilant. aussi ce lecteur devient-il complice, c'est-à-dire sujet actif participant à la construction d'un sens. par son effort d'interprétation, il rie avec le narrateur de l'ironisé, et grâce à sa culture, il arrive à se démarquer nettement du lecteur naïf. celui-ci ne peut saisir du discours ironique que le seul sens explicite.

il semble que le langage chez Cyrano serve à «montrer - cacher» à la fois. jacques prévot a raison de parler du «travestissement littéraire»(74) comme procédé de la stylistique burlesque dans les e.e.l. ainsi, travestir une oeuvre consiste à y apporter des modifications afin d'en montrer les lacunes. on souligne, à titre d'exemple, que la surévaluation d'un auteur ou d'un philosophe devient parfois, par son dépassement de la juste mesure, dévaluation. encore le mutisme de dyrcona lors des débats philosophiques supporte-t-il deux lectures antithétiques: il s'agit, dans un premier cas, d'une pseudo-ignorance à la socrate; mais le silence, comme moyen de langage, veille obliquement à déclencher le déluge des interlocuteurs en les poussant à parler, à raisonner et à argumenter à haute voix cette fois-ci.

le langage chez Cyrano est plus qu'un moyen. c'est un jeu de va-et-vient tantôt entre sérieux et burlesque, tantôt entre fiction et vérité. la stratification du langage exige un lecteur ad hoc afin de saisir dans un premier temps le discours explicite avant d'arriver à la partie cachée de l'iceberg.

les e.e.l., pour Cyrano, est une nouvelle quête de la liberté. cette quête prend de multiples facettes. ainsi, la parodie, puisant sa matière dans de divers domaines, engendre un «amas» d'épisodes sans liens parfois entre eux. cette quête est portée à son paroxysme par l'apologie de l'imagination. c'est souvent le modèle parodié qui alimente le texte de Cyrano et ouvre la voie devant le rêve et l'hallucination. on remarque, en fin de compte, que les e.e.l. se présente comme une réflexion sur le langage. son utilisation fantaisiste semble servir le projet idéologique de la liberté prôné tant par l'auteur que par son écriture. cependant, cette quête de la liberté ne se réduit pas à la reproduction fantaisiste des modèles antérieurs, mais va jusqu'au réinvestissement quasi-total des modèles mythologiques, allégoriques et utopiques.

2- la parodie ou l'ecriture de la subversion:

si la parodie d'un modèle religieux, philosophique ou littéraire dans les e.e.l. donne à l'oeuvre l'allure d'un «pot pourri de contes», force est de constater, en revanche, que l'investissement de l'allégorie, du mythe et de l'utopie assure son unicité au conte. la preuve! durant le parcours du héros, le narrateur esquisse une image implicite, souvent satirique, allant au-delà de la trivialité de la fable. ainsi, dans le paradis terrestre, une narration fabuleuse reprend un riche intertexte exégétique. quant à l'ascension bienheureuse de dyrcona, elle réactive le mythe prométhéen et hisse le personnage au statut de maintes figures mythologiques citées explicitement dans le texte. en outre, les e.e.l. répond généralement aux règles de l'écriture utopique et ce par l'investissement du thème du voyage ainsi que par l'analyse parfois détaillée du mode de vie des habitants de la lune. mais, grâce au pouvoir de la parodie, l'on assiste dans ce conte à un usage subversif de la topique ethnographique. l'autre monde finit par être une copie pâle du monde terrien. aussi notre projet consistera-t-il à étudier comment l'exploitation fantaisiste de l'allégorie du mythe et de l'utopie renforce le caractère subversif de l'écriture cyranienne. ainsi, l'analyse de l'épisode du paradis terrestre montrera quelques caractéristiques de l'écriture allégorique dans les e.e.l. on verra ensuite, comment le mythe devient, pour Cyrano, une occasion pour sacraliser et la fiction et l'opération de l'écriture elle-même. pour finir, on passera en revue les multiples facettes de la subversion de l'écriture utopique dans le cadre de la parodie de l'utopie de t. more.

a- l'écriture allégorique dans les e.e.l.:

l'intention allégorique connaît toute une gamme de marqueurs pour s'inscrire dans le texte. ils vont du plus visible au plus subtil. sans entrer dans une analyse qui excèderait notre propos, on se limitera à l'étude de la symbolique de la «lune» dans ce conte. la lecture réinventée de la bible dans le paradis terrestre, faisant appel à la touche burlesque, témoigne de la visée critique d'une telle parodie.

l'allégorie est définie par j. mazaleyrat et g. molinié comme «un trope continué (la plupart du temps une métaphore), dont les comparants ont pour signifié de désigner des êtres animés»(75). c'est une figure de style de l'ambiguïté par excellence.

a l'incipit des e.e.l., le débat sur la nature du «grand astre» est déclenché in medias res. pour les uns, il s'agit d'une «boule de safran» et pour d'autres «une lucarne du ciel par où l'on entrev[oit] la gloire des bienheureux» (76). on voit que ces deux interprétations quasi antithétiques allégorisent des niveaux de sens chrétiens et païens. la première interprétation, d'ordre exégétique, est suivie d'une interprétation mythologique. mais, à chaque fois un élément burlesque vient pour tourner en dérision ces tentatives d'allégorisation. cette tonalité émane, nous semble-t-il, des télescopages, entre des termes disparates («lucarne», «gloire»). autrement dit, le terme à connotation burlesque surgit souvent pour rompre une isotopie. d'ailleurs, c'est le narrateur lui-même qui intervient à point nommé pour sauver l'histoire de toute facture «sérieuse». il qualifie, en effet, toutes ces interprétations herméneutiques d'«imaginations pointues dont [ses amis] chatouill[ent] le temps pour le faire marcher vite» (77). le projet allégorique n'aboutit pas.

l'épisode du paradis terrestre dans les e.e.l. comporte une forte teneur allégorique. ainsi réactive-t-il les fables que les poètes de l'antiquité païenne ou de la renaissance chrétienne ont écrites sur les voyages aux enfers ou au ciel, à la jonction de l'ancien testament et de la mythologie antique ou médiévale. Cyrano prend ici la place de jésus christ en élaborant une interprétation typologique sur les acteurs d'ascensions célèbres dans l'ancien testament. ce locus amoenus est présenté comme la paradis «où n'ont jamais entré que six personnes: adam, eve, enoch, [lui] le vieil elie, saint jean l'evangéliste et [le narrateur]»(78). mais le burlesque envahit progressivement le paysage intellectuel du texte. l'ascension d'adam par le pouvoir de l'imagination et «l'échelle de jacob [qui] n'était pas encore inventée»(79) sont fortement marqués au sceau du burlesque. christine noille-clauzade précise avec justement que «le recours au sens littéral procure un effet de «dégonflement» comique dans la mesure où l'énonciation rabat se faisant la grandeur des sens spirituels non pas sur la précision d'un sens littéral «sérieux» [...], mais sur une version «familière» et fantaisiste du littéral» (80). cette version parodique relève évidement de la topique et de la langue burlesque.

l'écriture allégorique chez Cyrano a une visée critique. en effet, le narrateur reproduit le genre de fables porteuses d'un projet allégorique. aussi cette critique commence-t-elle par la construction en bonne et due forme d'une allégorie, c'est-à-dire d'une fiction pour laquelle le projet allégorique est spécifié d'une façon ou d'une autre: énigme, obscurité, révélation, explication de la symbolique, etc. on note dans ce sens que le voyage interplanétaire dans un monde en butte de façon permanente à la critique du narrateur, devient l'image allégorique d'un autre type de voyage: la parodie. ainsi, Cyrano, ayant la bride sur le cou, voyage d'un livre à un autre pour en extraire une fable, un argument ou même un personnage. cependant, il est nécessaire de signaler que le comique généré par l'allégorie cyranienne n'est pas toujours incisif. le livre, à vrai dire, invite surtout à rire avec Cyrano et parfois de lui-même.

l'allégorie est l'une des facettes de la littérature dite «profane» de Cyrano. mais, l'investissement de la fable taxée d'une tonalité burlesque présente cette écriture comme un moyen de divertissement. l'allégorie dans les e.e.l. a donc une portée comique. cette intention de la jouissance par le truchement de l'écriture apparaît palpablement avec la parodie du mythe.

b- la parodie et le mythe:

de sa part, le mythe est l'un des phénomènes de la subversion intertextuelle dans les e.e.l. l'ascension prométhéenne trahit la visée blasphématoire de ce voyage. par ailleurs, la relecture des mythes, qui n'est pas justement une nouveauté au xviie siècle, devient une parodie de la littérature humaniste. l'aspect «sacré» du mythe est également tourné en dérision par un narrateur qui excelle en matière de détournement du sens.

le mythe, selon le gradus de b. dupriez, est un «récit symbolique dans lequel personnages, paroles et action visent à instaurer un équilibre de valeurs spirituelles et sociales où chacun peut se situer et qui donne une interprétation de l'existence»(81). si l'on s'en tient à cette définition, on peut dire que les e.e.l. est un mythe d'un autre «billon». il ne s'agit pas ainsi pour Cyrano de réinvestir une mythologie quelconque, mais plutôt de produire son propre mythe. la figure de prométhée n'est citée dans le texte que pour jeter une touche «sacrée», du moins dans son apparence, sur le projet argumentatif du héros.

le mythe de prométhée est peut-être celui qui se conforme à l'histoire du conte. dès l'incipit, on découvre par la bouche du narrateur que c'est «prométhée [qui] fut bien autrefois au ciel dérober du feu» (82). placée au début du conte, cette phrase prépare d'ores et déjà le lecteur à s'attendre à un défi d'égaler l'hybris de ce héros. encore, prométhée devient, grâce à une comparaison à connotation profane, l'égal d'adam («les hébreux l'ont connu sous le nom d'adam et les idolâtres sous le nom de prométhée» (83). pour Cyrano, c'est justement prométhée qui a volé le feu en dépassant les limites assignées à l'homme. on voit donc que la production des merveilles ne se distingue pas des effets de détournement et de déplacement des pensées. souvent le mythe revisité est vu derrière un masque.

même le mythe n'échappe pas à la coloration ironique cyranienne. comment alors ne pas rire devant un prométhée présenté comme une partie génitale? comment comprendre qu'il devient un membre viril, «le réparateur infatigable des faiblesses de la nature»(84)? cette version présente, certes, une parodie des essais de montaigne(85) et d'un charron qui réhabilite dans de la sagesse les parties génitales et les relations sexuelles, mais elle montre encore une fois que le texte cyranien reste le lieu privilégié de toutes les obscénités. la parodie de ce mythe vient dans cette optique pour bâtir tout un discours apologétique des relations sexuelles c'est-à-dire de la liberté du corps.

plus que prométhée, c'est dyrcona qui semble être le mythe de ce conte. le défi lancé à l'eglise, refusant que la lune soit un monde, est pareil à la démesure du héros de la mythologie grecque. en outre, la tentative du vol n'est pas d'ailleurs sans nous rappeler le mythe d'icare tant dans la démarche que dans le résultat final. ainsi dyrcona a-t-il l'impudence de penser que c'est dieu qui avait «recloué le soleil aux cieux» (86) pour assurer la réussite de cette ascension. en vérité, cette précision de facture scientifique veille plutôt à parodier les miracles d'ordre religieux et particulièrement un miracle figurant dans la bible où dieu arrête le soleil pour permettre la victoire de josué. l'ecriture est donc obliquement attaquée.

le texte cyranien exploite, comme on le voit, les ressources de modèles mythologiques célèbres. la parodie du mythe s'accorde, certes, avec la facture orale du conte, mais elle critique les modèles antérieurs et leur approche d'une telle matière. mais cette critique atteindra son summum avec la subversion des règles de l'écriture utopique.

c- la parodie de l'utopie ou l'écriture de la subversion:

le récit du voyage implique la découverte des us et coutumes des nations étrangères. cependant, dans les e.e.l. l'on assiste moins à l'édification d'une société exemplaire qu'à la critique d'un genre littéraire: l'écriture utopique. le récit affiche ostensiblement une audace subversive. grâce à la liberté, le profane n'existe pas et l'imagination utopique transgresse toutes les limites imposées par la morale.

comme toute oeuvre du xviie siècle, le récit de voyage a pour but de «plaire et instruire». l'instruction passe ainsi par les inventaires ethnographiques, géographiques, zoologiques, etc. la faune, la flore, les moeurs des peuplades rencontrées sont analysées tout au long du séjour du voyageur. des chapitres sont consacrés aux us et coutumes, à la religion, faisant des relations de véritables répertoires anthropologiques. dyrcona, lui, explore les lieux et les moeurs des séléniens habitants des diverses provinces traversées. dominique bertrand classe cette méthode sous l'égide de «l'écriture traversière»(87), si chère aux écrits des voyageurs libertins. mais, avec les traitements littéraires, épiques ou romanesques de la réalité, le voyageur devient vite le héros d'un récit autobiographique.

cependant, si l'on tient que le terme «utopie» inventé par t. more, réfère dans son étymologie à un «lieu qui n'existe pas», problématiquement «heureux», ou du moins «idéal», on peut dire que les e.e.l. n'est pas une utopie traditionnelle. il ne s'agit pas ainsi d'un voyage outre-mer mais d'un voyage astral, c'est-à-dire au-delà du monde. loin d'être «heureux», l'«autre monde» de Cyrano finit par être une image négative, au sens photographique du terme, du monde terrien. toutes les négations y trouvent leur place: négation de la liberté, négation de l'immortalité de l'âme et même négation de l'existence de dieu. le monde dit «utopique» devient donc réaliste. sylvie requemora précise justement que «l'utopie est revivifiée et renouvelée à la fin du xviie siècle par un traitement de plus en plus réaliste du voyage»(88). grâce donc à sa parodie del'utopie de t. more, Cyrano souligne le caractère illusoire voire chimérique du projet utopique.

le projet cyranien dans les e.e.l. utilise certes le corpus ethnographique constitué dès l'antiquité par les historiens et géographes. mais, en réemployant la triade anthropologique «mort / sexe / nourriture» dans un cadre utopique, Cyrano fait exploser les limites morales que le discours utopique impose ordinairement à la libre expression de l'imaginaire.en effet, l'épisode de la cérémonie funéraire du philosophe cultive des pulsions unanimement exclues de l'espace de la cité idéale: le cannibalisme et l'excès sexuel. si ce passage tend, en premier lieu, à parodier les funérailles du philosophe, il mesure aussi la violence subversive de la fiction cyranienne. ceci montre que l'auteur des e.e.l. n'est pas porteur d'un projet à l'instar de platon ou d'hérodote ou même de t. more. Cyrano s'amuse ici à emprunter les topoï d'un discours normatif pour les retourner violemment contre les normes. mais, le paradoxe est que cette violence est subtilement dissimulée sous le charme d'une écriture rendue perverse par son pouvoir d'insinuation du désir.

vue à travers le prisme de l'utopie, la parodie devient une écriture subversive. souvent l'ordre est inversé et les limites dépassées. cette subversion montre non seulement la visée critique du livre mais aussi et surtout sa quête permanente du plaisir et de la jouissance pour l'auteur ainsi que pour son lecteur.

l'étude de l'allégorie, du mythe et de l'utopie dans les e.e.l. nous a permis de nous arrêter sur une autre facette dans l'écriture parodique cyranienne: la subversion. ainsi, l'épisode du paradis terrestre investit savamment l'allégorie pour tourner en dérision l'ecriture. de sa part, la figure de prométhée, présente tout au long du voyage, vient pour tisser un écho avec l'histoire du héros. mais la tonalité burlesque devient pour le narrateur une arme efficace pour jouir de sa liberté dans son approche du mythe et son investissement dans la trame narrative. on a montré, en dernier lieu, que l'utopie prend une nouvelle dimension sous la plume de Cyrano. une portée anti-chrétienne et une perversion de l'ordre moral sont suffisantes pour montrer l'inanité du projet cyranien. l'auteur des e.e.l. tend, à vrai dire, moins à édifier une société idéale qu'à parodier un genre d'écriture où l'imagination elle-même n'y est pas libre. la parodie devient donc un art chez Cyrano. lequel art repose essentiellement sur un maniement intelligent et heureux du langage.

3- la parodie comme oeuvre d'art:

d'aucuns rhétoriciens et grammairiens assimilent la parodie à des pratiques qui reposent sur la tromperie, telles que le plagiat, la supercherie ou surtout le pastiche. ceci dit, toute écriture parodique présuppose un travail rigoureux sur le langage. les e.e.l. se présente comme un exemple éloquent dans ce sens. en effet, Cyrano multiplie les registres de langue et varie les tonalités selon la visée de sa parodie. par ailleurs, cette importance attachée à la question du langage va jusqu'à inciter le narrateur à déclencher des débats d'ordre linguistique. le langage non-articulé, le langage des animaux et celui des objets sont autant de sujets qui témoignent de la maestria cyranienne en la matière. pourquoi donc attacher une telle importance à la question du langage? le langage ne peut s'inscrire, à vrai dire chez Cyrano, que dans le cadre du projet de la liberté recherché par le truchement de l'écriture. ecrire pour cet écrivain, c'est une condition sine qua non pour être libre. cependant, une légère ambiguïté rôde autour du profil du lecteur visé par l'auteur des e.e.l. le choix du langage pose déjà un problème: faire de la parole l'instrument et l'objet d'une création perpétuelle, c'est risquer l'hermétisme et le non-sens; mais privilégier à tout prix la clarté, c'est étouffer les virtualités ludiques et poétiques du langage. aussi parodier est-il procéder à une lecture attentive d'un modèle antérieur pour le rendre compréhensible. mais souvent chez Cyrano, le discours parodique tombe dans le piège de l'ésotérisme. un tel paradoxe invite à se demander comment le langage fera oeuvre d'élucidation, s'il ajoute sa propre énigme à la démarche parodique du récit. ainsi, on voit que dans les e.e.l., la pluralité des mondes fait écho à celle des langues. la variation des registres ouvre la voie face à un vrai débat sur la fonction de la langue et son rapport avec la parole. mais la langue, encore une fois, devient une arme efficace pour libérer l'écriture d'une part, et instaurer du même coup un nouveau rapport avec le lecteur.

a- la parodie et ses langues:

la visée parodique des e.e.l. a pour corollaire une pluralité des langues évoquées dans le texte. on y trouve le français évidemment côtoyé du latin et du grec. cette diversité montre l'entrecroisement de plusieurs cultures. l'apologie du français et du grec va rappelle déjà l'absence du latin et de l'hébreu. ce parti pris montre la visée satirique de la parodie cyranienne.

Cyrano se démarque des autres romanciers de son siècle quant à l'approche de la question de la langue. les auteurs ont généralement tendance à gommer les réalités linguistiques en usant très peu de termes étrangers. ils résolvent ainsi les difficultés d'intercompréhension par la création de héros polyglottes. Cyrano, lui, souligne souvent les caractéristiques linguistiques des débats et montre, en outre, que la pluralité des mondes présuppose ipso facto une pluralité des langues.

le français est la langue principale des e.e.l. le narrateur s'adressant au lecteur en français est à la recherche, durant son voyage, de personnages parlant la même langue. en effet, le démon de socrate, malgré la charge culturelle de son nom (socrate réfère au grec bien entendu), finit par adopter le français pour converser avec le narrateur. celui-ci, de sa part, est tout étonné de constater que le «vieil elie», personnage rencontré au paradis terrestre, est «un étranger [qui] parle [sa] langue»(89). pourquoi donc donner une telle ampleur à sa langue maternelle?

cet incontestable avantage attaché au français peut être expliqué de plusieurs façons. en effet, le choix de sa langue facilite la narration. le narrateur n'est pas appelé à fournir un effort supplémentaire pour traduire un discours quelconque. dans cette optique, on peut dire que les e.e.l. tâche de se montrer respectueux des conventions romanesques de l'époque. cependant, claudine nédélec pense avec raison que cet avantage donné au français sur les autres langues évoquées, réelle ou imaginaires est «une représentation et une mise en fiction railleuses»(90).

le goût du héros pour les débats philosophiques est à l'origine de son apologie de la langue hellénique. on doit ainsi attendre les etats et empires du soleil pour entendre des chênes qu'elle est la langue «la plus universelle»(91). cette valorisation du grec ne va pas sans éclipser une autre langue non moins universelle: le latin. cette langue savante, celle de l'eglise évidemment, est totalement absente et se trouve par ailleurs comme l'emblème de la superstition. si on rapproche cette absence à la portée parodique de l'oeuvre, on peut en déduire qu'il s'agit là d'un rejet de la philosophie scolastique et aristotélicienne, revue et corrigée par le thomisme, au profit des philosophies épicurienne et socratique.

une autre absence non moins significative vient pour corroborer la visée satirique de la parodie biblique dans l'épisode du paradis terrestre: c'est celle de l'hébreu. Cyrano brise, en effet, notre horizon d'attente en faisant parler le prophète elie en français. la version biblique cyranienne relatant l'histoire du péché originel est une mise à nu du discours religieux. une bible en français, ou disons mieux en langue vulgaire, réduit à quia l'eglise et son latinisme. par ailleurs, cette liberté dans le choix de la langue dans un domaine supposé sacré trahit-ce qui est devenu d'ailleurs une «sacro-sainte» règle chez Cyrano- la visée ironique d'une cette parodie.

les e.e.l. est donc l'oeuvre de toutes les langues et de toutes les cultures. le français triomphe devant le latin et l'hébreu sans exclure la langue «universelle» de la philosophie: le grec. Cyrano semble reprendre ici, en le caricaturant, le modèle humaniste quant à la question de la langue. laquelle question sera plus approfondie avec la présence de nouveaux modes de communication au sein de la société lunaire.

b- de la langue au service de la parodie:

la langue devient dans les e.e.l. le signe de l'appartenance à une couche sociale. on distingue ainsi la langue des «grands» et celle du «peuple». par ailleurs, dans le monde de la lune, c'est le corps qui devient un moyen de communication. tous les oiseaux et végétaux sont ainsi capables de communiquer. l'étrange prosopopée du «chou» offre un exemple éloquent dans ce chapitre.

la conception de la langue dans la lune est bipolaire. «deux idiomes sont usités en ce pays, constate le narrateur, l'un sert aux grands, l'autre est particulier pour le peuple»(92). si la première langue est «semblable à notre musique», la seconde «s'exécute par les trémoussements des membres»(93). autrement dit, si la langue des «grands» est sublime par sa facture musicale susceptible de «chatouiller l'oreille», la seconde langue, elle, relève plutôt du grossier et semble être désignée pour une classe sociale assez large. y a-t-il donc derrière cette hiérarchisation un discours parodique?

dans les e.e.l, le double langage lunaire, qui n'empêche pas l'intercompréhension, vise la séparation de deux couches sociales. en favorisant le mode allégorique, Cyrano distingue le langage réputé grossier d'un peuple jugé plus proche de la bête brute, d'un langage sublime faisant le propre de l'homme raisonnable. l'auteur sépare donc le bon grain de l'ivraie. peut-on voir dans cette opération l'image d'un auteur puriste, surtout en un temps où la régulation de la langue est allée jusqu'à devenir une question politique? certains critiques stipulent qu'il s'agit là d'une représentation satirique et méprisante du peuple. mais, cette thèse ne tarde pas à montrer ses limites. c'est le narrateur, lui-même, qui refuse souvent de se laisser emporter par un langage sublime en parsemant son récit de propos burlesques ou disons populaires. il y a donc ambiguïté sur ce choix.

l'ambiguïté de la langue de la lune est maintenue par l'investissement du corps comme forme de communication. ainsi, le «pli sur le front, les divers frissonnements des muscles, les renversements des mains, les battements de pied [et] les contorsions de bras»(94) sont autant de gestes que témoignent de l'importance du corps dans la communication chez les lunaires. n'est-ce pas là un signe d'animalité? au contraire. le corps devient pour Cyrano une forme supérieure à la communication articulée. si le langage tend à dissimuler la pensée, le corps, lui, la révèle dans un geste qui ne manque pas de transparence et de sincérité. voilà donc une parodie satirique du langage terrien. pour la philosophie scolastique, à juste titre, le langage devient souvent une arme efficace pour dérouter le public. bref, il n'est pas un moyen mais une fin en soi.

le langage du corps est un moyen sublime de communication à l'aune du narrateur. au lieu de critiquer ce langage reposant sur la mimique, le héros quitte son «grognement non articulé»(95) et «[apprend] à parler comme [les lunaires]»(96). cependant, cette surévaluation du langage sélénien finit par devenir une dévaluation comme c'est le cas dans tout énoncé ironique. en effet, claudine nédélec précise avec justesse qu'«il y a là [...] un écho ironiquement déformé et hyperbolisé du rôle du corps dans la tragédie et dans les romans, où pâleur, rongeurs, larmes... rendent visibles les passions que l'on voudrait cacher»(97). on comprend donc que Cyrano, loin d'éblouir son lecteur d'un style pompeux et déroutant, prône une rigueur mise constamment au service de la translucidité. mais, cet écrivain de la liberté va jusqu'à donner la parole aux inanimés.

le langage des oiseaux et végétaux est plus présent dans les e.e.s. que dans les e.e.l. dans le dernier texte, on apprend par la bouche de dyrcona que la nature parle dans le paradis terrestre pour dire sa beauté et son harmonie. ainsi, dans ce locus amoenus «la trémoussante assemblée [des] gosiers mélodieux est si générale qu'il semble que chaque feuille dans le bois ait pris la langue et la figure d'un rossignol»(98). le bruit des feuilles des arbres se transforme dans l'oreille du narrateur en un chant mélodieux ne pouvant émaner que d'un rossignol. le comparant «rossignol» est universellement réputé pour la perfection de son chant. on rappelle, à juste titre, que c'est ce chantre de l'amour que roméo et juliette écoutent la veille de leur séparation. Cyrano semble reprendre dans ce cas une image théâtrale shakespearienne non sans portée ironique évidemment.

la prosopopée du choux est l'un des épisodes les plus étranges dans les e.e.l. «souvenez-vous donc, nous dit le démon de socrate, [...], qu'encore qu'un chou que vous coupez ne dise mot, il n'en pense pas moins»(99). la défense du chou est une attaque contre la philosophie de descartes. Cyrano pense en effet que la raison et l'imagination ne sont pas l'apanage de l'homme, mais aussi de toutes les créatures. aussi, l'exemple du chou, dans son aspect anodin, semble reprendre, en le déformant, le raisonnement des philosophes dogmatiques. pour eux, tous les objets peuvent servir d'argument. cependant, on peut même ajouter que par cette prosopopée, l'auteur invite le lecteur à écouter la voix de la nature, histoire de sortir de son anthropomorphisme.

dans les e.e.l. comme dans les e.e.s, tout le monde parle. les «grand», le peuple, l'oiseau et même le chou. le corps, comme langage non-articulé, devient un moyen de communication supérieur. déjà, à travers ces choix inédits, on subodore en Cyrano le héros d'une nouvelle esthétique romanesque et le héraut d'une liberté du langage.

c- pour une liberté du langage:

durant notre analyse, on n'a pas cessé de dire que la littérature pour Cyrano est à la fois quête et exercice de la liberté, et que son oeuvre peut se lire comme une série de mises en cause du principe d'autorité. la liberté de la langue, chez lui, a de multiples facettes. tantôt lexicale, tantôt syntaxique, elle finit par afficher la richesse du répertoire langagier cyranien et l'épaisseur de sa culture encyclopédique.

le lieu commun de la critique est de classer l'oeuvre de Cyrano sous l'égide de la littérature hermétique du xviiè siècle. ce jugement est dû peut-être à la richesse de la langue employée savamment par l'auteur. dans les e.e.l., les personnages mêlent jargons techniques et scientifiques (physique, chimie, alchimie, médecine...), termes prosaïques, archaïsmes et mêmes des tournes aphoristiques («toutes choses sont en toutes choses»(100). cette richesse fait de Cyrano un écrivain polygraphe et dévoile la pesanteur de son savoir en la matière. mais ce choix débridé de la langue, qui va d'ailleurs en harmonie avec l'esprit de toute écriture parodique, reste en parfait désaccord avec le projet réformateur des puristes. Cyrano semble faire la sourde oreille à toutes les tentatives de régulation de la langue à son époque.

la liberté dans la langue cyranienne est tout d'abord d'ordre lexical. ainsi, chez l'auteur des e.e.l., il n'y a pas de place pour les catégorisations génériques. autrement dit, il ne distingue jamais entre texte savant et texte de divertissement. souvent les réflexions les plus sérieuses côtoient les propos les plus burlesques. cet ébranlement des distinctions sociales par le langage montre que le livre cyranien n'est pas porteur d'un message idéologique au profit d'une classe quelconque. pour cet auteur, ni «l'autorité d'un savant ni le plus grand nombre ne l'emportent point sur l'opinion d'un batteur en grange, si le batteur en grange raisonne aussi fortement»(101). la langue appartient chez lui aux «patriciens» ainsi qu'aux «plébéiens». n'est-ce pas là le signe sublime d'une «démocratisation» (terme anachronique) de la société par la langue?

la langue dans les e.e.l., c'est aussi une liberté syntaxique. les notes de madeleine alcover (ed. champion) rendent compte des différentes constructions syntaxiques rares ou archaïques figurant dans le texte. l'autorité d'un vaugelas, d'un brunot ou même d'un oudin ne préoccupe à aucun moment Cyrano. des expressions telles que «rien autre chose» (pour dire «rien d'autre») ou «hors le» (au lieu de «hors du») condamnées par les grammairiens de l'époque sont autant de marques d'une révolte à l'égard des institutions monopolisant le droit d'édicter des règles pour l'utilisation de la langue.

Cyrano reste libre, par ailleurs, dans le choix des expressions métaphoriques. en effet, lors de la discussion à propos de l'origine du monde, le démon de socrate présente la matière comme «une excellente comédienne, [qui] joue [...] toutes sortes de personnages, sous toutes sortes d'habits»(102). cette métaphore a une fonction didactique. elle aide le narrateur (c'est-à-dire l'interlocuteur) et le lecteur à saisir la duplicité de la matière. telle une comédienne, elle accepte la coexistence de toutes les autres matières. le comparant «comédienne», au féminin comme «la matière», n'est pas dénué de toutes connotations burlesques. on rit au coeur d'un débat sérieux sur la matière, comme on l'a déjà fait avec un «prométhée» comparé au «membre viril».

la liberté chez Cyrano passe donc par un travail rigoureux sur la langue. les archaïsmes et néologismes, les familiers et les soutenus sont des styles qui s'entrecroisent harmonieusement dans le texte pour renforcer sa richesse et même son hermétisme.

saisir la question de la langue, dans l'oeuvre de Cyrano, dans sa totalité et sous l'égide de l'écriture parodique est une entreprise aléatoire. mais, on a néanmoins montré qu'au sein du même texte, vivent plusieurs langues. la langue maternelle devient le point de mire du narrateur et arrive à éclipser les autres langues qui gravitent autour d'elle. seul le grec, la langue de la philosophie, bénéficie de l'apologie cyranienne. par ailleurs, le langage dans les e.e.l. n'est pas toujours articulé. le corps devient la manifestation supérieure de la transparence et de la sincérité dans la communication. c'est par voie de conséquence que ces différents moyens du langage finissent par dévoiler les richesses de cette langue, de l'oeuvre et de l'écrivain. l'écrivain, que Cyrano est, trouve encore une fois une arme efficace dans sa quête de la liberté: le langage. il arrive ainsi à se délester des carcans syntaxiques, lexicaux et rhétoriques qui font entrave à sa liberté. il parle toutes les langues, et toutes les langues parlent de lui.

conclusion

si l'oeuvre de Cyrano ne cesse de dévoiler ses richesses, c'est peut-être grâce à son recours constant à l'écriture parodique. celle-ci ne concerne pas, comme on l'a bien montré, un seul domaine. ainsi, en matière de religion, Cyrano procède à une relecture du récit biblique. le péché originel ou même le déluge de noé ne sont pour lui que des prétextes pour se poser dans le refus. par conséquent, le statut religieux de l'auteur des e.e.l ne résiste pas à l'ambiguïté. laquelle ambiguïté s'amenuise nettement en philosophie. la réécriture du discours philosophique permet, en effet, de ranger Cyrano sous l'égide de la philosophie matérialiste. sa critique acerbe d'aristote, de descartes et de tous les dogmatiques trace le profil d'un héritier d'epicure. en outre, sa glorification de la raison laisse entendre un certain refus pour les doctrines et pour les préjugés. cependant, on a vu aussi que les e.e.l. reste une oeuvre littéraire. les livres et les personnages d'un sorel ou d'un scarron ou même d'un tristan l'hermite s'y côtoient dans un jeu d'écho «tressé» par un narrateur fantaisiste. cette triple facette dans la pratique parodique présente l'écriture cyranienne à la fois comme une quête et un exercice de la liberté.

prêcher la liberté dans l'écriture, pour Cyrano, c'est se situer en porte à faux par rapport aux normes. durant cette réflexion, on a vu comment le narrateur mêle réalité et fiction pour renforcer l'innocuité d'une écriture vidée de tout projet et de toute doctrine susceptibles de changer le monde. la réactivation du mythe, de l'utopie et de l'allégorie permet à l'imagination d'étendre ses tentacules en passant par les inventaires ethnographique, géographique et même zoologique. la parodie de more ou de campanella devient, à cet égard, un pur jeu sur les richesses du langage. on a remarqué, ainsi, que toutes les langues vivent dans les e.e.l avec une prédilection pour le français et le latin. mais, la communication ne peut acquérir sa transparence qu'à travers le langage du corps. la liberté dans le choix du langage finit par démontrer une richesse qui devient, parfois et paradoxalement, source d'ésotérisme.

pour un auteur libertin comme Cyrano, la pratique parodique devient le moyen le plus sûr pour se délester des fardeaux doctrinaires. en effet, le mélange des tonalités et l'engouement pour les pointes, l'ironie et le délire verbal offrent à l'écrivain la possibilité d'afficher sa libre pensée et sa pensée libre. la parodie tend encore à substituer à la leçon doctrinale les plaisirs d'un récit qui joue sur la portée allégorique d'un voyage interplanétaire. il s'agit réellement non seulement d'un voyage à la lune, mais aussi, et surtout d'un long périple à la recherche du savoir et de la vérité. Cyrano exploite toutes les ressources que lui offre l'écriture parodique pour poser dans les e.e.l les grandes questions de l'humanité. ces mêmes questions, et d'autres plus profondes, seront traitées, dans un style plus symbolique et non dépourvu de rigueur, dans les etats et empires du soleil. mais, aucune question ne sera encore une fois tranchée. car trancher sur un sujet, c'est accepter d'être rangé sous l'égide d'une doctrine. et Cyrano, lui, veut reste libre.

séquence didactique

la parodie dans les etats et empires de la lune de Cyrano de Bergerac

cadre général:

la séquence didactique est élaborée dans le cadre de l'étude intégrale des etats et empires de la lune de Cyrano de Bergerac.

cette étude porte essentiellement sur la notion de «parodie», ses procédés et sa visée en fonction du type du rapport qu'elle entretient avec le modèle réécrit.

objectif général:

il est question dans cette séquence de faire réfléchir les élèves sur les outils langagiers de la parodie et ses diverses fonctions afin de saisir les spécificités de l'écriture romanesque cyranienne.

corpus:

Cyrano de Bergerac, l'autre monde ou les etats et empires de la lune, ed. critique, paris: champion, 2004.

sorel charles, histoire comique de francion, ed. de fausta garavini, folio classique, paris: gallimard, 1996.

public:

la séquence est présentée pour les élèves des c.p.g.e(103).

modalités d'exécution:

la parodie est une notion complexe. elle n'est pas essentiellement littéraire, mais elle exige également une réflexion sur le langage. le lecteur/élève est appelé donc à mobiliser sa culture générale afin de saisir les enjeux, souvent dissimulés, du texte parodique et son rapport avec l'intertexte parodié. c'est ce qui justifie d'ailleurs le choix d'une c.p.g.e.

ainsi faut-il ménager une place pour cette séquence vers la fin de l'année scolaire. une étude préalable de la narration, de la description et de l'argumentation peut fournir des outils nécessaires à l'approche de la problématique de la parodie.

la séquence s'étalera sur une enveloppe horaire de quatre heures, selon le tableau suivant:

séance

durée

activité

corpus

page

1ère

60 min

activité de langue (préparation)

«j'avais cheminé demi-lieue...

... dieu l'avait rempli».

34

35

36

2ème

60 min

explication linéaire

«je rencontrai d'abord...

... se joindre à la terre...».

31

32

33

3ème

120 min

lecture méthodique (approche comparative)

texte 1: les etats et empires de la lune: «après ce déjeuner... toujours grande chère».

72

73

texte 2: histoire comique de francion: «je veux bien... pour le commerce».

582

préacquis:

on suppose en amont que les élèves font la distinction entre des termes tels que: parodie, intertextualité, tonalités (ironique, burlesque, comique, etc.).

prérequis:

lecture préalable des e.e.l. de Cyrano d.b.

lecture de francion de sorel ou au moins de son synopsis dans un bon dictionnaire des oeuvres littéraires. cette oeuvre et son auteur présentent des similarités avec les e.e.l. et Cyrano. les deux auteurs sont ainsi classés sous l'égide de la littérature dite «libertine» du xviie siècle.

recherche préalable de la version originale du péché originel dans un dictionnaire de religion (exemple: vocabulaire de théologie biblique de xavier léon-dufour, ed du cerf)

maîtrise des soubassements majeurs de la philosophie scolastique. un dictionnaire de philosophie peut les aider dans cette recherche. (exemple: dictionnaire de philosophie de christian godin. ed. fayard/ éditions du temps).

séance première: support n° 1: les e.e.l:

«j'avais cheminé demi-lieue à travers une forêt de jasmins et de myrtes, quand j'aperçus couché à l'ombre je ne sais quoi qui remuait: c'était un jeune adolescent, dont la majestueuse beauté me força presque à l'adoration. il se leva pour m'en empêcher et:

ce n'est pas à moi, s'écria-t-il fortement, c'est dieu que tu dois ces humilités!

- vous voyez une personne, lui répondis-je, consternée de tant de miracles, que je ne sais par lequel débuter mes admirations; car, en premier lieu, venant d'un monde que vous prenez sans doute ici pour une lune, je pensais être abordé dans un autre que ceux de mon pays appellent la lune aussi; et, voilà que je me trouve en paradis aux pieds d'un dieu qui ne veut pas être adoré, et d'un étranger qui parle ma langue.

- hormis la qualité de dieu, me répliqua-t-il, ce que vous dites est véritable; cette terre-ci est la lune que vous voyez de votre globe et ce lieu-ci où vous marchez est le paradis, mais c'est le paradis terrestre où n'ont jamais entré que six personnes: adam, eve, enoch, moi qui suis le vieil elie, saint jean l'evangéliste et vous. vous savez bien comment les deux premiers en furent bannis, mais vous ne savez pas comment ils arrivèrent en votre monde. «sachez donc qu'après avoir tâté tous deux de la pomme: défendue, adam, qui craignait que dieu irrité par sa présence ne rengrégeât sa punition, considéra la lune, votre terre, comme le seul refuge où' il se pouvait mettre à l'abri des poursuites de son créateur. or, en ce temps-là, l'imagination chez l'homme était si forte, pour n'avoir point encore été corrompue, ni par les débauches, ni par la crudité des aliments, ni par l'altération des maladies, qu'étant alors excité du violent désir d'aborder cet asile, et que toute sa masse étant devenue légère par le feu de cet enthousiasme, il y fut enlevé de la même sorte qu'il s'est vu des philosophes, leur imagination fortement tendue à quelque chose, être emportés en l'air par des ravissements que vous appelez extatiques, eve, que l'infirmité de son sexe rendait plus faible et moins chaude, n'aurait pas eu sans doute l'imaginative assez vigoureuse pour vaincre par la contention de sa volonté le poids de la matière, mais parce qu'il y avait très peu qu'elle avait été tirée du corps de son mari, la sympathie, dont cette moitié était encore liée à son tout, la porta vers lui à mesure qu'il montait, comme l'ambre se fait suivre de la paille, comme l'aimant se tourne au septentrion d'où il a été arraché; et adam attira l'ouvrage de sa côte, comme la mer attire les fleuves qui sont sortis d'elle. arrivés qu'ils furent en votre terre, ils s'habituèrent entre la mésopotamie et l'arabie; les hébreux l'ont connu sous le nom d'adam et les idolâtres sous le nom de prométhée: que leurs poètes feignirent avoir dérobé le feu du ciel, à cause de ses descendants qu'il engendra pourvus d'une âme aussi parfaite que celle dont dieu l'avait rempli»(104).

activité:

activité de langue en guise de préparation à l'étude de la parodie. cette activité s'articule autour d'un extrait des e.e.l. de Cyrano de Bergerac.

objectif spécifique:

amener les élèves à étudier les matériaux de l'écriture parodique sur les plans énonciatif, syntaxique et rhétorique.

déroulement de la séance:

le texte se présente comme le parangon de l'écriture parodique cyranienne dans les e.e.l. il prend l'escale de dyrcona, narrateur et héros du roman, comme prétexte pour réécrire le récit biblique du péché originel.

cette réécriture prend l'aspect d'un dialogue entre le héros et le prophète elie. la démarche dialogique permet un échange fructueux entre deux personnages issus de deux mondes différents et souligne, par ailleurs, la visée argumentative du texte.

la narration est polyphonique. ainsi, dyrcona raconte ce que le personnage, lui, a déjà conté dans une mise en abîme caractéristique de l'écriture parodique. en outre, la charge historique du passage est rendue par un emploi excessif des temps du récit (imparfait, passé simple, présent, parfait, ...).

du point de vue stylistique, les figures d'analogie (comparaison, métaphore) renforcent la tonalité didactique du texte. l'emploi d'un jargon scientifique trahit une volonté d'exhaustivité, un raffinement analytique. cependant, les phénomènes de discordance (registre de langue, tonalité...) ont pour corollaire une visée ironique à l'égard de l'intertexte religieux parodié.

a- sur le plan énonciatif:

pour respecter un principe cher à l'opération enseignement-apprentissage, la progression, on commencera par poser aux élèves des questions simples telles que:

qui parle (ent) dans le texte?

quelles sont les personnes grammaticales figurant au passage?

a le prendre par son aspect fictif, le texte se déroule au «paradis terrestre» et met en scène deux personnages: dyrcona et elie. mais, c'est le premier qui raconte cet épisode sous forme d'une scène. ce choix est à l'origine d'une adéquation quasi-parfaite entre temps du récit et temps de fiction.

la facture dialogique du texte présuppose une alternance des différentes fonctions du langage telles qu'elles les ont présentées jakobson. r. comme on suppose au préalable que les élèves maîtrisent les six fonctions du langage, on peut leur poser la question suivante:

quelles sont les fonctions du langage dominantes dans le texte?

les dialogue oppose souvent le «je» au «vous», la fonction expressive à la fonction conative. la première est présente dans le récit de dyrcona relatant son parcours avant d'arriver au paradis. la seconde, elle, est mobilisée dans le discours d'elie et dirigée contre le narrateur et sa version erronée du péché originel. dans «vous savez bien comment les deux premiers [adam et eve] en furent bannis, mais vous ne savez pas comment ils arrivèrent en votre monde», on remarque qu'il y a opposition entre le savoir de dyrcona et celui d'elie. cette phrase joue une fonction programmatique et prépare également le lecteur à la version parodique improvisée par le «prophète». par ailleurs, le texte est parsemé d'expressions assumant une fonction phatique («et d'un étranger qui parle ma langue» ou métalinguistique que («par des ravissements que vous appelez extatiques»; «les hébreux l'ont connu sous le nom d'adam et les idolâtres sous le nom de prométhée»).

cette étude brève du système énonciatif montre que la parodie est tout d'abord une réflexion sur le langage. la gestion fantaisiste de la narration et la variation des fonctions du langage sont autant de signes de la subversion des topoï de l'écriture par la réécriture. la réécriture, en tant que pratique parodique, c'est aussi un travail rigoureux sur la syntaxe.

b- sur le plan syntaxique:

a la lumière de notre étude de la parodie, l'approche de la syntaxe du texte doit passer par deux axes: les temps du récit et la structure complexe des phrases.

1- les temps du récit:

pour amener les élèves à repérer les différents temps utilisés dans le passage et leur(s) valeur(s), on peut leur poser la question suivante:

quels sont les temps utilisés dans le texte?

les temps figurant au passage sont:

l'imparfait: il peut servir pour la description («c'était un jeune adolescent»), ou pour la narration d'événements ayant lieu au passé («adam, qui craignait que dieu...»).

le passé simple: il introduit souvent une action brève et accomplie («s'écria-t-il»; «considéra la lune»). ce temps du passé s'accorde parfaitement avec le mode singulatif privilégié par la narration.

le présent: il exprime des actions et/ou des états ancrés dans le moment de la narration («celui-ci où vous marchez»). mais il peut introduire une vérité générale («cette terre-ci est la lune»).

on doit attirer l'attention des élèves sur la présence d'autres temps «secondaires»: passé composé, future simple, conditionnel passé. la variation des temps, doit-on leur monter, est un procédé propre à l'écriture parodique. le passé (modèle parodié) est reproduit au présent dans une visée bien déterminée. ainsi, dans la phrase: «vous savez bien comment les deux premiers en furent bannis, mais vous ne savez pas comment ils arrivèrent en votre monde.», on remarque que l'opposition entre le passé simple à la forme passive («furent bannis») et à la forme active (« arrivèrent») prépare le lecteur à la version parodique du péché originel.

2- la syntaxe complexe:

cette étude ne veillera pas à un repérage systématique des phrases complexes, mais plutôt à saisir les spécificités de la phrase en tant qu'élément clé du texte parodique. pour ce faire, on peut poser la question ci-dessous:

quel type de phrases complexes domine dans le passage?

ce sont certainement les relatives. elles sont souvent introduites pour caractériser de manière burlesque l'antécédent. («adam, qui craignait que dieu irrité par sa présence ne rengrégeât sa punition»; «eve, que l'infirmité de son sexe rendait plus faible»). par ailleurs, la fréquence des incises («lui répondis-je», «me répliqua-t-il») témoigne d'une certaine fidélité de la part du narrateur aux faits relatés.

pour préparer les élèves à l'étude de la parodie proprement dite, on doit passer inéluctablement par une analyse de la syntaxe du texte. ainsi, les temps utilisés permettent d'établir un jeu de miroir entre passé et présent, entre le texte et son intertexte parodié. de sa part, la syntaxe complexe offre au personnage la possibilité de nourrir ses propos d'idées relevant de l'écriture parodique. mais, c'est une brève analyse stylistique du passage qui permettra peut-être de mieux saisir les procédés et visées de la parodie.

c- sur le plan rhétorique:

pour introduire les deux axes sur lesquels s'articulera notre étude, on peut poser aux élèves deux questions comme suit:

relevez les figures d'analogie dans le texte? quelle(s) est (sont) leur(s) fonction(s)?

quels sont les indices des tonalités didactique et burlesque dans le texte?

1- les figures d'analogie:

c'est la comparaison qui occupe la place majeure parmi les autres figures de style. elle est surtout présente vers la fin du passage. on remarque qu'elle a souvent une facture scientifique («comme l'ambre se fait suivre de la paille»; «comme l'aimant se trouve au septentrion d'où il a été arraché»...). le lexique technique, supposé monosémique, marque l'intrusion dans un discours de fiction d'un monde en prise sur la réalité, d'un monde socialisé tout court.

la panoplie de comparaisons juxtaposées génère une isotopie de l'attraction rendue par des termes tels que: «se fait suivre; aimant, attira;...». aussi, la multiplication des exemples, aussi anodins soient-ils, n'est pas sans rappeler la démarche scolastique. le texte cache donc une tonalité didactique.

2- les tonalités:

est qualifié de didactique tout ce qui se donne pour but d'enseigner, d'une façon plus ou moins agréable, les principes d'une science ou d'un art. le prophète elie présente ici une leçon sur le péché originel. l'emploi excessif des modalisateurs épistémiques («sans doute;je ne sais quoi qui , fortement...») montre un souci d'objectivité cher à toute méthode d'enseignement.

mais, il ne s'agit, à vrai dire, que d'une pseudo-objectivité. les inventions burlesques mises dans la bouche du prophète elie marquent une distance parodique à l'égard de l'intertexte biblique revisité et de la religion comme doctrine en général. la charge religieuse du passage impose l'emploi d'un champ lexical relevant du «sacré». cependant, des termes tels que: «débauche; crudité des aliments, sexe...» viennent pour générer une tonalité burlesque et renforcer du même coup le caractère profane de cette littérature.

la stylistique construit donc toujours un sens. ainsi, dans ce texte la comparaison sert de «raisonnement sérieux» pour appuyer une «croyance burlesque» (les e.e.l p. 7). ce détournement de sens est souvent mis au service d'un regard ironique à l'égard du récit biblique et des doctrines religieuses.

au terme de cette première séance, on suppose que les élèves parviennent à distinguer les différents outils énonciatifs, syntaxiques et rhétoriques propres à l'écriture parodique. ainsi, une prédilection pour le dialogue entre les personnages, un jeu sur les niveaux narratifs et un travail rigoureux sur les effets du style montrent que la parodie est bien avant tout un art. les élèves doivent donc être sensibles au sens du texte à travers ses multiples strates. les acquis de cette phase préparatoire seront évalués lors de la prochaine séance consacrée à l'explication linéaire d'un passage parodique.

séance deuxième: support n° 2: les e.e.l:

«je rencontrai d'abord une étoile de cinq avenues, dont les chênes qui la composent semblaient par leur excessive hauteur porter au ciel un parterre de haute futaie. en promenant mes yeux de la racine jusqu'au sommet, puis les précipitant du faîte jusqu'aux pieds, je doutais si la terre les portait, ou si eux-mêmes ne portaient point la terre pendue à leurs racines; on dirait que leur front superbement élevé plie comme par force sous la pesanteur des globes célestes, dont ils ne soutiennent la charge qu'en gémissant. leurs bras étendus vers le ciel semblent en l'embrassant demander aux astres la bénignité toute pure de leurs influences, et la recevoir, auparavant qu'elles aient rien perdu de leur innocence, au lit des éléments.

là de tous côtés les fleurs, sans avoir eu d'autres jardiniers que la nature, respirent une haleine sauvage qui réveille et satisfait l'odorat; là l'incarnat d'une rose sur l'églantier, et l'azur éclatant d'une violette sous des ronces, ne laissant point de liberté pour le choix, vous font juger qu'elles sont toutes deux plus belles l'une que l'autre; là le printemps compose toutes les saisons; là ne germe point de plante vénéneuse que sa naissance ne trahisse sa conservation; là les ruisseaux racontent leurs voyages aux cailloux; là mille petites voix emplumées font retentir la forêt au bruit de leurs chansons, et la trémoussante assemblée de ces gosiers mélodieux est si générale qu'il semble que chaque feuille dans le bois ait pris la langue et la figure d'un rossignol; echo prend tant de plaisir à leurs airs qu'on dirait à les lui entendre qu'elle ait envie de les apprendre. a côté de ce bois se voient deux prairies dont le vert gai continu fait une émeraude à perte de vue. le mélange confus des peintures que le printemps attache à cent petites fleurs égare les nuances l'une dans l'autre, et ces fleurs agitées semblent courir après elles-mêmes pour échapper aux caresses du vent. on prendrait cette prairie pour un océan, mais parce que c'est une mer qui n'offre point de rivage, mon oeil, épouvanté d'avoir couru si loin sans découvrir le bord, y envoyait vitement ma pensée; et ma pensée doutant que ce fût là la fin du monde, se voulait persuader que des lieux si charmants avaient peut-être forcé le ciel de se joindre à la terre.

au milieu d'un tapis si vaste et si parfait, court à bouillons d'argent une fontaine rustique qui couronne ses bords d'un gazon émaillé de pâquerettes, de bassinets, de violettes, et ces fleurs qui se pressent tout à l'entour font croire qu'elles se pressent à qui se mirera la première; elle est encore au berceau, car elle ne fait que de naître, et sa face jeune et polie ne montre pas seulement une ride. les grands cercles qu'elle promène en revenant mille fois sur soi-même, montrent que c'est bien à regret qu'elle sort de son pays natal; et comme si elle eût été honteuse de se voir caressée auprès de sa mère, elle repoussa toujours en murmurant ma main folâtre qui la voulait toucher. les animaux qui s'y venaient désaltérer, plus raisonnables que ceux de notre monde, témoignaient être surpris de voir qu'il faisait grand jour sur l'horizon, pendant qu'ils regardaient le soleil aux antipodes, et n'osaient quasi se pencher sur le bord de crainte qu'ils avaient de tomber au firmament» (105).

activité:

il s'agit dans cette séance d'un prolongement des acquis de la séance précédente. une explication juxtalinéaire permettra aux élèves de saisir les spécificités de l'écriture parodique cyranienne. on rappelle, dans ce sens, que le passage sur lequel on va vérifier les acquis de la séance précédente estextrait des e.e.l. (pp. 31-33).

objectif spécifique:

on veillera à faire réfléchir les élèves sur toute une panoplie d'outils sémantico-syntaxiques propres au texte parodique à expliquer.

déroulement de la séance:

expliquer un texte, c'est essentiellement dépister les réseaux connotatifs qui le traversent et le structurent. encore, pour un texte parodique l'enjeu est de taille.

pour faciliter la tâche aux élèves, on peut leur demander de chercher les caractéristiques de l'écriture utopique dans un bon dictionnaire d'histoire littéraire. ainsi, peut-on les appeler à expliquer hors-classe les mots difficiles («futaie; faîte; bénignité; ronces...» et chercher dans un dictionnaire de mythologie la figure d'«echo» afin de saisir la portée symbolique de son emploi dans le texte.

l'explication de ce texte doit tout d'abord commencer par le situer dans l'économie générale du texte. pour ce faire, on peut poser des questions telles que:

où se trouve le narrateur/héros?

comment est-il arrivé à la lune?

a- introduction:

1- situation du texte:

la situation d'un texte dans une oeuvre n'est pas une fin en soi. ce n'est qu'un prétexte pour introduire le passage en question tout en précisant son rapport avec le contexte immédiat qui le précède. pour être plus utile, on peut situer ce passage simplement comme suit:

«après une discussion savante avec le vice-roi m. de montmagny, dyrcona, héros et narrateur de ce voyage, entreprend de nouveau de s'envoler. arrivé sur la lune, il est fasciné par la beauté de la nature dans un lieu utopique».

2- caractérisation du texte:

pour permettre aux élèves de caractériser le passage, on peut leur poser les questions suivantes:

quel est le type du texte? narratif? argumentatif? descriptif?

quel est l'objet de la description? ses fonctions? son mode de fonctionnement?

le passage à expliquer est descriptif. le narrateur y décrit un paysage lunaire doté d'une beauté subliminale. la description repose sur la perception visuelle. elle s'apparente à un tableau harmonieux où les «chênes» côtoient les «fleurs» dans une «prairie» paradisiaque.

mais le texte, vu son marquage hyperbolique, essaye de reproduire les topoï de l'écriture utopique. la peinture de ce paradis semble parodier l'utopie de t. more par le truchement d'une description poétisée et marquée au sceau d'une subjectivité démesurée.

3- projet de lecture:

c'est l'axe central de l'explication. ce projet doit tenir compte de la perspective parodique de la séquence. voici un projet de lecture parmi d'autres:

montrer comment la poétisation de la description de ce «locus amoenus» reprend, en le parodiant, le modèle descriptif utopique. (le plan sera détaillé lors du développement).

b- développement:

pour diviser le texte en mouvements, on doit attirer l'attention des élèves sur les données suivantes:

l'objet de la description: thème-titre sous-thèmes.

le mouvement de la description: du général au particulier; de la périphérie au centre; du haut en bas, etc.

la fonction de la description: didactique, décorative, dilatoire ou même diégétique.

le texte est composé de deux paragraphes, mais il est constitué de trois mouvements. c'est justement le caractère mobile de la description qui impose ce choix.

pour expliquer ce texte, on peut se référer au plan suivant:

1er mouvement: «je rencontrai... au lit des éléments».

il s'agit là de la description des «chênes» et surtout de leur «excessive hauteur». les modalisateurs aléthiques sont omniprésents: «je doutais; on dirait que, semblent». ils sont la marque d'une prudence langagière qui cache mal le besoin d'affirmer sa subjectivité et de faire de sa vérité la vérité. en outre, le pronom indéfini «on» veille à faire partager son jugement au lecteur.

ce premier mouvement ne va pas sans être en butte à l'exagération. on invitera donc les élèves à commenter la dernière phrase: «leur bras étendus... éléments». cette personnification tourne en dérision la religion et surtout la relation entre dieu et sa créature. en vérité, l'amplification de la beauté des «chênes» décrits vise à déconstruire les normes d'une écriture utopique accusée souvent pour ses chimères et son invraisemblance.

2ème mouvement: «là de tous côtés... de les apprendre».

c'est le passage où la verve poétique du narrateur atteint son point culminant. il faut rappeler aux élèves que Cyrano est un auteur polygraphe. il était aussi poète que romancier. ils doivent donc être vigilants à propos des effets de style, des éléments poétiques (vers blancs, des effets sonores, musicalité etc.).

pour saisir les enjeux de ce passage, on peut aider les élèves avec des questions telles que:

relevez les figures de répétition dans le passage.

quels sont les champs lexicaux utilisés dans la description?

la facture poétique de cet extrait est corollaire de l'emploi anaphorique de l'adverbe de lieu «là» (6 fois). cette hypertrophie accentue la distance entre ce monde et celui de la terre. par ailleurs, un champ lexical relatif aux sens («respirent, odorat; chansons, mélodieux...») renforce le caractère harmonieux de ce lieu. mais, quelle est la portée symbolique de cette description laudative? et comment peut-on interpréter la présence de la figure d'«echo» dans ce paysage paradisiaque?

le tableau pictural se présente lui-même comme une réécriture parodique. le caractère sacré de ce lieu montre qu'il s'agit d'une parodie du récit biblique décrivant, avec exagération, la beauté du paradis. par ailleurs, la figure d'«echo», nymphe des montagnes condamnée à répéter les derniers mots qu'elle a entendus, montre, dans une sorte de mise en abîme, que le narrateur ne fait, lui-même, que rabâcher les mêmes mots qu'un more ou qu'un campanella pour amplifier la beauté d'un paysage purement imaginaire.

3ème mouvement: «a côté de ce bois se voient... à la terre»

ce dernier extrait insiste sur l'aspect pictural de ce paysage. en effet, l'immensité du lieu est exprimée par sa comparaison avec un «océan». d'ailleurs, cette vastitude est renforcée par l'image picturale du «ciel» [forcé] de se joindre à la terre». en outre, le narrateur crée une fusion «émotionnelle» entre les différentes composantes de la nature. la métaphore des fleures «caressée» par le vent crée un langage propre à la nature et conteste la théorie de l'anthropocentrisme.

c- conclusion:

l'explication d'un texte parodique devient parfois une véritable aventure. un va-et-vient constant entre le texte et le modèle parodié permet de définir les fidélités,les modifications et les changements qui affectent le texte en question. c'est souvent le non-dit qui détermine la nature de cette relation. et c'est seule la culture personnelle du lecteur qui appuie ce genre d'interprétation.

activité:

lecture méthodique dans la perspective d'une démarche comparative. une confrontation entre le texte original et le texte parodique permettra aux élèves de saisir la (les) visée(s) de cette réécriture. le corpus est constitué de deux textes. le premier est extrait de l'histoire comique de francion de c. sorel, le deuxième des e.e.l. de Cyrano d.b.

objectif spécifique:

amener les élèves à réfléchir sur le passage du texte à sa réécriture parodique et les visées dissimulées de ce passage.

déroulement de la séance:

si la première séance est à dominante de langue, et si la deuxième essaye d'expliquer le texte en suivant la linéarité de sa pensée, la troisième séance, elle, propose une démarche comparative. ainsi, il s'agit d'un va-et-vient entre le texte de sorel et celui de Cyrano afin de repérer leur points de convergence et/ou de divergence quant à l'approche de la question de la «production littéraire» dans son rapport avec la thématique de l'«invention».

séance troisième: s. 3: t.1- les e.e.l:

«après ce déjeuner, nous nous mîmes en état de partir, et avec mille grimaces dont ils se servent quand ils veulent témoigner de l'affection, l'hôte reçut un papier de mon démon. je lui demandai si c'était une obligation pour la valeur de l'écot. il me repartit que non, qu'il ne lui devait plus rien, et que c'étaient des vers.

«comment, des vers? lui répliquai-je; les taverniers sont donc curieux en rimes?

- c'est, me répondit-il, la monnaie du pays et la dépense que nous venons de faire céans s'est trouvée monter à un sixain que je lui viens de donner. je ne craignais pas de demeurer court; car quand nous ferions ici ripaille pendant huit jours, nous ne saurions dépenser un sonnet, et j'en ai quatre sur moi, avec neuf épigrammes, deux odes et une églogue.

- ha! vraiment, dis-je en moi-même, voilà justement la monnaie dont sorel fait servir hortensius dans francion, je m'en souviens. c'est là, sans doute, qu'il l'a dérobé. mais de qui diable peut-il l'avoir appris? il faut que ce soit de sa mère, car j'ai ouï dire qu'elle était lunatique».

j'interrogeai mon démon ensuite si ces vers monnayés servaient toujours, pourvu qu'on les transcrivît.

il me répondit que non et continua ainsi:

«quand on en a composé, l'auteur les porte à la cour des monnaies, où les poètes jurés du royaume font leur résidence. là les versificateurs officiers mettent les pièces à l'épreuve, et si elles sont jugées de bon aloi, on les taxe, non pas selon leur poids, mais selon leur pointe; et de cette sorte, quand quelqu'un meurt de faim, ce n'est jamais qu'un buffle, et les personnes d'esprit font toujours grande chère» (106).

texte 2- histoire comique de francion

je veux bien en parler ici, dit hortensius; pour le moins ces messieurs que l'on m'a envoyés l'entendront. je veux donc que mon état soit bigarré et qu'il soit autant pour les lettres que pour les armes; si bien que pour adoucir l'humeur des cosaques, qui est un peu trop martiale, je ferai venir un quarteron de poètes de paris, qui établiront une académie et donneront des leçons pour la poésie et pour les romans. je veux que tout le monde fasse des livres en mon royaume, et sur toute sorte de matières. on n'a vu encore des romans que de guerre et d'amour, mais l'on en peut faire aussi qui ne parlent que de procès, de finance ou de marchandise. il y a de belles aventures dans ce tracas d'affaires, et personne que moi ne s'est encore imaginé ceci. j'en donnerai toute l'invention, et de cette sorte le drapier fera des romans sur son trafic, et l'avocat dessus sa pratique. l'on ne parlera que de cela, tout le monde sera de bonne compagnie, et les vers seront tant en crédit que l'on leur donnera un prix. qui n'aura point d'argent porte une stance au tavernier, il aura demi-septier, chopine pour un sonnet, pinte pour une ode, et quatre pour un poème, et ainsi des autres pièces, ce qui pourvoira fort aux nécessités du peuple. car le pain, la viande, le bois, la chandelle, le drap et la soie s'achèteront au prix des vers, qui ordinairement auront pour sujet la louange des marchands ou de leurs marchandises; l'on aura ce soulagement quand l'on n'aura point de pécune. voilà ce que j'établirai pour le commerce» (107).

a- introduction:

la parodie est la reproduction d'un texte antérieur dans une visée ludique, comique ou satirique. cependant, là où la pratique parodique repose sur un art de l'esquive et de la tromperie, Cyrano aide son lecteur et cite explicitement le titre («francion») et le héros («hortensius») du texte de sorel qu'il parodie. en effet, poursuivant sa longue réflexion sur les valeurs du monde lunaire, dyrcona est «extasié» devant la «police judicieuse» de ce pays, consistant à payer son écot par des vers. la même règle est édictée auparavant par hortensius dans l'histoire comique de francion. en effet, le héros présente, en guise de chef d'etat, un programme «humaniste» encourageant la production littéraire. aussi faut-il rappeler que Cyrano et sorel sont des amis rangés tous deux au panthéon des écrivains libertins. on verra donc comment la reproduction parodique du texte de sorel par Cyrano, loin de le critiquer, tend à dévoiler son épaisseur, à montrer sa richesse.

hypothèses de lecture:

le travail d'ethnographe de Cyrano dans les e.e.l, est une allégorisation de la situation de la production littéraire en rapport avec la censure contraignante de son temps.

le texte de sorel, parodié par Cyrano, peut être, lui-même, la parodie du modèle humaniste.

la parodie dans le texte de Cyrano est un hommage rendu au «plus grand romancier de l'âge baroque». (h. coulet).

b- les axes de la lecture méthodique:

dans cette approche comparative, on respectera la chronologie en commençant toujours par le texte de sorel. puisque cette séquence est présentée dans le cadre de l'étude des e.e.l., il serait utile de demander aux élèves de chercher dans un dictionnaire des auteurs la biographie de sorel et dans un dictionnaire des oeuvres le synopsis de l'histoire comique de francion.

on peut étudier les deux textes selon le plan suivant:

1- un nouveau monde, une nouvelle politique:

a- la production littéraire au service du commerce:

alors que le texte de Cyrano mêle discours et récit, celui de sorel se présente comme une tirade. hortensius y instaure une politique fondée sur l'encouragement de la production littéraire. l'utilisation du volitif «vouloir» («je veux» x 3 reprises) montre qu'il s'agit là d'une exhortation à l'application de la loi des «lettres» au lieu de celle des «armes». des «romans de guerre et d'amour» peuvent se substituer aux romans qui «parlent [...] de procès, de finance et de marchandise.»

dans les e.e.l., la politique commerciale repose plutôt sur un renversement de l'ordre. dans la société lunaire, les livres sont taxés «non pas selon leur poids, mais [plutôt] selon leur pointe». ce sont les «personnes d'esprit» qui dirigent la société par leur puissance intellectuelle et la «monnaie» qu'ils imposent.

b- vers la création d'une nouvelle monnaie:

fidèles à notre approche comparative, on peut inviter les élèves à repérer les lois des échanges édifiées par les deux auteurs.

texte de sorel: «chopine sonnet// pinte ode//quatre poème...».

texte de Cyrano: «ripaille de huit jours sonnet ou neuf épigrammes ou deux odes ou un églogue...».

2- la pratique parodique chez deux auteurs libertins:

a- caricature du modèle humaniste:

dans son exhortation à l'«invention» de nouvelles pistes littéraires, hortensius semble parodier le modèle humaniste reposant sur l'apologie du savoir encyclopédique. le dépassement de ce modèle ne peut se réaliser que par le truchement d'une vision du monde marquée au sceau du narcissisme («personne que moi ne s'est encore imaginé ceci»).

b- parodier pour critiquer:

frapper à son effigie une nouvelle monnaie, c'est réfléchir sur la situation de la production littéraire de l'époque. le texte de Cyrano saisit le cri lancé quelques années auparavant par sorel. le dernier paragraphe du texte tiré de les e.e.l., fait allusion aux mesures draconiennes de la censure «terriennes». l'auteur ne croit pas aux étiquettes ni au «poids» du livre. seule la qualité de la production littéraire permet de faire d'elle une véritable oeuvre d'art.

le texte de Cyrano parodie donc celui de sorel. le héros l'exprime explicitement: «voilà, dit-il, justement la monnaie dont sorel fait servir hortensius dans francion». les deux textes utilisent parfois les mêmes termes («taverniers; quatre; sonnet; ode;...»). mais la parodie, ici, vise moins à discréditer le modèle intérieur qu'à montrer la puissance de son imagination et de ses inventions.

prolongement:

en guise de prolongement des acquis de cette séquence, on peut inviter les élèves, dans un exercice d'invention, à rédiger un texte descriptif d'un paysage utopique tout en s'inspirant des acquis de la deuxième séance de cette séquence didactique.

conclusion:

la notion de parodie est peu fréquentée dans les manuels scolaires. son étude nécessite une bonne maîtrise de la langue et une culture générale respectable. chez un écrivain polygraphe comme Cyrano, la parodie devient un art et son interprétation une aventure. elle fait appel à la poésie, à la puissance du verbe et à un maniement subtil du langage. elle vise ainsi à discréditer un modèle antérieur ou même à dévoiler sa richesse. par ailleurs, une agressivité souvent débordante, une verve ironique et des personnages atteints de délire verbal permettent d'opposer, chez Cyrano, la rhétorique conventionnelle à la rhétorique libératrice de la fantaisie.

bibliographie

corpus:

Cyrano de Bergerac, l'autre monde ou les etats et empires de la lune, paris: champion, 2004, 551p.

autres oeuvres citées:

Cyrano de Bergerac, l'autre monde ou les etats et empires du soleil, paris: champion, 2004, 551p.

sorel charles, histoire comique de francion, éd. de fausta garavini, folio classique, paris: gallimard, 1996.

scarron paul, le roman comique, paris: librairie générale française, 1994, 480p.

voltaire, dictionnaire philosophique, paris: gallimard, 1998, 545p.

ouvrages critiques :

sur Cyrano et sur les e.e.l:

parmentier bérangère et al., lectures de Cyrano de Bergerac, rennes: presses universitaires de rennes, 2004.

prevot jacques, Cyrano de Bergerac romancier, paris: belin, 1977, 152p.

ouvrages généraux:

adam antoine, histoire de la littérature française au xviie siècle, paris: albin michel, tome ii, 1997.

couprie alain, guillo gisèle, la didactique du français, paris: nathan, 1991, 207p.

genette gérard, palimpsestes, la littérature au second degré, paris: seuil, 1982, 575p.

hamon philippe, l'ironie littéraire, paris: hachette, 1996.

lagarde andré et michard laurent, le lagarde et michard, xviie siècle, xviiie siècle, paris: bordas, tome ii, 418p.

dictionnaires :

auzou philippe, dictionnaire encyclopédique, paris: philippe auzou, paris, tome iii, 2000, 1000p.

benac henri, nouveau vocabulaire de la dissertation et des études littéraires, paris: classiques hachette, 1972, 219p.

beaumarchais jean-pierre et al., dictionnaire des oeuvres littéraires de langue française, paris: bordas, tome ii, 1994, 1046p.

beaumarchais jean-pierre et al., dictionnaire des écrivains de langue française, paris: larousse, tome i, 2001, 1056p.

dupriez bernard, gradus, les procédés littéraires, paris: 10/18, 1984, 540p.

mazaleyrat jean, molinie georges, vocabulaire de la stylistique, paris: puf, 1989, 381p.

table des matières

introduction...

premiere partie: la parodie et ses modèles dans les etats et empires de la lune

1- parodie de la religion

a- le «paradis terrestre» de Cyrano..

b) la parodie de la genèse ou le récit yahviste de Cyrano..

c- dieu: être ou ne pas être?.

2- la parodie de la philosophie..

a- les e.e.l. ou la synthèse de la philosophie..

b- «appuyer une croyance par un raisonnement sérieux» ou l'art du raisonnement dans les e.e.l

3- parodie de la litterature..

a- voyage au bout de la littérature...

b- narrateur et discours parodique dans les e.l.l..

c- parodier pour conter

deuxieme partie: la parodie comme quête et exercice de la liberté

1- la parodie comme ecriture de la liberte

a- «un pot-pourri de contes ridicules»

b) liberté, fiction, réalité...

c- langage de la parodie et parodie du langage..

2- la parodie ou l'ecriture de la subversion..

a- l'écriture allégorique dans les e.e.l

b- la parodie et le mythe...

c- la parodie de l'utopie ou l'écriture de la subversion.

3- la parodie comme oeuvre d'art..

a- la parodie et ses langues

b- la langue au service de la parodie

c- pour une liberté du langage.

conclusion...

sequence didactique : la parodie dans les e.e.l..

séance première: activité de langue.

support n° 1: extrait des e.e.l de Cyrano de Bergerac...

a- plan énonciatif.

b- plan syntaxique

c- plan rhétorique.

séance deuxième: explication linéaire..

support n° 2: extrait des e.e.l de Cyrano de Bergerac

a- introduction.

b- développement.

c- conclusion..

séance troisième: lecture méthodique (approche comparative)

support n° 3: texte 1- extrait des e.e.l de Cyrano d. b...

texte 2- extrait de l'histoire comique de francion de charles sorel

a- introduction.

b- les axes de la lecture méthodique...

prolongement..

conclusion

bibliographie

1- on référera ultérieurement au livre de Cyrano par les initiales: e.e.l.

2- le nom «dyrcona», qui n'est pas cité dans les e.e.l., est l'anagramme de «Cyrano».

3- Cyrano de Bergerac, l'autre monde ou les etats et empires de la lune, paris: champion, p. 33.

4- ibid., p. 5.

5- ibid., p. 32.

6- ibid., p. 33.

7- ibid., p. 11.

8- ibid., p. 35.

9- ibid., p. 41.

10- ibid., p. 35.

11- ibid., p. 35.

12- ibid., p. 43.

13- ibid., p. 44.

14- dyrcona sera renvoyé en italie puis en france à la fin du conte.

15- ibid., note 689-708, p. 44.

16- ibid., p. 45.

17- auzou philippe, dictionnaire encyclopédique, paris: philippe auzou, 2000, tome iii, p. 940.

18- Cyrano d. b., op.cit., p. 38.

19- prevot jacques, Cyrano de Bergerac romancier, paris: belin, 1977, p. 52.

20- Cyrano d.b., op. cit., p. 87.

21- ibid., p. 89.

22- ibid., note 1631-1635, p. 89.

23- ibid., p. 99.

24- ibid., note 1868-1873, p. 99.

25- ibid., p. 160.

26- prevot jacques, op. cit., p. 55.

27- le livre s'intitule probablement les livres de hierome cardanus.

28- Cyrano d. b., op. cit., p. 9.

29- parmentier bérangère et al., lectures de Cyrano de Bergerac, rennes: presses universitaires de rennes, 2004, p. 11.

30- Cyrano d. b., op. cit., contre les sorciers, citée par alcover madeleine, p. 61.

31- ibid., p. 61.

32- ibid., p. 61.

33- ibid., p. 91.

34- ibid., p. 59.

35- ibid., p. 20.

36- ibid., p. 20.

37- ibid., p. 153.

38- ibid., p. 125.

39- ibid., p. 99.

40- ibid., p. 76.

41- ibid., p. 148.

42- ibid., p. 145.

43- ibid., p. 133.

44- ibid., p. 8.

45- ibid., p. 61.

46-coulet henri, citée in dictionnaire des oeuvres littéraires de langue française, de beaumarchais jean-pierre et al., paris:bordas, 1994, p. 785.

47- sorel charles, histoire comique de francion, paris: fausta garavini, gallimard, 1996, p. 61.

48- Cyrano d. b., op. cit., p. 5.

49- ibid., note: 1-2, p. 5.

50- nous utilisons ici les termes de genette gérard, palimpsestes, la littérature au second degré, paris: seuil, 1982.

51- parmentier b., op. cit., p.139.

52- ibid., p. 139.

53- hamon philippe, l'ironie littéraire, paris: hachette, 1996. p. 85.

54- parmentier b., op. cit., p. 139.

55- Cyrano d. b., op. cit., p. 73.

56- ibid., p. 73.

57- ibid., p. 7.

58- ibid., p. 7.

59- benac henri, nouveau vocabulaire de la dissertation et des études littéraires, paris: classiques hachette, 1972, p. 37.

60- Cyrano d.b., op. cit., p. 28.

61- voltaire, dictionnaire philosophique, citée in l'ironie littéraire, hamon p., op. cit., p. 65.

62- parmentier b. et al., op. cit., p. 101.

63- ibid., p. 101.

64- Cyrano d.b., op. cit., p. 7.

65- ibid., pp. 7- 8.

66- ibid., p. 99.

67- ibid., p. 119.

68- parmentier b. et al., op. cit., p. 83.

69- Cyrano d.b., op. cit., p. 67.

70- ibid., p. 102.

71- ibid., p. 102.

72- ibid., p. 65.

73- ibid., p. 66.

74- prevot j. op. cit., p. 128.

75- mazaleyrat jean, molinie george, vocabulaire de la stylistique, paris: puf, 1989, p.9.

76- Cyrano d. b., op. cit., p. 6.

77- ibid. p. 6.

78- ibid., p. 35.

79- ibid., p. 38.

80- parmentier. b et al., op. cit., p. 183.

81- dupriez bernard, gradus, les procédés littéraires, paris: 10/18, p. 304.

82- curano d. b., op. cit., p. 9.

83- ibid., p. 36.

84- ibid., p. 143.

85- montaigne cite, à juste titre, une nation où l'on porte «des verges d'or bien poisantes au travers des tétins et des fesses» (essais, i, 23, p. 117).

86- ibid., p. 11.

87- parmentier b. et al., op. cit., p. 208.

88- ibid., p. 210.

89- ibid., p. 35.

90- parmentier b. et al., op. cit., p. 150.

91- Cyrano d. b., l'autre monde ou les etats et empires du soleil, paris: champion, 2004, p. 277.

92- Cyrano d. b., op. cit., p. 65.

93- ibid., p. 66.

94- ibid., p. 66.

95- ibid., p. 65.

96- ibid., p. 90.

97- parmentier b., op. cit., p. 154.

98- Cyrano d. b., op. cit., p. 32.

99- ibid., p. 114.

100- ibid., p. 84.

101- ibid., p. 61.

102- ibid., p. 78.

103- classes préparatoires aux grandes ecoles.

104- ibid., pp. 34-36.

105- ibid., pp. 31-33.

106- ibid., pp. 72-73.

107- sorel charles, histoire comique de francion, éd. de fausta garavini, folio classique, paris: gallimard, 1996.




Pour citer cet article :
Auteur : Hich-chou Mohamed (prof agrégé, CPGE Taza) -   - Titre : La parodie dans les Etats et empires de la lune< i> de Cyrano de Bergerac,
Url :[https://www.marocagreg.com/doss/monographies/parodie_etats-empires-de-la-lune.php]
publié : 2008-06-12

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