Les ruses de la ruse dans le roman de Tristan et Iseut

Par Jean DELOCHE


Les ruses de la ruse dans le roman de Tristan et Iseut
Jean DELOCHE, Metteur en scène, compagnie Etrange Peine, Théâtre
surgie du fond des âges, inscrite au croisement des civilisations
celtiques et courtoises, la légende de Tristan et d'Iseut va marquer
à tout jamais l'imaginaire amoureux de l'Occident. Au Xlle siècle,
elle est recueillie et mise en vers par deux moines, Béroul et Thomas, qui
composent chacun un roman de facture singulière. Seuls en subsistent
des fragments relatant des épisodes différents. Ils vont nourrir
d'innombrables versions et inaugurent une double tradition : l'une,
romantique, liera l'histoire d'amour et l'histoire de mort et trouvera son
accomplissement dans l'opéra de Wagner; l'autre, «bourgeoise», influen-
cera durablement les comédies et romans qui mettent en scène mariage
forcé, infidélité et trio amoureux... Très vite pourtant, l'histoire de Tristan et
d'Iseut apparaîtra comme scandaleuse car elle rompt —car elle «ruse»—
avec les codes en vigueur, ceux de l'amour courtois. Les versions
successives vont, dès le Xllle siècle, s'efforcer de l'édulcorer et d'en
adoucir la portée.
L'histoire a une apparence ; un mari trompé, «Marc aux oreilles de
cheval», victime de deux jeunes gens qui, tout au long du roman,
échafaudent ruses sur ruses pour dissimuler leur amour. L'histoire a une
réalité : une figure paternelle et royale, respectée par ceux-là mêmes qui
abusent de sa confiance sans cesser jamais de lui témoigner le plus grand
respect. Omniprésente, la ruse occupe une triple fonction dans le roman :
elle berce la crédulité de Marc, préserve le souverain du déshonneur qu'il
encourt à chaque pas, protège enfin la bonne conscience des amants en
les persuadant de leur innocence. Loin d'opposer Tristan et Iseut au roi
Marc, la ruse rend en fait les trois protagonistes étroitement solidaires.
Second paradoxe : si Tristan et Iseut sont objectivement liés dans
l'exécution des ruses destinées à surprendre la crédulité du roi, c'est Iseut
la tête pensante, l'instigatrice des stratagèmes mis en oeuvre, Tristan
n'étant chaque fois que le complice ou le simple exécutant :
«Mais la princesse Iseut était une femme très intelligente; lorsque la soirée
s'avança, elle prit Tristan par la main, ils allèrent tous les deux ensemble dans la
chambre du roi et mandèrent Brangien, la suivante d'Iseut, pour un entretien privé.
Iseut se répandit alors en larmes et demanda à Brangien avec des paroles
caressantes de la secourir cette nuit, et de prendre la place de la reine dans la
chambre du roi et dans son lit comme si elle avait été la reine elle-même, et la reine
revêtirait les habits de Brangien. En effet, elle savait que Brangien était vierge, et
savait aussi qu'elle-même ne l'était pas. lis prièrent si longtemps la jeune fille avec
des paroles tendres et caressantes qu'elle consentit à leur demande.» (1)
Dans ce passage, emprunté à la version scandinave du poème de
Thomas, le rôle du héros se borne manifestement à peu de choses : conduit
«par la main» d'Iseut, on apprend, un instant plus tard, «que Tristan, le roi
au lit, éteignit toutes les chandelles» !
C'est encore la jeune femme qui aura le rôle prépondérant lors de
l'épisode du rendez-vous nocturne près du ruisseau. Caché dans un arbre,
le Roi Marc se prépare à surprendre les amants. Mais voici qu'Iseut
aperçoit dans l'eau le reflet du monarque; aussitôt, avec une rare présence
d'esprit, elle trouve les mots qui vont donner le change au roi :
«Ecoutez comme elle prend les devants tout en s'approchant de son ami :
"Sire Tristan, par Dieu le roi du Ciel, vous me causez du tort en me faisant venir à
une heure pareille !" Elle fait alors semblant de pleurer... "Par Dieu qui créa l'air et
la mer, ne me faites plus venir à des rendez-vous comme celui-ci... Le roi pense, sire
Tristan, que j'ai éprouvé pour vous un amour coupable, mais je prends Dieu à
témoin que j'ai été fidèle; qu'il me frappe de son fléau si un autre homme que celui
qui m'eut vierge fut jamais mon amant ! Moi non plus, par le Dieu tout puissant, je
n'aspire pas à une liaison déshonorante. Je préférerais être brûlée et que le vent
disperse mes cendres plutôt que d'aimer, tant que je vivrai, un autre homme que
mon mari." » (2)
Avec une maîtrise et un art consommé de la ruse, Iseut ne craint pas
de prendre Dieu à témoin de ses allégations. Construites sur le fil avec un
talent d'équilibriste, toutes énoncent, à la lettre, des vérités : Tristan,
l'amant, est bien celui qui la posséda vierge; la fidélité évoquée est celle du
coeur, non celle du mariage. Mais toutes sont conçues pour être comprises
différemment selon la place occupée par le destinataire. Abusé au cours de
la nuit de noces, Marc, du haut de son arbre, ne peut que se reconnaître
dans l'évocation de l'amant; au bord du ruisseau, Tristan, lui, se réjouit de
s'entendre adresser pareil serment d'amour et de fidélité.
La suite de l'imploration d'Iseut est susceptible de recevoir une double
interprétation : on peut, dans la ligne de ce qui précède, comprendre que le
véritable mariage a été noué sur le bateau par le partage du philtre qui revêt
le caractère d'un sacrement (d'aucuns ont souligné la parenté symbolique
entre le philtre, le calice et le Graal...); mais on peut entendre la proposition
exactement contraire : l'homme aimé, celui auquel la jeune princesse
d'Irlande se sent véritablement destinée, est bien Marc et lui seul; elle ne
s'est unie à Tristan que sous la contrainte d'une boisson dont la puissance
maléfique s'exerce aux dépens de leur volonté profonde : «Tristan ne
m'aime pas, ni je ne l'aime excepté par le vin herbé».
La ruse d'Iseut a ceci d'admirable que, non contente de satisfaire les
deux hommes en môme temps, elle préserve également la jeune femme de
la colère de Dieu, troisième destinataire —le seul en réalité— auquel tout
ceci s'adresse. Si Tristan et moi nous nous aimons, dit-elle en substance,
c'est sous l'action d'une force qui nous dépasse et dont le destin seul est
comptable; dès lors comment pourrions nous être tenus pour responsables
et aurions nous motif à repentir ?
L'argument, en d'autres occasions, sera repris par Tristan face aux
représentants de l'autorité. Il réplique à Ogrin, le vieil ermite rencontré au
fond de la forêt du Morois qui invite les amants à faire pénitence :
.«Me repentir, sire Ogrin ? De quel crime ? Vous qui nous jugez, savez-vous
quel boire nous avons bu sur la mer? Oui, la bonne liqueur nous enivre, et
j'aimerais mieux mendier toute ma vie par les routes et vivre d'herbes et de racines
avec Iseut, que sans elle être roi d'un beau royaume» . (3)
Avant sa mort, Tristan rédige à l'intention du Roi Marc une charte
scellée de son seing où il raconte l'histoire du breuvage bu par mégarde.
Par delà la tombe, il cherche encore à se disculper :
«Sire, pour Dieu, raisonnablement, vous voyez bien que ce n'est pas ma faute
si j'ai aimé Iseut, puisque je l'ai fait par force. Faites maintenant ce que vous
voulez, et que Dieu vous garde.» (4)
Cette lettre apaise d'ailleurs la colère du roi qui commande que les
amants soient très richement enterrés l'un près de l'autre.
Le philtre est donc la première des ruses du roman, la ruse des ruses,
qui autorise et précède tous les futurs jeux de langage. Composé par la
mère d'Iseut, «le vin herbé» était primitivement destiné à assurer l'union
heureuse de sa fille et du roi Marc. Mais sur la nef qui vogue vers Tintagel,
Brangien, la suivante d'Iseut, verse par mégarde le contenu de la fiole
magique dans la coupe destinée aux deux jeunes gens assoiffés... Ruse du
destin, «acte manqué»... chaque époque, chaque lecteur, reste libre de son
interprétation ! Mais d'un point de vue romanesque, il reste que le philtre
fonctionne comme une ruse à la puissance seconde qui offre un compromis
acceptable au coeur d'Iseut, rongé de contradictions ! Persuadée que le
pouvoir du philtre s'exerce à l'encontre de sa volonté propre, la jeune
princesse tire de cette certitude le maximum de bénéfice : elle lui permet de
satisfaire à la fois sa passion charnelle pour Tristan (dont elle a jadis baigné
et soigné les plaies) et son aspiration à trouver dans l'union avec Marc son
rang et sa respectabilité de princesse de sang royal. Dosage subtil, le
philtre fonctionne comme une image capable de cristalliser des sens
contradictoires dont la signification complète échappe à ceux-là mêmes qui
en ont l'usage.
Par une ordalie, jugement de Dieu par le feu, la reine doit se disculper
publiquement de toute relation chamelle avec Tristan :
On proclame dans tout le pays la date du jugement fixée à quinze jours. Le
roi avertit les trois barons. Ils en sont satisfaits. Iseut ne perd pas de temps. Elle fait
connaître à Tristan toutes ses peines : "Dis-lui de se rappeler le marécage près du
pont des planches, au Mal-Pas. Un jour, j'y ai moi-même souillé mes vêtements...
Qu'il soit déguisé en lépreux. Qu'il apporte un gobelet de bois.» (5)
Au vu et au su de tous, du roi et des barons qui l'attendent de l'autre
côté du marécage, Iseut, richement et magnifiquement vêtue, demande à
Tristan, déguisé en lépreux, de l'aider à franchir le Mal-Pas sans se
souiller:
«Tout le monde les regarde, les rois comme les comtes, le lépreux tient sur
ses jambes grâce à sa béquille; il lève un pied et pose l'autre. Plusieurs fois il fait
semblant de tomber et prend un air de souffrance. La belle Iseut le chevauche,
jambe deçà jambe delà.» (6)
Comme toujours maîtresse des mots, Iseut, tenant bravement le fer
rouge dans la main, formule son serment avec assurance. Formellement
correct, il donnera le change à tous :
«Seigneur, écoutez donc ce que je jure et ce dont j'assure le roi ici présent :
avec l'aide de Dieu et de Saint-Hilaire, je jure sur ses reliques que jamais un homme
n'est entré dans mes cuisses sauf le lépreux qui se fit bête de somme pour me faire
traverser le gué, et le roi Marc mon époux. J'exclus ces deux-là de mon serment
mais je n'en exclus aucun autre.» (7)
Plus encore que celui du verger, inventé dans l'instant, on sent ce que
le serment du Mal-Pas peut avoir de scandaleux pour le lecteur médiéval :
ici, la ruse est réfléchie, élaborée plusieurs jours à l'avance, fondée sur une
expérience : Iseut avoue connaître depuis longtemps le marécage. Avec
une habileté consommée, la reine se joue d'une procédure codifiée, à la
double nature juridique et religieuse. Chose extraordinaire, elle ne doute
pas un instant que Dieu ne se fasse, une fois encore, complice d'une
parole truquée. Tout se passe comme si elle traitait avec lui sur un plan
d'égalité !
Par son habileté à jouer avec les mots et à manier une casuistique
savante qui préserve chaque fois la pureté de l'intention —et à laquelle elle
se laisse probablement prendre elle même— Iseut apparaît comme le
prototype de la femme rusée. Contrairement à Tristan, preux chevalier dont
la seule force suffit à triompher de toutes les situations, la reine de Tintagel
n'a pour arme et pour bouclier que le langage, au sein d'une société
féodale qui ne sacralise la femme que pour mieux la déconsidérer.
Plus conventionnel, en effet, paraît être le comportement de Tristan.
L'habileté dont il fait preuve n'est après tout qu'une des qualités requises de
tout chevalier «courtois», au même titre que le courage, la force, l'orgueil et
la loyauté. Et certes, la dextérité du héros est légendaire; elle s'enracine
dans son enfance et précède de longtemps la rencontre avec Iseut. Autant
que sa prestance et son courage, elle charme ceux qui l'approchent pour la
première fois. Harpeur et poète distingué, habile chasseur, il fait preuve
d'un talent extraordinaire à découper le cerf qui émerveillera les veneurs du
roi Marc. Ceux-ci décident de le présenter à la cour :
«En effet, jamais auparavant dans ce pays un cerf n'avait été découpé de cette
manière, jamais la prise des veneurs n'avait été rapportée de manière aussi distin-
guée et jamais le roi n'avait été aussi dignement honoré par qui que ce fût.» (8)
Marc prend le jeune homme en affection et ne tarde pas à le
reconnaître pour son neveu. Tristan met sa vaillance au service du roi et tue
le Morhoul, frère de la reine d'Irlande, venu comme chaque année exiger
son tribut de jeunes gens. Jaloux de Tristan, les barons «félons»
persuadent bientôt Marc d'envoyer le jeune homme en Irlande, demander,
au nom de son souverain, la main de la jeune princesse Iseut. Pour réussir
Tristan envisagera un instant d'utiliser la ruse :
«Voilà leur bateau équipé. Ils font voile vers leurs ennemis pour accomplir leur
mission. Tristan ne sait pas s'il va demander la main de la jeune fille ou l'amener à
bord par quelque ruse et s'en aller avec elle.» (9)
Arrivé sur l'île, Tristan apprend opportunément qu'un dragon terrorise
les habitants. Dès lors, fait signicatif, plus question de ruse; c'est par une
action de pure chevalerie —tuer le dragon— que le héros parviendra à ses
fins.
Deux autres exemples confortent cette analyse :
Conduit au bûcher par les soldats de Marc, Tristan demande à
s'arrêter dans une chapelle au bord de la mer et obtient qu'on lui délie les
mains un instant pour une ultime prière. Aussitôt il brise un vitrail et se jette
dans le vide. C'est alors qu'un ange le secourt et le dépose doucement sur
le sable. (Dieu se fait là encore le complice d'un mensonge, voire d'un
parjure puisque la parole de Tristan était engagée). Pourtant on sent que
son action désespérée révèle davantage une âme intrépide qu'un esprit
rusé.
Le nain Frocin a répandu de la farine entre le lit de Tristan et celui
du couple royal. Tristan déjoue la ruse en bondissant avec souplesse d'un
lit à l'autre. Malheureusement, au cours du saut, une plaie récente s'ouvre,
le sang coule sur la farine et dénonce le héros. Mais c'est de nouveau par
une action d'éclat que Tristan a tenté de déjouer un piège qui lui était tendu.
Contrairement à la ruse, l'habileté satisfait aux exigences de loyauté
réclamée par la chevalerie. Risquons une hypothèse qui vaudrait pour tout
le roman : de nature masculine, l'habileté correspond à un talent d'analyse
(l'art de découper le cerf) tandis que la ruse, de nature féminine, repose
davantage sur une aptitude à la synthèse, une capacité à concilier des
sentiments contradictoires (l'art de fabriquer le philtre).
On objectera que la dextérité dont Tristan fait preuve au long du
roman en multipliant masques et déguisements, suffirait à accoler à son
nom l'épithète de rusé. Chaque travestissement ne révèle-t-il pas, en outre,
un trait de sa personnalité ? Celui de troubadour met en valeur ses qualités
de musicien; celui de jongleur, son adresse; son déguisement de lépreux
rend manifeste son inclination à la luxure; celui de pèlerin son penchant au
mysticisme; son masque de fou révèle son caractère passionnément
amoureux; son vêtement de marchand, sa prédilection pour les voyages...
Pourtant les multiples transformations de Tristan ne semblent pas devoir
être mises essentiellement au compte de la ruse; elles contribuent plutôt à
dessiner la figure d'un héros malheureux qui refuse toute identité, tout
engagement défini, toute «filiation» reconnue. Orphelin privé de son
royaume, à peine parvient-il à le reconquérir que c'est pour en confier la
conduite à son gouverneur. Pareillement, il refuse d'être l'héritier du Roi
Marc comme celui-ci le lui propose bientôt. En fuite dans la forêt, dépenaillé
et sans armure, Tristan n'aura rapidement plus l'apparence d'un chevalier
courtois mais celle d'un guerrier qui se cache, d'un homme traqué qui ne se
couche pas le soir là où il s'est levé le matin.
Quant au Roi Marc, son rôle dans le roman n'est pas simplement
réductible, on l'a dit, à celui du mari trompé dont on se jouerait sans
scrupule. Tourmenté, souffrant, l'âme taraudée par un désespoir jaloux, le
personnage échappe pourtant presque toujours au ridicule. Aux yeux de
Tristan, il demeure une figure paternelle infiniment respectable, à ceux
d'Iseut, celle de l'époux royal, seul susceptible de lui permettre de mener le
mode de vie pour lequel elle a été préparée depuis l'enfance et auquel elle
aspire véritablement. Si Iseut aime Marc, c'est qu'elle s'aime reine, si
Tristan aime son souverain c'est qu'une partie de lui-même désire malgré
tout trouver sa place au sein d'une lignée, faire partie des hommes liges du
Roi.
Et puis, comment imaginer que Marc, continuellement mis en garde
par ses barons, se laisse si longtemps, si complaisamment abuser par des
êtres qui lui sont si proches et tant aimés, sauf à suspecter qu'il y trouve
pleinement son compte ? Pour un peu, on le soupçonnerait de savoir gré
aux amants des efforts qu'ils font pour le tromper en sauvant les
apparences. L'art achevé dont ils font preuve dans la combinaison de leurs
multiples ruses n'est-il pas la plus sûre manifestation de l'hommage qu'ils
lui rendent, un signe implicite d'allégeance ? Certains commentateurs ont
malicieusement fait remarquer que, plus fort que Marc, Tristan aurait
aisément pu s'enfuir avec la belle Iseut sans accoster jamais au rivage de
Tintagel... On dira qu'il n'y aurait pas eu de roman... Certes, mais, avant
tout, il n'y aurait pas eu matière à nourrir passion si forte, tant il est vrai que,
recréés aussitôt que vaincus, les obstacles en sont, mieux que le philtre, le
véritable aiguillon. (10)
Relisons enfin, dans Béroul, l'épisode au cours duquel le Roi Marc
surprend les deux amants endormis dans la forêt. Rompu de fatigue après
avoir poursuivi un cerf, Tristan se couche près d'Iseut, tire son épée et la
place entre leurs deux corps. Le jeune homme porte ses braies, la jeune
femme, sa chemise. Lorsque le roi les découvre ainsi endormis, il se
dispose à les tuer mais voici que, soudainement, sa colère s'apaise :
«Qu'est-ce que cela signifie ? Maintenant que j'ai vu leur comportement, je ne
sais plus ce que je dois faire, les tuer ou me retirer... Je puis bien croire, si j'ai un
peu de bon sens, que s'ils s'aimaient à la folie, ils ne seraient pas vêtus, il n'y aurait
pas d'épée entre eux et ils se seraient disposés d'une autre manière.» (11)
Il se décide à les épargner, pose sa propre épée à la place de celle de
Tristan, retire du doigt de la reine l'anneau serti d'émeraude et le remplace
par le sien, ôte enfin ses gants et les dispose dans les branches pour
protéger du soleil le visage d'Iseut. Si les jeunes gens se sont chastement
endormis ce jour-là, sans prendre le temps de se déshabiller, c'est un fait
de circonstance où il n'y a nulle ruse à suspecter. En forêt, la vie des
amants n'est pas une vie de chasteté, la présence entre eux de l'épée
résulte d'un mouvement naturel : Tristan l'a ôtée de son côté pour dormir
plus commodément et la garde à portée de sa main droite comme le ferait
n'importe quel chevalier. C'est Marc, et lui seul, qui interprète l'épée posée
comme une «épée de chasteté». La scène donne une fois de plus au
lecteur le sentiment que le destin se joue des apparences et prend le parti
des amants. Mais comment, en réalité, rester aveugle au fait que Marc dont
«la colère s'apaise soudainement» cherche un prétexte pour s'abuser lui-
même et croire, contre toute évidence, en l'innocence des amants ? N'est-
il pas à lui-même sa propre dupe, refusant de voir ce qui crève les yeux ?
Et s'il invente aussitôt un signe —l'échange des épées— n'est-ce pas pour
contraindre la scène à prendre le sens qu'il lui souhaite secrètement ? Ce
que son aveuglement met en évidence, c'est la relation privilégiée, quasi
incestueuse, qui le lie à «son beau neveu». L'amour «mimétique» entre les
deux hommes est l'enjeu véritable du roman, dont la passion de Tristan
pour Iseut n'est, peut-être, que le masque parfait. (12)
Au final, l'action de la ruse apparaît donc bien à tous les «étages» du
roman comme une gigantesque formation de compromis au sens
psychanalytique, une «machine» au sein d'une stratégie globale de saut
d'obstacle. Composer le philtre, le boire par mégarde, céder à la passion,
la repousser, échapper à la surveillance du roi, s'enfuir dans la forêt,
retrouver sa place à la cour, s'enfuir de nouveau, revenir déguisé, s'enfuir
enfin pour épouser une femme qui, elle aussi, porte le nom aimé d'Iseut...
est, on en conviendra, un parcours épuisant très semblable au jeu, évoqué
par Freud, de l'enfant qui incessamment repousse et ramène à lui une
bobine de fil, simulant par ce geste l'éloignement et le retour désiré de sa
mère.
Dans le roman de Tristan et Iseut le jeu de «l'éternel retour» permet
aux deux amants de réaliser deux choses contradictoires : assouvir une
passion brutale en contrevenant aux lois élémentaires de l'amour courtois
qui permet, certes, de brûler pour la dame de ses pensées, fût-elle celle du
souverain, mais à condition de différer sans cesse l'acte (13), tout en
gardant les apparences de sociabilité et d'innocence. A la face de Dieu, à
la face du roi et des hommes, l'action de la ruse parvient à maintenir
l'unité là où il y a rupture, contradiction interne, friction entre deux mondes,
le monde celte, épique, sensuel et brutal, le monde courtois, mystique et
intérieur. Elevée au second degré, la ruse maintient un semblant d'équilibre,
instable certes, mais équilibre tout de même. La ruse de la ruse permet aux
poètes médiévaux de transformer une tragédie intérieure en tragédie
épique donnant une réalité extérieure —le philtre— à une pulsion sexuelle,
et une dimension souveraine à une passion mortifère.
Mais au-delà de la ruse des amants, qui, au premier chef, est bien
celle d'Iseut, ne peut-on pas plus généralement parler d'une ruse de
l'écriture romanesque, qui donne forme acceptable à l'inacceptable, forme
licite à l'inavouable de la passion ? Mais n'est-ce pas désigner là une des
visées secrètes de tout geste esthétique ? (14)
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(1) La saga scandinave de Tristan et Iseut , traduction de Daniel Lacroix, in Tristan et Iseut.
Les poèmes français; la saga norroise , Librairie Générale Française, Paris 1989. Livre de
Poche, collection «Lettres Gothiques», pp.558-559.
(2) Béroul, Tristan et Iseut , traduction de Philippe Walter in Tristan et Iseut. Les poèmes
français; la saga norroise, op. cit. p.25.
(3) Le Roman de Tristan et Iseut , par Joseph Bédier, Union Générale d'Edition, collection
«10/18», Paris 1981, p.89.
(4) Tristan et Iseut, mis en français moderne par Pierre Champion, Pocket, Paris 1979, p.152
(5) Béroul, op.cit. p. 173.
(6) Idem, p.203.
(7) Idem, p.215.
(8) La saga scandinave. op. cit. pp. 517-518.
(9) Idem, p541.
(10) Denis de Rougemont, L'Amour et l'Occident, Pion, Paris 1972 (notamment le chapitre 9,
«L'Amour de la mort», pp.44 sqq).
(11) Béroul, op.cit. p.115.
(12) Conférer les analyses de René Girard sur le désir mimétique et notamment :
Shakespeare, les feux de l'envie, chapitre XIX «Pour vous votre père doit être comme un
Dieu», traduction Bernard Vincent, éditions Grasset et Fasquelle. Paris 1990.
(13) Julia Kristeva, Histoires d'amour, Denoêl, Paris 1983, p.192 : «Le troubadour mesure la
valeur de son amour au degré de sa frustration».
(14) Jean Deloche, docteur ès lettres, metteur en scène, dirige à Reims la compagnie
«Etrange Peine, Théâtre». Il a notamment mis en scène Tintagel, Tristan et Iseut au seuil de
la légende , texte inédit de Claude-Henri Rocquet, avec Agnès Belkadi et Ana Karina
Lombardi. Cette pièce a été représentée le 12 mars 1998 à l'Institut Français de Meknès à l'oc-
casion du colloque «La Comédie de la ruse».


Pour citer cet article :
Auteur : (Jean DELOCHE, metteur en scène, compagnie Etrange Peine) -   - Titre : Les ruses de la ruse dans le roman de Tristan et Iseut,
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