la paix et le pardon

par aziz bouachma (c.p.g.e de meknès)

introduction
i- pourquoile pardon?
1- expérience de l'injustice 2- prestance et urgence du pardon ii- paix sans pardon ou la paix fardée
1- la réconciliation 2- l'amnistie iii- paix sans fard ou la folie impossible
1- le repentir du bourreau 2-le pardon et la question du sens notes

introduction

aborder les redoutables sens que surnomment les deux concept qui sont au programme de mon intitulé «la paix et le pardon», m'exposer à le faire en 30 minutes devant un auditoire attentif et exigeant, c'est là une gageur, pour ne pas dire une torture, par respect pour ce thème. toutefois, à la place du mot torture, je préfère le mot «intranquilité de l'âme» pour reprendre la belle expression choisie par catherine chalier dans son essai sur la paix en écho à l'ouvrage du stoïcien sénèque de la tranquillité de l'âme qui se confonde souvent avec placidité, impassibilité, insouciance devant autrui et devant le monde, une «paix des cimetières» selon kant, car elle devient paresseuse et factice.

mais regardons de près l'intitulé: «la paix et le pardon». toute la richesse de suggestion du sujet est dans le «et». comment s'articule donc le rapport entre la paix et le pardon? la paix sans pardon est-elle possible? mais qu'est-ce que d'abord est le pardon? je reprends ici pour commencer celle des grands maîtres jankélévitch, ricoeur et derrida : le pardon est une remise gracieuse de l'offense, sans conditions ni intérêts; il est tout sauf un oubli. l'étymologie du terme sous-entend l'idée de don. jacques ricot écrit à ce propos:

« il (le pardon) est sans cause, gratuit, et, selon l'étymologie possible de pardon (perdonare), il «donne» (donare) «complètement» (per) même quand la dette est infinie»1

dès le xème siècle, le terme a pris son sens actuel: «remettre à quelqu'un la punition de ses péchés» (source le robert, dictionnaire historique de la langue française). pardonner n'est pas occulter la faute, c'est renoncer à la faire payer. pardonner n'est pas punir. et l'on pardonne là où justement on devrait punir. dans une passionnante entrevue qu'il a accordé en décembre 1999 au monde des débats, derrida disait ainsi que «le pardon n'est, il ne devrait être ni normal, ni normatif, ni normalisant. il devrait rester exceptionnel et extraordinaire, à l'épreuve de l'impossible - comme s'il interrompait le cours ordinaire de la temporalité historique». a ses yeux, le vrai pardon est «inconditionnel, gracieux, infini, anéconomique, accordé au coupable en tant que coupable, sans contrepartie, même à qui ne se repent pas ou ne demande pas pardon». d'origine abrahamique (incluant donc le judaïsme, le christianisme et les islam), l'idée du pardon serait donc radicale: «le pardon pardonne seulement l'impardonnable». mais comment peut-on alors penser l'expansion fulgurante qu'il connaît aujourd'hui? dans un monde qui ruisselle de bonne conscience, dans un monde entiché de paix, «peut-on tout pardonner» pour reprendre le titre de jacques ricot? ? n'est-il pas là que la caution de toutes les démissions, le cache-sexe de l'oubli, une dangereuse démagogie ? faut-il assimiler le pardon à l'excuse? à la clémence? à la mansuétude? à l'amnistie? la question se pose à tous les niveaux, à l'intérieur des prétoires et des prisons, dans notre vie quotidienne... le pardon est au coeur de la vie politique, sociale, philosophique et religieuse des hommes. jusqu'où peut-on pardonner ? a quelles conditions pour qu'il y ait paix ? justement et devant l'inacceptable, devant les horreurs du vingtième siècle (camps de concentration, nazisme, stalinisme, sionisme, impérialisme ...) et celles de l'histoire (torture, esclavagisme, colonialisme, génocide ...), devant ce que v. jankélévitch nomme «l'imprescriptible», y a-t-il une place au pardonnable, à la tranquillité de l'âme? autrement dit le pardon sans condition et sans intérêt est-il possible pour qu'il y ait paix? ou par contre et pour reprendre la célèbre phrase du même philosophe: «le pardon est mort dans les camps de la mort». ici, les larmes des victimes ou les plaintes inaudibles des disparus rejoignent celles des vivants et que l'aporie prend tout son sens. celui d'un déchirement. celui d'une déchirure.

permettez-moi de procéder sans attendre, de façon brutalement directe à l'analyse des 3 axes suivants:

- pourquoi le pardon? et peut-on vivre sans pardon ? deux alternatives:

une paix sans pardon, c'est-à-dire une paix fardée, qui alors serait consolation, compassion, amnistie, amnésie...

une paix avec pardon, c'est-à-dire une paix sans fard qui ne serait finalement qu'une folie impossible

pourquoi le pardon?

expérience du mal

les horreurs de l'histoire montrent que l'humanité est capable de descendre très bas (mentir, voler, tuer...) que de monter très haut (aimer, pardonner...). et depuis saint augustin et freud, nous le savons: l'homme est plein de démons. l'enfant même n'est pas innocent, il est impuissant. ici se pose la question du mal radical, «cette inquiétante étrangeté» (freud) au coeur de l'être, et le détour par kant et ricoeur oblige à prendre en considération l'impasse de cette question. c'est en 1793, dans son livre la religion dans les limites de la simple raison, qu'emmanuel kant a élaboré la théorie du mal radical. on sait l'étonnement, voire l'indignation que l'apparition de l'idée du « mal radical » dans la philosophie kantienne a provoqués chez ses contemporains. on ne doit pas se contenter de rappeler certains faits avérés des horreurs commises, mais justement, entrouvrir ces questions sans réponse des génocides, cette évidence de l'implicite qui domine celle de l'explicite, et submerge aujourd'hui encore l'interprétation rationnelle de ces historiens qui tentent d'empiler les arguments convaincants, pour clore à tout prix la question béante du mal, de ce mal radical qui échappe à la méthode des sciences politiques, comme à celles des théologies hébraïque, chrétienne ou islamique. cette question est justement celle de dieu et du problème de la permission du mal.

pour commencer, prenons comme exemple le «silence de dieu» cher à ingmar bergman. ce silence se retrouve au centre d'un de ces films «la source» (1959). après avoir tué les trois voleurs qui avaient violé et tué sa fille unique, töra et la famille vont chercher le cadavre de la fille. devant le cadavre, töra tourne un regard suppliant vers le ciel, et prononce des paroles pleines de désarroi et d'incompréhension: « dieu, tu vois la mort innocente et ma vengeance. tu laisses faire. je ne te comprends pas! » il nous semble difficile d'interpréter cette parole comme maudite ou blasphématoire comme disaient certains critique. c'est plutôt un cri de souffrance. une interrogation devant le silence de dieu qui n'est pas intervenu. ce même silence qu'on retrouve devant la question d'abraham quand il intercède pour sodome et pour gomorrhe: «vas-tu supprimer le juste avec le pécheur?»; les plaintes de job écrasé sous le poids d'un malédiction «une lèpre maligne, depuis la plante des pieds jusqu'au sommet de la tête»2 que rien en apparence ne saurait justifier; la question troublante de jésus christ sur la croix: «mon dieu, mon dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?»3 comment peut-on affirmer ensemble, sans contradiction, les trois propositions suivantes: dieu est tout-puissant; dieu est absolument bon; pourtant le mal existe. tel est le problème qui se pose à toute théodicée, à toute onto théologie, quand celles-ci s'efforcent d'oublier, du moins, que la critique kantienne a détruit les certitudes béates de la doctrine de leibniz.

il est possible de décliner les figures du mal presque à l'infini (la guerre, le crime, l'inceste, la folie, le viol, la torture, la trahison, la bêtise, l'idolâtrie, la maladie, la haine, l'injuste misère, la pauvreté, la mort…). ce mal/aise dans la civilisation au sens de freud est bel et bien absence, entropie, déraison, désir possible de ne pas être (spinoza). bref, pour dire ce qu'est le mal, j'aime beaucoup citer un terme hébreu, certes aujourd'hui galvaudé, évoquant l'holocauste des juifs par les nazi «la shoha»: terme qui en hébreux signifie insensé, catastrophe, un cas, hors de toute raison, de sacrifice absurde, de faute impardonnable et donc inoubliable parce que injustifiable. le terme renvoie aux prophéties d'isaïe, au livre de job, aux psaumes. il évoque la désolation, la ruine. et depuis, 'les mots sont blessés' dit e. jabès. au point ultime de la déclinaison du scandale du mal et son cortège d'opacités : souffrances, humiliations, aliénations, asservissements, culpabilité, honte…, c'est la question de la déraison, du ' sans pourquoi ' de la beauté des roses s'appliquant désormais aussi bien à la beauté de la nature qu'à la réalité inoubliable de tous les cadavres d'enfants et d'innocents que l'histoire a charriés qui se trouve mise en question.

2- prestance et urgence du pardon

pour exorciser ce mal radical, le pardon est-il une solution? une condition sine qua non de la paix? oui. parce qu'il n'y a pas de mémoire muette. on a beau la brûler, on a beau la briser, on a beau la tromper, la mémoire humaine refuse d'être bâillonnée- le temps passé continue de battre, vivant, dans les veines du temps présent, même si le temps présent ne le veut pas ou ne le sait pas. la mémoire de toutes les victimes brûlées vives sur les bûchers de l'injustice irradie une énergie acharnée, mène la lutte contre l'oubli des crimes commis au nom d'une idéologie, d'une religion, d'une terreur d'état... le pardon est tout sauf l'oubli. je citerai ici tout entières, pour y souscrire sans réserve, les phrases admirables de v. jankélévitch :

«le sentiment que nous éprouvons ne s'appelle pas rancune, mais horreur : horreur insurmontable de ce qui est arrivé, horreur des fanatiques qui ont perpétré cette chose, des amorphes qui l'ont acceptée, et des indifférents qui l'ont déjà oubliée. le voilà notre « ressentiment ». car le « ressentiment » peut être aussi le sentiment renouvelé et intensément vécu de la chose inexpiable ; il proteste contre une amnistie morale qui n'est qu'une honteuse amnésie ; il entretient la flamme sacrée de l'inquiétude et de la fidélité aux choses invisibles. l'oubli serait ici une grave insulte à ceux qui sont morts dans les camps, et dont la cendre est mêlée pour toujours à la terre ; ce serait un manque de sérieux et de dignité, une honteuse frivolité. oui, le souvenir de ce qui est arrivé est en nous indélébile, indélébile comme le tatouage que les rescapés des camps portent encore sur le bras. chaque printemps les arbres fleurissent à auschwitz, comme partout ; car l'herbe n'est pas dégoûtée de pousser dans ces campagnes maudites ; le printemps ne distingue pas entre nos jardins et ces lieux d'inexprimable misère. aujourd'hui, quand les sophistes nous recommandent l'oubli, nous marquerons fortement notre muette et impuissante horreur devant les chiens de la haine ; nous penserons fortement à l'agonie des déportés sans sépulture et des petits enfants qui ne sont pas revenus. car cette agonie durera jusqu'à la fin du monde. »4

au devoir de mémoire, antithèse de l'impossible devoir d'oubli, s'ajoute d'autres vertus thérapeutiques et pédagogiques du pardon :le pardon sert à se réconcilier, à être en paix avec soi comme avec l'autre; à exorcise le mal. l'homme a besoin de valeurs, il doit se dépasser, se surpasser dans le don comme une nécessité intérieure... pour comprendre l'importance des vertus thérapeutiques et pédagogiques du pardon, il est juste, comme le fait derrida ou ricoeur, de considérer les origines judéo-chrétiennes du pardon et plus exactement de la nécessité de son accomplissement, qui est lié au péché. le jour de youm kippour (grand pardon juif), dieu lave les péchés de son peuple élu, et la prière du kippour est : « maintenant, entre pardonnez vous vous-mêmes ». la miséricorde de dieu permet de s'entre pardonner. la prière catholique du notre père, « pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés », est une extension de ce thème. le pardon est donc un leitmotiv des synoptiques. dans les évangiles, et dans le nouveau testament en général, le thème du pardon revient plus souvent et surtout de manière beaucoup plus insistante, notamment dans l'évangile de matthieu et ce dès le début où est évoqué le pardon des offenses (mt 6, 14-15).

« car si vous pardonnez aux hommes leurs fautes, votre père céleste vous pardonnera aussi. mais si vous ne pardonnez pas aux hommes, à vous non plus votre père ne pardonnera pas vos fautes. »5

et, toujours dans matthieu (18, 11-35), à pierre qui demande à jésus combien de fois il faut pardonner - au maximum sept fois selon pierre-, jésus répond que ce n'est pas sept fois, mais soixante-dix -sept fois sept fois. cette réponse du christ est tout d'abord hautement symbolique, puisque le chiffre sept est dans le monde sémitique le symbole de la plénitude : ce qui signifie qu'il faut pardonner tout, toujours et à tous. et cette réponse de jésus nous indique également que telle ne devait pas être la doctrine officiellement pratiquée de son temps. dans ce domaine aussi, la pensée du christ apporte donc un bouleversement total dans les idées reçues en son temps. À cette lecture non exhaustive des textes évangéliques sur le pardon, on constate que, pour jésus, le pardon n'est pas, pour ses disciples, une simple invitation pour l'hygiène du coeur, mais qu'il est vraiment une exigence incontournable, dont nous verrons pourtant plus loin qu'elle ne va pas de soi. avec l'évangile, c'est la fin de la rancune, du ressentiment, de la vengeance et de la haine. en islam, l'aman consiste à octroyer la vie sauve à un rebelle ou un ennemi vaincu : c'est un acte de clémence, qui est en même temps un acte d'intégration ou de réintégration.

ainsi et selon les trois religions monothéistes, l'homme du ressentiment (la victime) et l'homme du remords (le coupable) se libèrent ensemble d'un passé obsessionnel et se rendent disponibles pour un avenir à nouveau prometteur. la nature dialectique du pardon apparaît ainsi en pleine lumière, puisqu'en amont il renvoie à la mémoire (la faute n'est pas oubliée, mais établie et assumée), et qu'en aval il débouche sur la promesse (le pari confiant sur un autre scénario d'avenir).

le pardon ou l'expérience de la consolation

1-la réconciliation

il y a donc, c'est un premier trait, quelque chose de révolutionnaire dans l'institution du pardon qui rompt la loi atavique du talion6: la mobilisation de ce temps auxiliaire que nous avons précisément qualifié de 'révolutionnaire' et qui opère comme une sorte d'année zéro où les dettes seraient abolies, les esclaves libérés, les victimes mortes ou disparues ressuscitées … un tel pardon ne se ramène ni à l'indifférence stoïcienne (la 'grandeur d'âme'), ni à l'excuse intellectuelle (la recherche d'excuses, de motivations, de circonstances atténuantes, voire de torts partagés), ni à la 'liquidation' (croix hâtive tracée sur le passé pour en chasser les importuns et en refouler les embarras), ni surtout à l'effet d'oubli qu'entraîne le simple écoulement du temps. il est, au contraire, un acte de mémoire et une rémission : effacement délibéré d'une offense bien réelle. la faute simplement oubliée traduit l'atonie morale et la démission du droit, alors que la faute pardonnée inaugure une nouvelle histoire - une histoire qui rompt l'éternel retour de la pulsion de mort qui opère dans le cycle crime-châtiment. en répondant au non-sens du mal par un surcroît de sens, le pardon parie sur la liberté des interlocuteurs : l'offensé qui, par son geste totalement imprévu et gratuit, renonce à réclamer son dû, et l'offenseur qui, s'arrachant à la logique du pire, sollicite le pardon et s'engage à ne pas recommencer. ce «pardon difficile» qui donne son titre au long épilogue qui clôt l'ouvrage de paul ricoeur: la mémoire, l'histoire, l'oubli suggère de «délier l'agent de son acte»7. non pas donc oublier les crimes, mais pardonner à l'individu qui les a commis sans le séparer de son acte, car «séparer le coupable de son acte, autrement dit pardonner au coupable tout en condamnant son action, serait pardonner à un sujet autre qui a commis l'acte.»8 sans ce «pardon difficile», on s'expose à «la mélancolie désarmante» ou au «cercle infernal de l'inculpation disculpation». or, cette vision optimiste me paraît fragilisée: l'hyper moralisme qui sous-tend cette conception néglige que les institutions étatiques non démocratiques n'ont par essence aucune conscience morale.

ce type de pardon à l'égard d'une dette impayable, intraitable que l'on pourra jamais payée peut-il briser la dette? ce pardon n'est finalement qu'une consolation qui s'effectue par une confusion , un peu comme si on console un enfant en lui changeant les idées parce que précisément on est incapable de le consoler sur le point qui l'afflige. ainsi on lui offre un jouet, on l'envoie en vacances..., avec son affliction ou son infirmité. l'acte de consoler est impossible. plus grave encore: peut-on consoler quelqu'un affligé d'un deuil ? n'est-ce pas lui qui devra 'faire le deuil'? les apôtres de ce nouvel évangile préfèrent court-circuiter la justice pour instaurer une paix perpétuelle. or peut-on pardonner ce qui n'a pas été jugé? l'amnistie peut-elle instaurer la paix? est-il un échange juste ou l'application d'un plan de paix par le vainqueur ?.

2-l'amnistie

l'allemagne d'après la chute du communisme, l'argentine d'après videla, l'afrique du sud d'après l'apartheid, le chili d'après pinochet (...) ont limité le recours à la justice et ont préféré l'amnistie qu'ils ont justifiée par des impératifs «écologiques» de la santé sociale et politique, une forme de paix injuste. cette forme de pardon n'a qu'un rapport assez lointain avec la sublimité du pardon moral qui renvoie à l'héroïsme de la conscience, ou du pardon religieux qui renvoie à la surabondance d'une grâce surnaturelle. entendu en ce sens, il n'est pas faux de dire que ce pardon ressortit au domaine extra légal. mais il s'agit d'une 'généreuse illégalité' diront ceux qui défendent la stabilité et une forme fallacieuse de la paix sociale. certes, l'expression est heureuse, mais elle révèle bien le caractère paradoxal de l'acte de pardonner - un geste qui, déjouant la loi établie (qui équilibre le dommage et son prix, la faute et la peine), rend visible une autre loi qui rend sans motif et donne sans compter.

pardonner n'est pas le rôle de cette forme fallacieuse de la justice étatique ! la justice en général est une institution laïque, créée dans une société laïque, obéissant à des règles précises et qui a pour fonction, au plan pénal, de sanctionner des comportements délictueux au nom d'une loi qui elle-même vient protéger les valeurs essentielles de la société. au nom de qui l'etat prônant l'amnistie pourrait-il pardonner? pas au nom de la victime en tout cas, qu'il n'est pas qualifié pour représenter. c'est la victime qui peut pardonner…

souvent, l'amnistie s'accompagne de l'interdiction de parler des faits amnistiés, y compris de démontrer la culpabilité de tortionnaires ou de meurtriers. c'est une «honteuse amnésie» ou «une honteuse frivolité»(jankélévitch). celui qui ruse en politique en instaurant l'amnistie viole constamment le droit en réduisant l'homme à un mécanisme dont il croit se jouer longtemps: il maquille, il farde des principes contraires au droit, il rend hommage au droit et par là se contredit : le discours de ce «politique moralisant» (e. kant) est donc contradictoire comme un mensonge qui prétend s'engager et se dégager en même temps. c'est que, il est motivé par le simplement utile: il est donc condamné à la répétition du même, à perpétuer l'atteinte au droit.

contrairement donc à l'amnistie comme une forme injuste de la paix, le pardon est un cas limite : événement daté, don gracieux, rapport personnel. ce n'est pas à la justice de pardonner, puisqu'elle fonctionne sur le principe du donnant-donnant, mais à l'offensé. c'est un acte individuel qui suppose générosité et courage: si l'on force au pardon comme le cas de l'amnistie, il n'est l'est plus. mais un paradoxe surgit: la gratuité absolue du pardon est-elle soumise à des conditions telles le repentir du coupable?

paix sans fard ou la folie impossible

1- le repentir du bourreau

le repentir du coupable conditionne-t-il le pardon de la victime? oui. le repentir est surtout le remords du coupable est la condition première de tout pardon. «cette condition élémentaire, écrit avec force jankélévitch, c'est la détresse et l'insomnie et la déréliction du fautif; et encore que ce ne soit pas au pardonnant à poser lui-même cette condition, cette condition est pourtant ce sans quoi la problématique entière du pardon devient une simple bouffonnerie».9 le repentir ou plus exactement le remords, cette morsure qui revient toujours selon l'étymologie, rend-il la victime satisfaite? or est satisfait celui qui a ce qu'il veut : du point de vue des besoins et du point de vue du désir; celui qui est contenté et reconnu dans un échange juste. autant dire que l'on retrouve l'échange: on reçoit autant que l'on a donné et on est conscient que cela est juste. on écarte donc tout sentiment d'injustice, ou de vengeance, ou de ressentiment, ou de revanche en vue, ou d'arrière pensée secrète. condition sans laquelle donc le pardon est une «bouffonnerie» pour reprendre le terme de jankélévitch; condition sans laquelle la paix est impossible: c'est ce que hermès démontre à lavendange dans la paix d'aristophane: «parce que vous avez préféré la guerre, en tant d'occasions où ils essayaient de vous réconcilier. quand ceux de laconie avaient un petit avantage, ils disaient comme ça: « ah spartebleu! vous allez payer, sales atticots!» et vous autres athéniens, si après un succès de vos partisans sur les spartisans, ceux-ci venaient avec des offres de paix, vous disiez tout de suite de votre côté: «c'est un piège, sainte mère d'athènes! _ certes, grand dieu! il ne faut rien écouter: ils repasseront, pourvu qu'on ne lâche pas pylos.»10.

le repentir du bourreau est donc nécessaire, il permet ce que freud nomme le travail de deuil sans lequel il n'y a pas de repos de l'âme. la tragédie de sophocle antigone est éclairante à ce propos. tout être humain, quel que soit le forfait qu'on lui reproche, a droit à une sépulture - quelque chose comme l'équivalent pour l'au-delà de l'asile politique - (tirésias dit à créon : 'tu retiens sur la terre un mort qui appartient aux dieux infernaux, un mort que tu frustres ici de ses droits, des offrandes, des rites qui lui restent dus' ). il ne s'agit donc pas de s'enfermer dans la logique close du ressentiment mais, au contraire, de consacrer le droit indérogeable à quelque chose comme une 'libération' dans l'au-delà. a l'accomplissement d'une 'peine incompressible' (pire que la peine de mort, la condamnation à errer éternellement entre la vie et la mort) se substitue le transfert aux autorités des enfers, auprès desquelles tout, d'une certaine façon, redevient possible. s'est-on avisé de ce que le décret de créon, qui interdit d'enterrer un mort, constitue une faute politique gravissime, dès lors qu'il porte atteinte non seulement au droit de polynice, mais à l'humanité même de sa famille et des membres de la cité, dès lors qu'il empêche, au sens propre du mot, le travail du deuil ? a bien y réfléchir, on ne saurait négliger en effet l'importance, dans l'inconscient des individus et des peuples, de ce nécessaire travail du deuil qui commence par le geste élémentaire de l'enfouissement des morts sous la terre. ce qu'il y a de terrifiant dans le cas d'un génocide, d'un enlèvement..., c'est que le travail du deuil ne peut pas se faire : il devient impossible. ainsi les familles des victimes ne peuvent plus enterrer leurs morts, et cela dans les deux sens du terme. d'abord très concrètement. une scène revient comme un leitmotiv dans tous les récits de déportation. parce qu'il faut marcher, avancer, on est dans l'obligation d'abandonner le moribond ou le mort. on ne peut pas enterrer sa mère, sa soeur, son père. leurs corps restent sans sépulture ou sont dévorés par les bêtes de proie. cette 'déshumanisation' a laissé un grand sentiment de culpabilité chez tous les survivants. et puis le travail du deuil ne s'est pas fait, parce que ceux qui ont vécu ces événements ne les ont pas acceptés, n'ont pas accepté de les avoir vécus. c'est cela qui a été transmis, l'inacceptable. seul la reconnaissance du génocide par exemple serait-elle peut-être «une sépulture pour les morts» ? la non reconnaissance est la fille de la mal mémoire, d'une paix fardée.

un repentir finalisé qui réduit le pardon à l'amnésie, à l'acquittement ou à la prescription, bref à «quelque écologie» politique ou sociale est donc une «bouffonnerie», un non sens.

2-le pardon et la question du sens.

dans la mémoire vaine alain finkielkraut revient sur le procès de klaus barbie. c'est l'occasion de rappeler dans quel contexte a été reconnue la catégorie de crime contre l'humanité. il s'agissait juridiquement de lutter contre la prescription qui touche les crimes de droit commun au bout de vingt ans, mais aussi de se doter d'un appareil juridique capable de «restituer leur qualité d'assassins» à tous ceux qui se sont contentés d'appliquer docilement les lois discriminantes qui ont permis et accompli le génocide . l'insignifiance du grade de barbie n'est donc pas une excuse capable de le disculper; car,« au regard de la cruauté nazie, les bourreaux pris un à un sont tous insignifiants»11. or c'est le professionnalisme et la docilité de chacun de ces rouages insignifiants qui a provoqué le pire. la reconnaissance de la culpabilité d'un leader ne disculpe pas ceux qui se sont contentés de le suivre. car un leader n'a aucune force politique sans l'assise de ceux qui le suivent. cette sévérité qui refuse l'excuse est paradoxalement celle qui respecte mieux l'humanité en chacun. en effet, pour obtenir le pardon il faut se reconnaître coupable, alors que l'excuse déresponsabilise. l'excuse trouve des circonstances atténuantes à la faute, elle l'explique par un enchaînement de raisons qui rendent la faute prévisible et, finalement, normale ( l'humanité étant ce quelle est!…) si le crime s'explique par le milieu social ou le contexte historique, il n'y a plus de culpabilité, mais une humanité molle sans morale ni vertu.

avec le procès de klaus barbie, maurice papon, eichmann, pour ne citer que les plus célèbres, la mémoire a certes triomphé de l'oubli, mais c'est une mémoire vaine comme l'est tout pardon finalisé. si des dictateurs ont fait ce qu'ils ont fait, et continue à porte atteinte à l'humanité toute entière, c'est parce qu'il n'y avait personne au dessus d'eux. c'est la conscience de leur totale impunité qui les a amenés à commettre des crimes. l'impunité conduit à l'excès. d'une part, le droit de punir, de l'autre de gracier. des droits glissants, équivoques, dangereux et arbitraires. ils peuvent donc punir comme ils peuvent gracier un criminel, c'est-à-dire pratiquer, au nom de l'État, un pardon qui transcende et neutralise le droit. droit au-dessus du droit. ce dernier droit de grâce a été réapproprié dans l'héritage républicain. dans des États modernes de type démocratique, comme la france ou les etats unis. ce droit même est pratiqué de façon conditionnelle, en fonction d'un calcul, d'un intérêt. jacques derrida évoque l'exemple récent de clinton

«qui n'a jamais été enclin à gracier qui que ce soit et qui est un partisan plutôt offensif de la peine de mort. or il vient, en utilisant son «right to pardon», de gracier des portoricains emprisonnés depuis longtemps pour terrorisme. et bien, les républicains n'ont pas manqué de contester ce privilège absolu de l'exécutif en accusant le président d'avoir ainsi voulu aidé hillary clinton dans sa prochaine campagne électorale à new york où les porto-ricains sont(...) nombreux'12

autrement dit, il faudrait extirper le pardon de l'engeance utilitariste, des transactions calculées, sinon ce pardon fardé devient une menace pour la paix juste. ici se pose la notion de crime contre l'humanité, dans ses deux sens, juridique et moral, et à l'imprescriptibilité qui lui est liée. ce crime est-il pour autant définitivement impardonnable? n'est-ce pas d'abord aux victimes de pardonner? peut-on pardonner au nom des victimes? à leur place? en empruntant leurs voix? le processus de paix est-il possible si les victimes ne sont plus de ce monde? d'où la question du sens de pardon : «le pardon pur et inconditionnel, écrit derrida, pour avoir son sens propre, doit n'avoir aucun «sens», aucune finalité, aucune intelligibilité même. c'est une folie de l'impossible»13.

conclusion:

la prolifération actuelle des actes de contrition (repentance de l'eglise concernant la shoha, commission vérité et réconciliation sud-africaine, réconciliation en algérie ...) cache trop souvent l'usurpation des termes et le détournement des valeurs. du même coup, cet événement éthique fondamental qu'est le pardon risque toujours davantage d'être assimilé à un concept mou, voire à un mot qui ment, bonne conscience des puissants et alibi à l'usage des cyniques, toujours impatients de 'passer l'éponge' et de 'remettre les compteurs à zéro', autrement dit de chercher à assassiner la mémoire une autre fois alors que «nous devons épargner ce surcroît de violence: l'indignité, l'ensevelissement du nom ou la défiguration du souvenir».14seule la victime a le droit de pardonner si elle le souhaite. si elle est morte ou disparue, il n'y a pas de pardon.

dans cette optique, l'objectif de toute réflexion sur le pardon dans son rapport avec la paix est de restituer sens et consistance au pardon comme acte librement posé et geste libérateur du mal radical. penser ce mal écarte du mal. ne pas le penser conduit dans une meurtrière banalité.: d'abord hétérogène à l'ordre juridico-politique, le pardon ne ressortit ni à l'échange ni au calcul, mais se présente comme un don gratuit et gracieux qui 'relève de la poétique de l'existence' (paul ricoeur). en cela, il apparaît travaillé par de terribles contradictions, mais les apories qui le traversent font aussi de lui une 'folie de l'impossible' (jacques derrida) mettant en jeu ce qui fait toute la dignité et tout le mystère de l'homme : sa liberté.

encourager tout ce qui tend à dépasser ' la forme institutionnelle du talion ', donner un sens positif à tout ce qui peut exister hors de l'alternative châtiment - pardon, est une tâche de notre époque. la coexistence objective des victimes et des bourreaux, de leurs descendants en de nombreux endroits de la planète, doit être réfléchie, être socialement organisée et non hypocritement médiatisée. des commissions de réconciliation existent d'ores et déjà dans dix-sept pays. le pardon y perd peut-être de sa dimension subjective, puisqu'il existe désormais comme fait de civilisation.

par a.bouachma@laposte.net

1 jacques ricot, peut-on tout pardonner? ed. pleins feux, 1998 p. 36

2 la bible, livre de job 2

3 evangile saint matthieu, jésus crucifié 27

4 vladimir jankélévitch, l'imprescriptible, seuil, 1986.

5 (matthieu 6, 14-15).

6 la loi du talion: 'oeil pour oeil, dent pour dent' : tel est le système qu'applique la loi du talion. c'est la première manifestation d'un droit qui cherche à canaliser et à réglementer la vengeance sauvage. face aux vengeances spontanées, quelle a été la position des premiers juges de l'histoire ? raphaël draï : le droit, c'est l'intervention d'une personne 'extérieure, impartiale et désintéressée', comme dit le philosophe kojève. la question est de savoir si le droit peut réguler la pulsion de vengeance, ou bien s'il va être subverti par cette même impulsion. a partir du xviiième siècle avant l'ère chrétienne, la vengeance est canalisée par les lois. le code d'hammourabi, par exemple, institue la loi du talion : pour un oeil crevé, on peut crever un oeil ; pour un bras cassé, on peut casser un bras. de même dans la loi des douze tables à rome, de même encore dans la charia`h musulmane. il s'agit d'un progrès par rapport à la vengeance sauvage, à la simple vendetta.

7 paul ricoeur, la mémoire, l'histoire, l'oubli, ed. seuil 2000, p. 637

8 paul ricoeur, op. cit p 638

9 v. jankélévitch, le pardon, p. 204

10 aristophane, théâtre complet i, la paix ed. gallimard, p. 437

11 alain finkielkraut, la mémoire vaine, du crime contre l'humanité, ed. gallimar, p. 24

12 derrida, le siècle et le pardon, entretien publié dans le monde des débats, décembre 1999

13 derrida, op.cit.

14 déclaration de jacques derrida au colloque «17 et 18 octobre 1961: massacres d'algériens sur ordonnance?» (octobre 2000)




Pour citer cet article :
Auteur : Aziz Bouachma (CPGE-Meknès) -   - Titre : La paix et le pardon,
Url :[https://www.marocagreg.com/doss/monographies/paix-pardon-bouachma.php]
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