La ruse dans la tragégie grecque, dolos et logos humains chez Sophocle Par Stéphanie Terasse La ruse dans la tragégie grecque, dolos et logos humains chez Sophocle Stéphanie TERASSE (Professeur, Université Paris IV) Outre les ingénieuses techniques artisanales dont le feu du forgeron est l'emblème, les hommes devraient à Prométhée le maléfice de la ruse, ou plutôt son incarnation : pour venger Zeus trompé à deux reprises par le Titan au profit des hommes innocents, tous les dieux forgent Pandore. Ce cadeau empoisonné est à l'origine des malheurs de l'humanité : une apparence séduisante —féminine— enfermant «en son sein mensonges, mots trompeurs, caractère retors» (Les Travaux et les jours, v.v. 77-78 ). La coloration tragique de la ruse originelle racontée par Hésiode est indéniable; J. Cocteau y reconnaîtrait une «machine infernale» : d'une part un enchaînement inéluctable et fatal, (l'écrasement des mortels est l'aboutissement de la surenchère des ruses qui se répondent entre Prométhée et Zeus); d'autre part, le groupe des humains, enjeu et victime d'un conflit qui le dépasse, et qui va prendre corps en l'un d'entre eux pour mieux leur signifier la cruelle fragilité de leur condition. Les auteurs tragiques du Ve siècle avant J.C. héritent bien sûr de cette tradition poétique, à côté de l'épopée homérique; la tonalité en est assez celle du théatre d'Eschyle, où les hommes voient dans la terreur s'accom- plir la justice divine —et, du reste, Eschyle met en scène le châtiment de Prométhée. Elle est moins commune aux sept tragédies conservées de Sophocle, dont l'intérêt se centre sur les conduites humaines et leurs mobiles. C'est dans cet esprit que je laisserai de côté une des premières oeuvres, Les Trachiniennes , qui représente bien cet enchâssement cruel où une ruse humaine sert à son insu la ruse d'un être monstrueux, elle-même prédite obscurément dans un oracle ambigu de Zeus. L'on s'attachera ici aux deux pièces plus tardives dont le coeur est une ruse humaine : Electre et Philoctète , écrites elles-mêmes à 20 ans d'écart. Un célèbre chant du choeur, le premier stasimon d'Antigone , témoigne de cette focalisation sur l'homme : aux antipodes du pessimisme archaïque d'Hésiode, il signe la découverte que fait au Ve siècle l'homme grec de son savoir. «La merveille qu'est l'homme» peut dominer les animaux et tous les éléments de la nature, grâce à ses «tèchnai» et ses ««mèchanai», parce qu'il est «périfradès• et «pantoporos», ingénieux et plein de ressources (1). Signe des temps, cet éloge est particulièrement audacieux chez Sophocle : dans les passages comparables chez Eschyle et Euripide, ces arts, ces pièges ingénieux, sont explicitement le don des dieux, de Prométhée entre autres. Mais Sophocle emploie un verbe à la voix moyenne «édidaxato» (2) : sa formulation suggère que c'est l'homme qui «s'est enseigné» à lui-même ces armes, parmi lesquelles figurent les pièges pour la chasse et les filets de pêche à côté de la parole, de la pensée subtile et de l'élan politique. Ce grand éloge s'achève sur une restriction —en rapport, bien sûr, avec le contexte dramatique de ces mots du choeur effrayé par l'audace d'Antigone— mais de portée plus générale : «Tout en possédant dans cette ingéniosité technique ("mèchanoén") un art /science ("tèchnè") au-delà de toute espérance, l'homme peut prendre la route tantôt du mal tantôt du bien» (364-6). Or les termes «mèchanè»» et «tèchnè» célébrés ici servent couramment à désigner en contexte le stratagème trompeur, à côté de «dolos» qui est l'équivalent de notre nom générique «ruse», et d'•apatè» qui souligne affectivement la tromperie. Au regard de cet éloge-avertisse- ment, où l'art de la ruse trouve-t-il sa place dans les mentalités ? Versant obscur de l'ingéniosité décrite au début ? La distinction ne peut être aussi manichéenne; comme dans toutes les littératures, il existe une bonne et une mauvaise ruse. Bien plus, la tradition homérique, connue pratiquement par coeur des contemporains de Sophocle, fait de la ruse une valeur en soi,une preuve d'intelligence pratique, souple et vigilante (3). De cette «métis» Ulysse est le modèle, et les détours de l'aède l'expression littéraire (4). Le blâme qui pèse depuis sur la ruse ne va pas de soi dans l'univers littéraire de l'Antiquité, où le verbe et le rapport à autrui ne sont pas sacralisés, et où les dieux ne sont pas des modèles. L'écriture tragique puise chez Homère mais, tandis que «les dieux s'éloignent', pousse plus avant la réflexion sur la condition et la responsa- bilité humaines : l'emploi Sophocléen de la ruse apparaît partagé entre la célébration du génie humain, qui perce dans l'utilisation fructueuse du stratagème pour les besoins de l'intrigue d'Electre, et la réflexion sur les enjeux moraux et les risques de la ruse. Le mot <~mètis» n'apparaît plus dans les tragédies de la ruse (5). Je voudrais analyser comment, à travers un canevas de ruse comparable, l'évolution d'Electre à Philoctète suggère que l'intérêt se déplace, que l'écart se creuse entre l'ingéniosité et la tromperie. L'articulation de la ruse et du tragique montrera d'où, précisément, vient le soupcon, perversion du «logos» et menace pour l'identité sociale —ce qui n'est pas sans rapport avec l'actualité politique et intellectuelle d'Athènes à la fin du Ve siècle. Deux ruses de structure comparable En préliminaire, il faut rappeler que les mythes où puisent les tragédies étant bien connus des spectateurs, l'originalité d'un auteur dans ce contexte de concours réside dans l'éclairage particulier qu'il jette sur un épisode, surtout si le sujet a déjà été traité par ses «rivaux» (notamment pour Sophocle : Eschyle est son prédécesseur et Euripide fréquemment son concurrent) (6). Justement la vengeance d'Agamemnon par ses enfants est la seule histoire pour laquelle nous ayons conservé les versions des trois dramaturges (7) Quant à Philoctète , Eschyle et Euripide avaient plusieurs années avant Sophocle écrit chacun une pièce, aujourd'hui perdues, sur le sujet. Mais le scoliaste Dion Chrysostome nous en a laissé un résumé et une critique assez précise. Ces comparaisons nourriront notre exposé. Dans ses deux tragédies, la première modification que Sophocle apporte est de donner à la ruse un rôle plus important et plus durable : elle est le coeur de l'intrigue; la pièce s'ouvre sur elle, sur ses ultimes préparatifs. Dans chacun des deux prologues en effet, l'instigateur de la ruse l'expose à son complice —et au spectateur. La structure fondamenta- le de la ruse est identique : ce complice deviendra ensuite l'agent visible du stratagème, tandis que l'auteur réel oeuvre dans l'ombre. Ayant introduit, selon Anstote, le troisième acteur dans la tragédie, Sophocle semble appliquer son invention à la ruse en exploitant ici la délégation. Rappelons les intrigues. Celle d'Electre est bien connue : elle appartient aux «tragédies du retour-_ Retour du prince légitime Oreste, exilé par Clytemnestre et Egisthe après qu'ils eurent assassiné Agamemnon. A l'âge adulte, il revient pour venger son père, reprendre le pouvoir qui lui revient de droit, et -libérer- Electre. La jeune fille, restée fidèle à son père, est maltraitée par le couple d'usurpateurs. Afin de pouvoir approcher et tuer Clytemnestre et Egisthe, le complice, précepteur dévoué, fera passer Oreste pour mort tandis que celui-ci apportera plus tard l'urne funéraire supposée contenir ses propres cendres. Soulagée par la mort de son fils en qui elle a toujours vu une menace (confirmée par un songe), la reine suivie de son amant escortera sans méfiance dans son palais ces deux étrangers porteurs d'une si bonne nouvelle. Tel est l'exposé initial, et c'est à peu près ce qui se passera. L'action de Philoctète a lieu peu avant la fin de la guerre de Troie. Même usage du prologue : c'est Ulysse qui expose à Néoptolème, fils du défunt Achille, sa mission —il s'agit bien d'une charge militaire. Les oracles ont révélé que l'on ne pourrait prendre Troie sans Philoctète (ou au moins son arc dont les flèches atteignent toujours leur cible), lequel Philoctète a été abandonné il y a dix ans par le même Ulysse parce que son pied gangrené n'était plus supportable à l'armée. Néoptolème, inconnu de l'infirme, devra se prétendre spolié des armes de son père par Ulysse et plein de rancoeur envers les Achéens. Philoctète suivra sans méfiance celui en qui il reconnaîtra une victime d'Ulysse et un moyen de quitter cette île. Mais le vaisseau du jeune homme doit l'emmener vers Troie... Ces pro- jets ne connaîtront pas une réalisation aussi linéaire que ceux d'Oreste. Le squelette dramatique de la ruse est donc similaire : l'agent, en masquant son identité réelle ou sociale (son nom / sa relation à la commu- nauté) doit tisser un discours mensonger afin d'attirer la victime là où elle n'irait pas de son plein gré. La réussite repose sur l'instauration d'une complicité entre l'agent de la ruse et la victime, scellée par leur inimitié commune à l'égard d'un tiers, qui est en fait celui qui a tout manigancé. On imagine les ressources d'ironie tragique'qu'offre alors la ruse. En commun également, les conditions fondamentales de la ruse traditionnelle. Prenant l'exemple de la course du chant vingt-trois de l'Iliade, Vernant définit pour l'épopée quatre éléments sructurants, que nos tragédies conservent de manière insistante : — le recours à l'opposition entre ruse et force : un recours à une voie oblique à défaut de la force est bien souligné par Néoptolème qui aurait préféré un combat loyal —ou au moins la persuasion, inefficaces selon Ulysse devant l'arc et l'obstination prévisible de Philoctète. Ruse et force sont complémentaires chez Oreste, la ruse précédant et rendant possible le meurtre; — une dimension temporelle : plusieurs personnages font référence au «kairos', le moment opportun. Savoir saisir l'occasion et savoir prévoir est la condition sine qua non de la réussite du stratagème; —la métamorphose, véhiculée au théâtre par la parole; donc un travestissement verbal / une falsification de l'identité par un mensonge (<'pseudos»,); — enfin la justification par un profit, ««kerdos<», que les agents de la ruse se rappellent pour s'encourager. Electre : ruse légitime, génie humain Malgré ce squelette commun et les constantes <,kairos',, «pseudos-. «kerdos», la considération de la ruse varie. Il ne s'agit pas seulement de l'orientation de l'intrigue : certes le rapport de force, totalement défavorable à Oreste, et la digne souffrance d'Electre nous font complices de la ruse; en revanche, la ruse d'Ulysse, imposée par la raison d'état, passe par un jeune homme réticent et prend pour cible un infirme —dont la douleur et l'isolement n'ont pas atteint la force d'âme. De plus, l'arc invincible qui justifie le recours à la ruse ne suffit pas à inverser le rapport de force général —d'autant qu'il est le seul moyen de subsistance du boiteux dans son ile. L'éclairage de la ruse elle-même est différent. L'intérêt de Sophocle pour la ruse d'Oreste et d'Electre n'est pas une préoccupation d'ordre moral, mais la célébration des pouvoirs du langage humain, et son usage pathétique. Et pourtant, à la lueur de ce pathétique, la portée inquiétante de la ruse se devine, indirectement La présentation des faits et des personnages disculpe rapidement la ruse: le procédé n'est pas discrédité en tant que tel puisque c'est un oracle d'Apollon qui l'a soufflé à Oreste : présence discrète d'une impulsion divine —qui était la clé de toutes les actions des personnages d'Eschyle—, l'oracle on ne peut plus clair ne porte que sur le «comment» : il a conseillé d'aller «seul, sans bouclier ni armée, dissimuler par la ruse (dolois) le sacrifice qui rend justice » (w. 35-37). La justification humaine explicite repose sur des arguments de bon sens, appuyés par des maximes générales : d'une part «la fin justifie les moyens» —dès lors qu'elle est légitime; Oreste dit aussi le profit personnel légitime qu'il tirera du meurtre : retour, pouvoir et renom. D'autre part, «un prêté pour un rendu», loi du talion tout à fait en vigueur chez les Grecs : un relevé du vocabulaire sur l'ensemble de la pièce fait apparaître que le mot «dolos» sert à évoquer deux fois plus la ruse par laquelle la femme infidèle a autrefois pris dans ses filets Agamemnon, que le stratagème qui occupe aujourd'hui leurs enfants. Si le meurtre réclame vengeance, la ruse aussi appelle la ruse —comme la ruse de Zeus répond à celle de Prométhée (8). L'entreprise frauduleuse n'est pas d'abord suspecte, mais un soupçon sur son but, le matricide, pourrait rejaillir sur elle : c'est le cas, chez Eschyle,du meurtre qui déchaîne la fureur des Erynies contre Oreste : leur harcèle- ment est le sujet de la pièce suivante : Les Euménides. L'engrenage est d'ailleurs manifesté par la forme de la trilogie liée, depuis le meurtre d'Agamemnon jusqu'au châtiment menaçant les enfants qui l'ont vengé. C'est également toute l'ambiguïté de la Clytemnestre d'Euripide. Or, chez Sophocle, Electre est une héroïne d'autant plus admirable que sa mère parait sans coeur et sans circonstances atténuantes. Même le plaidoyer de Clytemnestre pour avoir tué son mari n'use pas efficacement des arguments qui font toujours mouche : l'infidélité d'Agamemnon et surtout l'infanticide à travers le sacrifice d'Iphigénie dont la mère ne se serait jamais consolée. Môme au moment de porter à la mère le coup fatal, Oreste encouragé par sa soeur, n'hésite pas, et le dernier commentaire du choeur (et de la pièce) dit une libération définitive des Atrides. Réécrire Homère: la puissance du logos humain La condamnation morale évacuée, qu'a préféré faire ressortir Sophocle en traitant cet épisode ? On pourrait dire : réécrire Homère et exalter l'héroïsme douloureux d'Electre. Dans la réécriture, la ruse s'humanise, dans le pathétique elle finit par s'altérer. Les Anciens disaient déjà que «Sophocle était le plus homérique des trois auteurs tragiques, (9). Nul doute en effet que le dramaturge a eu très précisément en tête le retour d'Ulysse à Ithaque pour mettre en scène la ruse d'Oreste, et les courses (de chars ou à pied) de l'Iliade pour forger le mensonge sur lequel elle repose. On ne peut apprécier ici le détail de ce jeu intertextuel, mais on peut souligner ses effets sur le crédit de la ruse. En bref, le héros de l'Odyssée , en position de faiblesse par son isolement, revient d'abord chez lui sous un masque avant de retrouver son fils et de s'en faire un complice dans le meurtre des prétendants-parasites. Le prologue-délégation de notre pièce fait écho au conciliabule entre Athéna et Ulysse : sur sa demande, la déesse propose à son protégé le stratagème et le travestit par un pouvoir magique en le vieillissant (10). Ulysse ainsi grimmé et envoyé en mission va d'abord éprouver la fidélité de ses proches (à commencer par Eumée) par des fictions de son cru, tout comme les exilés, Oreste elle précepteur, rencontrent d'abord le monde intérieur ami (11), dont Electre. Enfin la ruse et l'affrontement physique sont complémentaires, la première rendant possible le meurtre des usurpateurs. Je ne détaille pas l'habileté des variations, mais les deux conséquences essentielles de ce chassé-croisé sont les suivantes : — la caution homérique rejaillit sur l'emploi de la ruse. On renoue implicitement avec la ruse comme produit et preuve de «mètis~>. Insensiblement, le génie d'Ulysse aux mille tours et aux mille tourments devient la garantie d'Oreste et achève insensiblement d'innocenter les rusés; — la différence avec Homère n'en ressort que davantage : l'invention du stratagème revient non à la divinité mais bien à l'homme. Relief capital que notre second point de comparaison confirme : le noeud de la ruse, on l'a dit, est la prétendue mort d'Oreste. Mais si ce dernier impose le sujet, le précepteur a toute liberté pour développer.., et il en prend à son aise 1 Assimilé ici au récit des messagers dont la fortune dépend de la qualité de leur propos, le «mythos» raconte avec force effets les exploits sportifs, puis la prétendue mort d'Oreste, empêtré dans ses rênes et traîné par son char. Cette épreuve où aurait succombé Oreste semble combiner les courses homériques (12) remportées l'une par Antiloque, l'autre par Ulysse. Dans les courses de l'Iliade , chaque fois, le gagnant est non le favori, plus fort physiquement, mais celui qui a su faire preuve de «métis', de ruse, de prévoyance et d'adaptation au terrain. Autrement dit, que raconte le précepteur à Clytemnestre et à sa fille ? Un épisode où Oreste, présenté d'abord comme le plus habile concurrent, finit à quelques pas de la victoire par ne pas savoir faire preuve de la ruse qui a assuré la victoire aux plus célèbres coureurs de la littérature épique. On en comprend toute l'ironie : mise en abyme inversée, le récit lui-même est simultanément l'instrument d'une ruse qui, elle, n'échouera point. Cette foi immédiate que les auditeurs placent dans le récit va être la condition de sa réussite. Elle dit encore la puissance du «logos» humain. Un indice relevé par M.A. Sabiani (13) le confirme : dans ses premières instructions, Oreste avait conseillé au précepteur d'appuyer son récit mensonger par un serment. Le mensonge proféré, nulle trace de serment. Le serment est un acte religieux. Son absence rappelle certes qu'on ne se parjure pas impunément en Grèce, mais souligne surtout la qualité, la suffisance du récit : nul besoin de la caution divine pour le rendre crédible. L'humain est maître de la parole, du vrai comme du faux. Bien plus : on songe à la promesse facile d'Ulysse dans le chant homérique, accueilli sous un déguisement par le fidèle Eumée. Sans se faire reconnaître, il apaise le porcher en prédisant.:, le prochain retour du maître : « Moi ce n'est plus par une histoire ('ou muthésomai») mais avec un serment que j'affirme qu'Ulysse revient». Que fait le précepteur chez Sophocle ? Avec une histoire, et sans serment, il prétend qu'Oreste ne reviendra pas, pour mieux préparer son retour. Suggérant par ces références sa propre maîtrise du discours tragique, Sophocle montre à plusieurs niveaux le pouvoir du 44mythos» humain, l'habileté verbale du rusé. Les effets démesurés du récit du précepteur vont dans ce sens, et annoncent la fonction essentiellement pathétique de la ruse d'Oreste chez Sophocle. Sa grande transformation, on l'a introduit, est d'avoir présenté le stratagème dès le début, avant l'entrée à Argos. Le but : en exclure Electre. Eschyle et Euripide font précéder la mise en oeuvre de la ruse par la fameuse scène de reconnaissance, chère à Aristote (14), entre Oreste et Electre. La jeune fille y est donc csunergatis», elle «accomplira le travail avec» les rusés. La trouvaille de Sophocle est qu Electre apprenne en même temps que sa mère la fausse mort du frère qu'elle attend depuis si longtemps. A côté du froid soulagement de Clytemnestre, le désespoir d'Electre est l'acmée du «pathos», et la consécration de son héroïsme puisque, Oreste mort, elle envisage de venger seule son père. Ce qui nous intéresse ici est la force de la conviction qu'a pu asseoir en elle le récit. Electre est si persuadée de la mort d'Oreste qu'elle ne croit pas les faits eux-mêmes : sa soeur revient bouleversée du tombeau d'Agamemnon après y avoir trouvé une mèche de cheveux qui ne peut être que celle d'Oreste. Mais c'est Electre qui persuadera sa soeur de la mort d'Oreste. La ruse révèle que le dire d'autrui est plus puissant que mon voir. L'apparence verbale de la vente est plus probante que la vraisemblance des faits —qui est la vérité même. Telle est la leçon de la ruse dans Electre , jamais condamnée en tant que telle mais prétexte à démontrer le pouvoir du «logos» humain et de l'ingéniosité à jouer avec les apparences. Pouvoir affolant, si l'on songe que la ruse joue Ici le rôle et a les attributs qui sont ceux de la fatalité dans les tragédies plus connues aujourd'hui, celles de la destinée, telle Oedipe-Roi: sa toute puissance, manifestée dans l'ampleur de l'égarement, le nombre des crédules et son empire sur la vérité même renvoie à l'aspect incontrôlable que le destin a aux yeux des hommes. En touchant qui elle ne doit pas, elle a de la fatalité aveuglante le mystère : on ne sait pourquoi un tel est frappé et non un autre, et personne n'est à l'abri. Le brouillage des apparences et de la réalité atteint à la même efficacité que celui par lequel Oedipe court à sa perte. Je rappelle en effet avec R. Dreyfus qu'Oedipe Roi ne représente pas la «marche inexorable de la fatalité mais la fatalité de l'ignorance, l'impossibilité où l'on est de voir clairement dans sa destinée avant quelle ne soit consommée» (15). Ce qui induit en erreur, outre ma propre volonté de savoir, est un logos trompeur : la parole oraculaire dans Oedipe Roi, la parole humaine dans Electre. Parole par définition énigmatique, à double fond et qui trompe parce qu'on se fie, comme Oedipe, à son apparente clarté. Les débordements de la ruse : pathos et dédoublement Lorsqu'on parle de l'univers «athéos,» de Sophocle, on signifie par là la conscience accrue d'une radicale différence entre l'homme et la divinité. Si les dieux n'ont rien à perdre à rendre d'obscurs oracles, l'homme reçoit de la ruse un pouvoir dangereux. Alors qu'on n'est jamais sûr qu'une intentionnalité préside à la puissance destructrice du destin d'Oedipe, l'homme usant de fraude peut être renvoyé à sa cruauté. On voit ainsi se profiler un questionnement d'ordre moral, non par le biais d'une approbation ou d'une condamnation de principe, mais sous la forme d'une réflexion ouverte sur les enjeux d'une telle compétence. Pour ce qui est d'E(ectre , sans doute ce questionnement se profile-t- il dans la scène-limite où Oreste finit par se dévoiler à sa soeur, non pas tant dans la reconnaissance, mais dans la méconnaissance qui précède : Electre adresse un touchant adieu à l'Oreste mort dont les cendres sont supposées contenues dans l'urne qû Oreste bien vivant a apportée : dédoublement dramaturgique où le renversement pathétique évoqué atteint son point d'orgue —et peut-être ses limites— dans le malaise du fils d'Agamemnon. Non seulement parce qû Electre qui devrait être la bénéficiaire et la complice de la ruse en est victime, mais parce que même le rusé est pris au piège de son masque, de sa double identité. Car c'est bien son identité, et même son existence qui sont symboliquement niées au coeur d'un brouillage dont il n'est plus agent mais spectateur impuissant. A l'origine de la confusion, l'art du logos : Oreste va devoir se révéler quelques instants plus tard à sa soeur bien longue à convaincre : «Ce n'est pas là le corps d'Oreste, sinon forgé par le discours, (16). Mais en attendant, c'est l'interrogation tragique par excellence (Que faire ? au subjonctif délibératif) qui signe la rupture avec la perfidie. Cette question porte ici sur le dire, omniprésent dans la réplique. Commençons par la traduire littéralement : «Que dois-je dire ? Vers quels discours aller, "amèchanôn" comme je suis ? Je ne peux plus être maître de ma langue.- «Améchanôn» désigne «l'absence de ressources» : son sens figuré, le plus courant à l'époque de Sophocle, traduit le désarroi, la perte des moyens due à l'émotion. Mais l'étymologie encore sensible —alpha pnvatrt - machanè— exprime littéralement l'abandon de la ruse face à Electre (17). Etre «sans mèchanè» c'est ne plus pouvoir mentir sous le coup de l'émotion et de la pitié, c'est aussi dire l'absence de ruse, qui est un fait accompli : la <,mèchanè» qu'il a prévue n'est pas celle-là , qui a touché une cible de trop. De même, «ne plus tenir sa langue» c'est refuser de prolonger le supplice de l'interlocutrice; c'est aussi reconnaître la non-maîtrise effective du disours puisque les effets du langage ont dépassé le projet initial. Dans leur puissance, la ruse, le discours trompeur débordent leur objet et leur destinataire premiers, au point que le rusé un instant n'y reconnaît plus son oeuvre. Comment l'homme maîtriserait-il jusqu'au bout la partition subtile et implacable que le destin joue dans d'autres pièces ? Le tragique de la ruse, s'il était poussé jusqu'au bout, serait pour Sophocle celui-ci : non un engrenage dû à une inexorable malédiction, mais un tragique humain, intrinsèque à la ruse. Irrépressibles, ruse et masque menacent de se retourner contre moi, et me dédoublent. La ruse dans Philoctète : de la séduction du verbe au soupçon sur l'identité Ce qui n'est que menace virtuelle dans Electre et limité à un épisode sans mettre en péril l'accomplissement de la ruse, est le sujet de l'ensemble de la pièce suivante. Le choc en retour suggéré lors d'une scène unique est au coeur de Philoctète . Ce tragique à échelle humaine caractéristique de Sophocle s'y accentue un peu plus : dès lors que l'homme se reconnaît détenteur d'un pouvoir ambivalent qu'il croyait le seul fait des dieux, il est renvoyé à sa propre responsabilité. La ruse devient un thème central et l'objet d'un questionnement éthique explicite. Question individuelle, mais aussi politique. Le canevas initial est comparable, mais la ruse est immédiatement suspecte : la délégation liminaire donnait lieu à une hiérarchisation qui montrait la perfection du plan. La transmission du savoir-ruser est, dans le prologue de Philoctéte, posée comme problématique. La forme du dialogue est significative : à la place des deux tirades successives et bien accordées d'Oreste et du précepteur, l'on voit une scène d' «agôn» entre Ulysse et son second. On ne s'attardera pas sur l'argumentation (18). La hiérarchie est militaire : Néoptolème est «en service» (19) et doit obéir, mais sa réticence est nette à employer la fourberie plutôt que la force ou la persuasion. La seule scène où l'on retrouvera ces deux personnages et ce débat ouvert, peu avant la fin de la pièce, consacrera l'affranchissement du fils d'Achille à l'égard de son chef Jusque dans le mouvement scénique : l'apparition d'Ulysse courant après le jeune homme). Ulysse, plein de questions et de menaces devant cette fermeté, suggère l'incapacité du roué parleur à réagir à un acte clairement posé (20). Entre les deux : la mise en oeuvre.., et le retournement. Ce n'est pas tant dans les rares débats explicites encadrant la mise en oeuvre —souvent commentés déjà — que le crédit de la ruse s'effrite, mais à travers les indices disséminés dans sa réalisation même et dans son rejet progressif. Mais avant sa rupture sans commmentaire avec ce qu'il estime «honteux» («aischros»), plutôt qu''habile»< («sophos,), Néoptolème expérimente la jouissance du discours trompeur. Avant d'éventer la ruse et de rendre à Philoctète l'arc qu'il avait obtenu de lui, le fils d'Achille se laisse séduire, preuve de la réputation que donne le bien parler. La première partie de la pièce reste la démonstration du pouvoir de la rhétorique et de l'ingéniosité retorse. Et ce par son efficacité sur la victime de la ruse, mais aussi par la séduction qu'elle semble exercer sur ses agents. Dans l'<.agÔn» argumenté entre Ulysse et Néoptolème, dans quelle mesure le tentateur qui maîtrise parfaitement les finesses du langage séduit-il plus qu'il ne convainc ? En invitant le jeune homme à «tromper l'âme de Philoctète par la -parole», il explique que l'adresse verbale donne plus de résultats que toute la franchise du monde. En ayant raison des réticences du jeune homme, il met en abyme la maîtrise efficace et voluptueuse de sa ««mètis», que son second peut faire sienne. On le voit, l'Ulysse de cette tragédie (ou de l'Hécube d'Euripide) n'est plus le charmant et endurant fourbe de l'Odyssée —ni même le modéré d'Ajax du même Sophocle. Toujours protégé par Athéna et par Hermès ««dolios» (v. 13), il apparaît comme un homme sans scrupules. Aux épithètes homériques »polutropos», «aux mille tours», «aux nombreux tourments», «très endurant», succède une totalité maléfique : pour Philoctète, il est «tout malfaisance»; il «fiente avec sa langue tout procédé malhonnête et toute fourberie sans résultat juste», est lui-même «tout horreur», chef d'oeuvre (tèchnèma) de fourberie» (v.v. 407-409, v. 633, v. 929). Vers la rupture heroïque La «métis» est néanmoins encore source d'admiration (la bonne réputation que donne l'adresse verbale est le «kerdos» qui convainc Néoptoléme). Ce dernier se coule dans son rôle avec une facilité et une habileté impressionnantes. Mais la suggestion de cette irrépressible séduction est surtout accréditée par un troisième larron : Ulysse prévient Néoptolème qu'il lui enverra un aide déguisé en marchand, s'il tarde trop. On a critiqué l'inutilité de ce personnage arrivant à contre-temps alors que la ruse a réussi en peu de temps, et que Philoctète s'apprête à suivre Néoptolème. En fait, il est nécessaire, pour retarder l'action dramatique, car un départ serait funeste si Philoctète muni de son arc invincible se retrouvait face à Ulysse... Mais surtout, à un autre niveau, il est l'emblème de l'engouement général pour la ruse —menace symbolique sur la démocratie de cette fin de Ve siècle ? — 1 : Son inutilité même soulignerait l'efficacité de la ruse de Néoptolème : il vient en freiner les effets et le rythme imprévus et prévenir l'emballement de la... ««mèchanè». —2: Il confirme le pouvoir d'Ulysse et la propagation du désir d'user du langage oblique. Le faux marchand, aussi habile que les deux héros, est en effet la création d'Ulysse comme Pandore est celle des dieux. Le fourbe le présente ainsi : «Je t'enverrai alors cet homme, le même, mais après avoir transformé par ruse son apparence sous des atours de marchand, afin qu'il soit méconnaissables, (v.v. 127-29) — 3 : Surtout, dans cet homme, non seulement expert en «logos» mais en métamorphose, Sophocle trouve le moyen de souligner son innovation : Néoptolème étant absent des tragédies de ses prédécesseurs, c'est Ulysse lui-môme qui mettait à exécution sa ruse, méconnaissable aux yeux de Philoctète grâce à un travestissement humain (déguisement chez Eschyle), ou par les soins d'une divinité (Athéna, chez Euripide, dotée du rôle magique qu'elle jouait dans l'Odyssée ). Chez Sophocle, ce tiers réunissant tous les attributs traditionnels de la ruse en devient l'incarnation paradigmatique. Son langage reçoit le qualificatif «poikilos», bigarré (y. 130), habituel pour traduire le caractère ondoyant, mobile, inconstant des produits de la ««métis»». Or ce n'est pas lui l'acteur principal. Sophocle souligne sans doute que la ruse est, dans sa pièce, plus subtile.., mais aussi plus dangereuse : elle repose non sur l'apparence extérieure ni sur le pseudonyme, mais travestit la véritable relation au groupe et à travers elle, à un idéal. Troquer les indices superficiels pour une métamorphose plus profonde est en accord avec l'inadéquation radicale entre l'être de Néoptolème et la ruse. C'est une identité à trois niveaux. Le jeune homme se dit l'ennemi d'Ulysse et des Grecs (premier niveau) alors qu'en rusant pour eux, il se comporte en allié (deuxième niveau); il se dit joué par les procédés retors et la langue affilée d'Ulysse alors qu'il en est le relais. Et au fond de lui-même (troisième niveau), il est bien en opposition avec l'idéal qui triomphe dans la Cité. Ennemi des Grecs en parole, allié en fait, différent de nature. Le fils d'Achille ne résiste pas à la superposition de ces trois identités; l'intolérable dans cette ruse n'est pas seulement la cruauté de ses effets sur la victime que le fait de ne pas y être soi-même et d'y trahir sa nature. Néoptolème, affecté par cette dissociation entre l'apparence et la réalite de sa propre personne ne peut que révéler sa nature originelle, sa véritable ««physis», thème et terme essentiels de la pièce (21). Mais le choix d'un mensonge qui, symboliquement, transforme plus que l'apparence, associé à la jeunesse du personnage, suggère la menace pour l'identité elle-même. Lorsque l'être prend un masque et un faux-nom, ceux- ci, amovibles, restent les supports de la falsification. Lorsque le jeune homme se présente bien comme Néoptolème, mais assume devant autrui en sa conduite et ses propos ce qu'il n'est pas, il devient à la fois lui et un autre, et se perd. Ulysse est le seul à savoir être le «personne,> de la ruse du cyclope, à assumer cette non-identité. Dans Philoctète , il est, de son propre aveu, devenu cet être malléable, principe même de ruse, dépourvu de «physis» propre, sinon «celle de toujours l'emporter» (v.1052). Voici son credo : «Le type d'homme dont on a besoin, chaque fois c'est celui que je suis» ( v.1049). Le marchand suit son exemple, et la Cité entière semble le lieu où «aujourd'hui, chez les mortels, c'est la langue et non les actes qui mènent tout» (v.9). Néoptolème résiste à temps, rejoint le camp de la victime Philoctète, devenue elle aussi un «néant» du fait d'Ulysse : «un fantôme, une ombre vaine,. C'est Philoctète, et l'ironie tragique que véhiculent ses propos, qui précipitent à son insu ce revirement. Lorsque le marchand fait croire à Philoctète qu'Ulysse est à sa recherche pour l'emmener à Troie, l'infirme qui doit déjà au «fils de Sisyphe» son abandon, se répand en injures contre lui, et contre la Cité qui a pris son pli (22). Ses propos s'appliquent sans qu'il le sache à Néoptolème. Celui-ci ne peut qu'être affecté parce décalage entre celui que vise la colère (Ulysse) et celui qui la mérite réellement (lui-même). Le propos vise un autre absent, qu'il sait en fait être lui-même, bien présent. Selon un procédé proche de la scène de l'urne, Néoptolème est en présence du véritable Néoptolème et du Néoptolème factice : ceci est d'autant plus vrai que Philoctète est aussi l'image idéale de ce que le jeune homme aimerait être. Tous deux partagent la nostalgie d'un monde où l'on est ce qu'on paraît être et où actes et paroles se correspondent harmonieusement. Le vieux guerrier abandonné est le miroir, le révélateur involontaire de la transgression : la ruse échoue lorsque le dupé renvoie au dupeur sa double image : son portrait actuel en dupeur, son portrait idéal en héros. Tel est du moins ce que l'organisation dramatique laisse penser car, comme le montre J. de Romilly, l'expression psychologique est encore suffisamment embryonnaire pour que le conflit intérieur soit ecarté de l'explicite et même de la scène (23). Seule la remarque de Néoptolème, «depuis longtemps je souffre», qui accompagne l'aveu, est le résultat conjugué de tous ces déchirements dont la ruse est le creuset. Implicitement toujours, l'endurance de Philoctète dans sa douleur physique et sa solitude a été un autre révélateur : elle inspire la compassion, certes, comme la souffrance d'Electre presse Oreste à l'aveu. Mais elle oppose au discours retors un usage authentique du logos l'authenticité du cri de souffrance d'une part et, du côté du langage codifié, la supplication. Le rôle de la fatalité, alors, n'est plus joué par la ruse, mais par la confiance de Philoctète que Néoptolème sait imméritée. C'est cette confiance, le modèle qu'elle offre el ce miroir qu'elle tend, qui enchaînent Néoptolème et retournent sa ruse contre lui. Dilemme tragique: la ruse d'Etat, La cité en péril La nature du blâme qui vise tout ce que recouvre la ruse étant clair, reste un débat essentiel, où s'ancre le tragique propre de cette ruse : la situation politique, on le sait, est, dans Philoctète , inverse de celle d'Electre; l'échec de la ruse met en péril l'armée des Achéens, c'est-à -dire la Cité grecque en armes, plutôt qu'elle ne la libère, puisque de la venue de Philoctète dépend la victoire des Grecs. Essayons de le formuler en termes de légitimité, en rapport avec une typologie des ruses. La raison d'Etat impose de régler par ruse le sort d'un citoyen en situation de faiblesse qu'elle a contribué à affaiblir. — 1 : Le rapport de l'instigateur et de la victime de la ruse est inégal et contraire à une ruse légitime traditionnelle. La victime est diminuée et innocente.., et le rusé est en partie cause de cette faiblesse. On semble être face à une ruse cruelle. —2 : Or, la finalité, elle, est raisonnable : et voilà la ruse légitimée par la raison d'Etat... éventuellement par la volonté divine. L'unique face-à -face entre Philoctète et Ulysse est à cet égard un dialogue de sourds : le premier, invoquant le Zeus des suppliants, accuse Ulysse d'insulter les dieux quand il affirme que la venue de Philoctète est leur volonté. On sent l'infirme plus proche de la piété qu'Ulysse et pourtant ce dernier est bien au service de l'accomplissement d'un oracle. Comment régler le dilemme, et comment ne pas douter des dieux sachant que le dénouement de Philoctète , comme celui d'Elecfre , est favorable aux lésés, aux endurants ? Sophocle n'a pourtant pas cédé à la facilité des versions précédentes du mythe, où la validité de la finalité, la persuasion, fléchissaient Philoctète. Ses héros sont intraitables, et l'entêtement de Philoctète contribue à fustiger, avec la ruse, le compromis. Le héros refuse de rejoindre l'armée. Néoptolème s'apprête à déserter et à le ramener chez lui, fidèle à sa promesse. Sur le plan dramatique, il faut donc l'intervention d'un «théos apo méchanes» (deus ex machina) : l'apparition d'Héraclès divinisé parvient à convaincre Philoctète, son ancien compagnon dont le refus n'est pas condamné et l'endurance louée. La pièce représentée devant la Cité assemblée pouvait difficilement s'achever sur une désertion légitimée et sur le silence des dieux mis en cause. Mais, au plan humain et moral, la justification sous-jacente est la suivante : que Philoctète ne soit pas contraint de céder de son propre chef repose sur cette question : un état qui traite frauduleusement avec ses propres citoyens mérite-t-il d'être sauvé ? L'on sort de la logique «la fin justifie les moyens» parce que, précisé- ment, le moyen employé fait varier la nature même de la fin. La finalité, le salut de la Cité, est entachée parle recours à la ruse. Rien d'étonnant à ce qu'en démocratie la ruse politique, via la sophistique, se morde la queue, finalement. Elle en est d'autant plus invalidée, et soulignée par l'amertume de Philoctète à constater que la Cité est entre les mains des bavards et des fourbes qui seuls ont survécu. En dégageant la responsabilité de Philoctète, le dramaturge laisse ses spectateurs-concitoyens face aux enjeux sociaux de la ruse. La mise en scène de la ruse rejoint la fonction didactique et politique de la tragédie : le déplacement de l'éclairage, d'Electre à Philoctète n'est sans doute pas étranger à l'actualité athénienne : en cette fin de siècle où la Cité affaiblie à l'extérieur par les défaites de la guerre du Péloponèse —contre la «perfide Lacédémone=— est à l'intérieur de plus en plus influen- cée par les sophistes, professionnels de la parole engagés dans un jeu dangereux avec la vérité, l'intrigue du Philoctète sonne comme une mise en garde. L'hésitation de Néoptolème n'est pas non plus sans rapport avec le débat, amorcé dans l'Iliade et actualisé par les guerres du Ve siècle (24) comme par la modification des méthodes cynégétiques (25), entre l'affron- tement à la loyale et la guerre d'embuscade, la chasse courageuse et l'utilisation des pièges. Le langage vrai de l'être souffrant et du guerrier loyal dont les mots sont en parfaite adéquation avec les actes, triomphe ici de la «civilisation du langage» dans ce qu'elle a de plus artificiel. La ruse est le révélateur d'un usage idéal de la parole sur lequel devrait être fondée la vie politique. Ce n'est ici qu'une mise en garde latente —et contrebalancée par la logique imparable des procédés retors car, au fond, Ulysse a raison : aucun autre moyen humain ne pouvait faire venir Philoctète à Troie (26). La tragédie suivante de Sophocle, et sa dernière (27), nous présente un Créon plus mielleux, plus «bigarré» encore, dangereux sophiste annonçant sans doute la crise de la démocratie au siècle suivant. La réaction philosophique, platonicienne, à cet usage déviant du langage et de la subtilité de l'intelligence signera en même temps l'arrêt de mort de la «mètis», dont la polyphonie tragique des pièces de Sophocle célèbre encore les potentiels et l'enjeu formidables. ------------ (1) w. 332, 365 et 349; 347 et 360. (2) V. 355. (3) Comme le montrent J.P. versent et M. Détienne dans Les Ruses de l'intelligence. (4) «La fausse candeur du Lexie, pour reprendre le titre d'un chapitre du livre inégal de P. Pucci, Ulysse polutropos, lectures infereM elles de l' «Iliade' et l'todyssée» . (5) La seule occurence de ce terme chez Sophocle se trouve dans Antigone. (6) Cf Aristote, Poétique, 1453 b. (7) Les Choéphores d'Eschyle et Electre d'Euripide. (8) Il faut cependant reconnaître que Sophocle souligne beaucoup moins cet engrenage tragique que ses deuxnivaux», sinon pour cette succinte légitimation du stratagème. (9) Cf. Vite, 20, «Sophocle seul disciple d'Homère• et de l'Odyssée en parociier. Frise b.g «The tragic Homer , in Bull. Inst. Classic. Studios, 1984, n° 31, pp. 1-8 et Davidsan. -Mars and Sophocles' Electra », Bull. Inst. classic. Studios, n 35, pp. 45-72. (10) On en trouve un écho dans la remarque d'Oreste, justement peu vraisemblable, au précepteur complice : Pas de risque qu'ils te reconnaissent, à l'âge mûr où tu os + (v.42) (11) Celle présentation est largement développée chez Sophocle et centrée sur 'héroïne éponyme. Electre va entendre le long récit de la mon supposée de son frère. (12) Iliade , chant XXI II. (13) Pouvotr, langage et vérité chez Sophocle , thèse de Doctorat en cours. (14) Op. cit. 1, 452 a. 1454 b, 1455 a. (15) Introduction à Oedipe-Roi, Tragédies d'Eschyle et de Sophocle, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p.629. (16) v1217 «logô èskèmenon», verbe du registre artisanal fréquemment pépaS et n'bp dans un contexte de tromperie. (17) Quelques vers plus loin, l'héroïne emploie bien le mot «méchané» avec cette signification : «Voyez Oreste, qui était mort du fait de ruses, et qu'à présent la ruse a sauvé» (Electre, v.v.1228-29). (18) Se reporter entre autres à J. de Romilly, «tes conflits intérieurs chez Sophocle,, in Tragédies grecques au Naseaux, pp. 79-95. (19) y 53; pour un relevé des expressions en rapport avec le service militaire athénien, cf. J.P. Vernant, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, chapitre •Philoctète et l'éphébiei., pp.159-184. (20) Néoptolème le souligne avec ironie : «Tu ne dis pas d'habiles arguments pour un habile parleur' (v.1245). (21) Cf. J. de Romilly, «L'Actualité intellectuelle au Vo siècle', in Tragédies au fil des ans , pp-97-109. (22) v.v. 628-36. (23) Op. cit., «Les Conflits intérieurs chez Sophocle,, pp.679-95. (24) J.P. Vernant, Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, 1968 et P Faure, Ulysse le Crétois, chapitre «Ulysse le rusé ou les Crétois en guerre«, pp.136-171. (25) Cf. C. Mauduit, «Loisir et plaisir cynégétique dans la littérature grecque ancienne», Bulletin de l'Association G. Budé, mars 1994, pp.41-55, en particulier p.53 note 69. (26) Et les interprétations modernes, à commencer par la paraphrase sensiblement orientée de Fénelon, verront en Ulysse un politique habile et dévoué. Philoctète raconte à Télémaque: «Ulysse lui le premier à m'abandonner. J'ai reconnu depuis qu'il l'avait fait parce qu'il préférait l'intérêt commun de la Grèce et la victoire à toutes les raisons d'amitié ou de bienséance particulière» (II, 25). Le reste de l'intrigue de Sophocle est conservé, mais le blessé voit malgré tout dans le fils de Laerle un roc, paisible et persévérant : «Je me sentis touché de cette intrépidité et de cette patience». Plus récemment, la mise en scène de Philoctète et d'Ajax par Christian Crarem (Comédie de Reims et Théâtre de l'Odéon, 1992) interroge le personnage d'Ulysse mamie étant au centra de ces pièces. L'anachronisme d'Ulysse dans l'univers héroique en ferait un héros moderne, un «homme du juste milieu». (27) Oedipe à Colone.
Auteur : (Stéphanie Terasse) - - Titre : La ruse dans la tragégie grecque dolos et logos humains chez Sophocle, Url :[https://www.marocagreg.com/doss/monographies/oualili/Sophocle_dolos_logos_ruse.php] publié : 0000-00-00 |