Espace et subjectivité dans le roman judéo-maghrébin Fouad MEHDI, E.N.S. - Meknès Longtemps l'espace romanesque fut considéré comme le garant de l'illusion référentielle. Dans un récit, plus la description des lieux est précise. plus l'auteur a des chances de faire partie de cette caste privilégiée des romanciers dits • réalistes •. Balzac, pour ne citer que cet exemple. doit sa réputation à la qualité de son observation et à la minutie de sa peinture de la ville de Paris. De nombreux critiques, pleins d'enthousiasme, reconstruisent la topographie balzacienne de Paris et, béats d'admiration, en soulignent la conformité au Paris historique. C'est qu'à l'insu du lecteur, l'illusion romanesque fonctionne en s'appuyant sur l'image que celui-ci peut avoir du réel. Dans cette perspective, le texte littéraire se réduit à n'être que le reflet, forcément partiel, du référent extra-textuel qui de toute manière n'a pas besoin de lui pour exister. Mais depuis plus d'une décennie maintenant, l'étude de l'espace romanesque s'est engagée dans une voie tout à fait différente. Grâce aux travaux entrepris par H. Mittérand43, la critique s'intéresse désormais non pas au lieu -ce qui suppose une attention à la topographie - mais à l'espace, c'est-à -dire aux qualités physiques, sensibles du lieu. L'enjeu de ce retournement est d'importance. L'espace romanesque n'est plus, comme on dit communément, le cadre de l'action; il n'est plus une structure a priori sur fond de laquelle se détachent le personnage et ses actions; il n'est plus une configuration construite mais une configuration en construction. Le sujet est alors pleinement réhabilité. C'est l'activité perceptive, naturellement subjective, de celui-ci qui donne naissance à l'espace. C'est le personnage regardant, écoutant, touchant, humant, bref déployant un champ de sensations qui construit l'espace. Le dispositif spatial et le dispositif sensoriel sont si intimement liés qu'ils devient nécessaire de les saisir d'emblée dans leur relation dialectique. Le roman judéo-magrébin, qui se caractérise par un rapport particulier à la mémoire, donne un exemple éloquent de cette solidarité féconde. Le souvenir idéalise le passé et transfigure ainsi les lieux qui permettent à l'activité remémorative de se déployer librement. Il peut paraître curieux de parler de littérature judéo- maghrébine lors même que l'appellation la plus consacrée est littérature maghrébine. Guy Dugas qui était le premier à utiliser cette expression il y a un peu plus de dix ans, a eu beaucoup de mal à l'imposer. C'est que prendre en considération l'appartenance religieuse d'un groupe de romanciers maghrébins risque d'introduire une fracture dans une littérature que l'on se plaît à considérer, à tort d'ailleurs, comme une unité homogène et cohérente44. En réalité, cette appellation est à maints égards pertinente pour deux raisons majeures qui ne m'éloigneront pas de mon propos : Pour des raisons compréhensibles, les masses musulmanes ont vécu l'entrée du colonisateur, comme une humiliation. C'est qu'ils avaient une langue, un Livre, une histoire à défendre. C'est d'ailleurs ce qui explique pourquoi certains auteurs maghrébins d'origine musulmane s'étaient ingéniés à malmener la langue française, à la « terroriser ». Les juifs, eux, étaient plus perméables à l'influence occidentale. Dès le début, ils étaient fascinés par la langue française et les valeurs de cette civilisation qu'ils considéraient comme une possibilité d'ouverture sur la modernité. Pour les raisons historiques que l'on connaît, les juifs ont quitté massivement les pays du Maghreb. Les romanciers ont vécu le départ comme une expérience traumatisante. En dépit des différences réelles qui existent entre Albert Memmi, sioniste de gauche, et Edmond A. El Maleh, antisioniste notoire, les deux décrivent le départ comme une transplantation et un exil douloureux. Les premières pages de Parcours immobile sont éloquentes à cet effet : « Une communauté est morte. La communauté juive zaïlachie. Itinéraire le long des plis d'un linceul. Géométrie blanche, matrice d'une preuve éclatante (...) Ici, il y avait une synagogue. Quatre, cinq synagogues. Le nombre d'une ferveur ardente et libre; » 45 Et dans Le scorpion d'Albert Memmi, un personnage s'écrie dans une formule remarquable par sa concision : « Ce pays hors duquel n'importe où je serai en exil ... Ce pays dans lequel je n'ai jamais cessé d'être en exil. » Convenons donc que contrairement à la littérature maghrébine d'auteurs musulmans, la littérature judéo-maghrébine est totalement tournée vers le passé. Elle institue le culte du souvenir. c'est-à -dire de la mémoire. Toute l'oeuvre de l'Algérien A. Bensoussan peut être définie comme « un parcours de mémoire juive»46. Cette relation nostalgique a un passé révolu déteint consackrablement sur les lieux évoqués dont la description est empreinte d'un fort taux de subjectivité. La représentation spatiale qui en découle est naturellement encline à transfigurer le référent. à l'idéaliser, à le mythifier. Au début de L'Echelle de Mesrod, A. Bensoussan précise que l'Algérie qu'il décrit dans son oeuvre n'est pas l'Algérie historique mais une Algérie totalement recréée : « Je veux aller, venir, tout raconter sans ordre. Avec les rêves, les imageries, les yeux, la nuit, les fantômes, les fantasmes, et c'est ma famille, ma racine, mon nombril, J'évoquerai les miens, mes aïeux, les lieux de mon Algérie céleste. »47 L'on comprend dès lors pourquoi dans la littérature judéo- maghrébine, les indications spatiales se réduisent à la portion congrue. C'est qu'il répugne aux auteurs juifs de quantifier l'espace, de le mesurer, c'est-à -dire d'en restituer la matérialité. Ce qui leur importe plutôt, c'est l'impression qui s'en dégage, ou, pour être plus précis, comment cette impression le fabrique de toutes pièces. Dans le roman judéo-maghrébin, il est difficile d'entreprendre une étude de l'espace en dehors de l'activité perceptive qui lui insuffle la vie. Pour rendre vraisemblable cette manière toute subjective de construire l'espace, les romanciers ont trouvé une recette éprouvée : faire de l'enfant le vrai héros de leurs récits, le véritable moteur de leur entreprise remémorative. L'enfant, on le sait, a une approche sensible du monde. Il privilégie les sens dans la découverte de son entourage. C'est très exactement ce qui se passe dans les romans judéo-maghrébins. « L'espace naît des regards du personnage, de ses gestes, de son écoute, de ses perceptions, qui l'authentifient et le justifient. »48 Voilà pourquoi il n'y a guère de vision panoramique, de saisie globale des lieux dans la littérature judéo-maghrébine. Le personnage construit son espace par une accumulation de petites touches ponctuelles et juxtaposées. On peut objecter, à juste titre d'ailleurs, que dans l'oeuvre d'A. Memmi. en raison de la formation sociologique de l'auteur, le souvenir fait l'objet d'une certaine méfiance. Dans La Statue de sel, par exemple, l'enfant pâtit de l'exercice d'une sorte de censure qui pèse sur lui et qui est destinée à juguler les possibles débordements d'une perception un peu trop subjective. En fait, avec cela, la géométrie memmienne, quand il s'agit de décrire la han.. reste très élémentaire. Considérons plutôt cet extrait : « Nous habitions au fond de l'impasse Tarfoune une petite chambre où je suis né, un an après ma soeur kalla. Nous partagions avec la famille Barouch l'entresol d'un vieil immeuble informe, une espèce d'appartement de deux chambres ; la cuisine, moitié mansardée, moitié cour, se poursuivait en long couloir vertical jusqu'à la lumière. Mais avant d'aboutir au carré de ciel bleu pur, elle recevait par la multitude des fenêtres les fumées, les odeurs et l'incessant bavardage des voisins. La nuit /chacun s'enfermait à clef dans sa chambre ; mais le matin la vie, toujours commune, courait le long du tunnel, mêlant l'eau des éviers, les odeurs du café et les voix encore brouillées. » (p. 18) Certes, cet extrait montre un effort d'ordonner les lieux, de les situer les uns par rapport aux autres -impasse, immeuble, chambre, cuisine...-, mais il convient d'être attentif à une sensibilité physique à l'espace. Les lieux évoqués ne signifient que dans la mesure où ils se confondent avec les odeurs et laissent circuler des bruits. Dans l'univers memmien, la quasi-absence des quantificateurs spatiaux et des caractérisants de l'axe de la dimensionnalité est suppléée par une activité perceptive très intense. Dans La Statue de sel, le dispositif olfactif est de loin le plus important. Il est deux odeurs fondamentales qui président à la constitution de l'espace et du sujet lui-même : il y a d'abord l'odeur du café.49 Elle institue, comme le montre l'extrait, un champ spatial collectif qui symbolise pour chacun l'appartenance à une communauté. Il y a ensuite l'odeur du cuir : « C'est une de mes odeurs fondamentales », dit le narrateur. Comme la madeleine de Proust, elle devient le catalyseur du rêve : « (...) J'ai dormi sur des couches de cuir qui orientaient mes rêves. Je peux reconstruire le monde et m'y diriger comme un renard à travers la chaude et mâle senteur des cuirs. »50 Cette veine est encore plus marquée dans le cas d'A. Bensoussan et d'Edmond A. El maleh. Les récits de ces derniers se caractérisent par une générosité. une exubérance d'odeurs et de bruits. Les personnages sont débordés par les images qui surgissent du passé dans un déferlement effréné au point qu'il leur est impossible d'y mettre de l'ordre. En privilégiant l'exercice du souvenir par bribes, en cultivant une écriture fragmentaire, A. Bensoussan substitue à la cohérence chronologique -clef de voûte de la logique réaliste - une cohérence tonale ou d'atmosphère. Le souvenir importe par ses effets, c'est-à - dire par sa capacité d'entretenir l'image d'un espace mythique. A l'instar du romancier algérien qui parle « des couleurs, des parfums, des images obsédantes »51, Amran El Maleh évoque « la saveur des gâteaux d'Elias, l'arôme de la mahia de Simon, le corps présent d'une mémoire hors du temps. »52 Dans ce contexte d'une épopée des sens, ne nous étonnons pas de l'extraordinaire récurrence du motif de la fête. La fête, qui suppose un usage particulier de l'espace, autorise tous les excès, tous les débordements. Pendant la fête, l'espace, au sens topographique du terme, est totalement occulté au profit du rituel. Compte tenu du fait que le plus souvent l'espace dans lequel évolue le personnage juif est étroit, les corps sont amenés à s'effleurer, à se frôler, à se toucher. Cette jouissance tactile est toujours exprimée dans un accent lyrique. Il serait fastidieux, et de toute évidence sans intérêt, de recenser toutes les fêtes juives décrites dans le roman judéo- maghrébin. Car ce qui importe pour les romanciers c'est la dimension sensible de l'événement. De toutes les fêtes évoquées dans la littérature judéo- maghrébine, le Shabbat -le congé hebdomadaire - est l'événement qui revient avec le plus de récurrence. Tout le monde le décrit avec force détails. Dans Mille ans un jour, ce qu'Edmond El Maleh en retient c'est le thé à la menthe53 que Yeshuaa aime tant. Dans Au Nadir, A. Bensoussan insiste sur « l'odeur du bouillon de légurties au poulet, avec ces délicieuses petites boules de viandes (..) qui nageaient minuscules au fond de la soupière. »54 A. Memmi, lui, est plus sensible aux couleurs qui donnent à la chambre familiale un aspect inhabituel : « A cinq heures, dans la chambre, l'obscurité naissante, trouvait un ordre neuf : la table chargée, recouverte de la nappe blanche brodée, la commode fleurie de narcisses jaunes, le lit et le canapé garnis de draps blancs. »55 Privilégiant le regard admiratif de l'enfant, il évoque les gourmandises apportées par le père : « des oranges, des citrons doux ou des dattes et des noix, un gros paquet de pois chiches grillés, un plus petit de pistaches.»56 On voit donc bien que dans la littérature judéo-maghrébine la recherche du temps perdu est recherche de l'espace perdu. c'est-à -dire des bruits, des odeurs, des saveurs perdus. Les romanciers ont mis en scène des personnages liés pour ainsi dire physiquement aux lieux de leur enfance. Même quand le juif se révolte contre sa communauté, même quand il l'écrase sous son mépris, son entreprise est fatalement vouée à l'échec, parce que son corps, tourné vers le passé, ne le suit plus. Toute l'oeuvre d'A. Memmi est une vaste réflexion sur l'hégémonie de l'espace et de ses qualités sensibles sur l'individu qui, en dépit de ses velléités de libération, reste sous son emprise. Alexandre Mordekhaï Benillouche, en pleine révolte contre ses coreligionnaires, prend conscience qu'il est habité par les odeurs de son enfance, et qu'il est vain d'essayer de s'en défaire. C'est en tout cas ce que compÉend Alexandre quand il pénètre dans une maison de bourgeois. Dès qu'il entre, il est étonné par l'immensité du lieu : « Je fis le tour des autres pièces, toutes ouvertes. J'en comptai neuf, ou dix, la plupart fort spacieuses, souvent plus grandes chacune que notre appartement. Je ne comprenais pas qu'on eût besoin de tant de place. Elles contenaient peu de meubles, et je trouvais qu'en définitive, elles faisaient peu intimes. »57 La chambre familiale est devenue une référence. L'appartement de bourgeois «fait peu intime» en raison précisément de son immensité qui empêche les odeurs et les bruits d'y prendre vie et qui condamne les corps à ne jamais se toucher. Les choses sont autrement plus intéressantes dans Le Pharaon, dernier roman en date d'A. Memmi. Le romancier y met en scène un juif, un égyptologue de renommée internationale, qui prend part au combat des Tunisiens pour la libération, et qui, après l'indépendance du pays, doit se résoudre à partir en France. Issu de la hara -équivalent tunisien de notre mellah -. Gozlan reste indéfectiblement lié à son quartier. Pour se faire couper les cheveux, il va au salon de son ami Quatoussa « qui figurait l'autre cité, celle des pauvres, qu'il avait quittée, mais qu'il portait toujours en lui et qu'il aurait voulu séduire. »58 Par ailleurs, chaque vendredi sabbatique, Gozlan rend visite à l'oncle Makhlouf. Sur le chemin de la hara, et en raison de l'étroitesse des voies, Gozlan est obligé de se mêler à la foulé. Pour se frayer un passage, il doit jouer des coudes, retrouvant ainsi les sensations de l'enfance. Marié à une juive bourgeoise qui fait peu de cas du rituel, Gozlan entreprend sa visite hebdomadaire chez l'oncle Makhlouf pour retrouver l'atmosphère de la fête sabbatique. Faut-il rappeler que parmi les cadeaux qu'il ramène à l'oncle, l'on retrouve les amandes et pistaches salées, les pois chiches, c'est-à -dire les mêmes gourmandises que le père d'Alexandre offrait à ses enfants dans La Statue de sel ? A la fin du roman, quand Gozlan part s'installer en France, estimant qu'il n'y a pas de place pour les juifs dans la Tunisie indépendante, il ressent son départ comme un exil. Et quand la nostalgie devient insupportable, pressante, il se réfugie chez les restaurateurs tunisiens du quartier Barbès d'où il rapporte « un gros sac de provisions qu'il sera seul à consommer : boutargues diverses, olives noires et vertes cassées, oranges maltaises, figues sèches enfilées sur des ficelles de raphia, gâteaux ruisselants de miel et d'huile. » 59 Jamais le mot d'Edmond A. EL Maleh n'aura été aussi vrai : « La mémoire du corps est sans oubli. »60 -- 43 Il s'agit entre autres de : Le Discours du roman (1980), Le Regard et le signe (1987) et L'Illusion realiste (1990). 44. Le cas d'A. Memmi est significatif à cet égard. Qu'il écrive Portrait du colonisé, dans lequel il démonte le système colonial et il est considéré comme un des plus grands auteurs maghrébins ; mais dès lors qu'il se déclare sioniste de gauche, M Tenkoul dira que « parler en son nom de littérature tunisienne relève d'une vue étroite et déconcertante. » 45. Parcours immobile, Paris, Maspero, 1980. p 6-7 46. C'est le sous titre de son oeuvre : L Échelle de Mesrod 47. L' Echelle de Mesrod ou parcours algérien de mémoire juive, L'Harmattan, 1984, p . 10 48. Henri Mettérand, L'Illusion réaliste, Paris, PUF, 1994, p. 55 49. A. Bensoussan évoque cette odeur dans Au Nadir : « le café au lait au parfum d'enfance passe dans mon gosier qui s'enfle de jouissance. » 51 L'Echelle de Mesrod, p. 9 52. Parcours immobile, p. 07 53. Mille ans un jour, p. 168 54. Idem, p. 26 55. La Statue de sel, p. 25 56. Idem, p. 26 57. La Statue de sel, p. 219 58. Le Pharaon, p. 20 59. La Statue de sel, p. 29 59. Idem, p.386 60. Parcours immobile, p. 108 Références bibliographiques Corpus 1. AMRAN El Maleh, - Parcours immobile, François Maspéro, 1980 - Mille ans un jour, La Pensée sauvage, 1986 2. BENSOUSSAN Albert, - Au Nadir, Flammarion, 1978 - L'Echelle de Mesrod ou parcours algérien de mémoire juive, L'Harmattan, 1984 3. MEMMI Albert, La Statue de sel, Corréa, 1953, 3éme édition, Paris, Gallimard, 1973 - Le Pharaon, Paris, Julliard, 1988 Ouvrages critiques DUGAS Guy, La Littérature judéo- maghrébine d'expression française l'Harmattan, 1990 - MITTERAND Henri, Le Discours du roman, PUF, 1980 Le Regard et le signe, RUF, 1987 L'Illusion réaliste, PUF, 1994
Auteur : Fouad Mehdi (ENS de Meknès) - - Titre : Espace et subjectivité dans le roman judéo-maghrébin, Url :[https://www.marocagreg.com/doss/monographies/oualili/espace_subjectivite_roman_judeo_maghrebin_memmi.php] publié : 0000-00-00 |