Frédéric Nietzsche : le crime à l'encontre du crime

Par Igor Sokologorsky


Igor SOKOLOGORSKY (Professeur de Philosophie, Collège Royal, Rabat)
Frédéric Nietzsche : le crime à l'encontre du crime
Zarathoustra dit à propos du crime qu'«autre chose est l'acte, autre chose l'image de l'acte» : «La roue de la cause ne les relie pas». On comprend que selon Nietzsche la représentation du crime n'est pas conforme à la réalité du crime: elle n'est pas tant déterminée par cela même qu'elle représente que par une certaine autre «cause» dont le jeu ne lui permet pas de saisir cette réalité.
Zarathoustra ajoute que le criminel n'était «à la hauteur» de son acte que «lorsqu'il l'accomplissait»1 : autrement dit, il ne l'est plus lorsqu'il se le représente. On en déduit aisément, non seulement que la représentation du crime n'est pas conforme à la réalité du crime, mais encore qu'elle transforme celui-ci dans u n sens déterminé: elle le diminue.
Il paraît alors légitime de soutenir que selon Nietzsche la représentation du crime porte atteinte au crime lui-même. De ce fait on serait tenté de lui appliquer une formule que l'on trouve dans Humain, trop humain : elle serait un «crime à l'encontre des criminels»2
Cependant on constate également dans les affirmations de Zarathoustra que ce ne sont pas d'abord les représentations des personnes étrangères au crime qui sont évoquées, comme par exemple celles du juge également dépeint dans le texte: c'est en tout premier lieu le criminel lui-même qui, après coup, s'avère n'être plus à la hauteur de son crime. Cette thèse n'est pas propre à Ainsi parlait Zarathoustra. Par-delà bien et mal dit semblablement que «bien souvent le criminel n'est pas à la hauteur de son crime», et ce parce qu'il le «diminue»12 Dans l'un de ses cahiers Nietzsche évoque la «lâcheté» du criminel «après le crime»13 Citons enfin ce long fragment que l'on trouve parmi les écrits composés à l'automne 1887 pour figurer dans La volonté de puissance, et que Nietzsche intitule plus tard «problème du criminel»14 Du criminel, le texte évoque le «bas niveau de son intelligence» : «Rien n'est plus habituel que son incompréhension de lui-même»; souvent la vérité de son crime «n'arrive pas à la conscience» de celui qui l'a commis, y écrit encore Nietzsche15. Bref, le «crime à l'encontre des criminels» apparaît d'abord comme le fait du criminel lui-même.
Cette affirmation, la formule -même qui dit que contre le crime c'est un autre crime qui s'exerce, laissent entendre que l'impossibilité de se représenter le crime relève en vérité du jeu du crime lui-même. Autrement dit on devine que la «cause» en oeuvre dans la représentation qui conduit à diminuer le crime est elle-même de nature criminelle. Ainsi ce serait le propre même du crime que de travailler à dissimuler le crime.
Ces premières constatations nous paraissent permettre d'affirmer dès l'abord que la pensée de Nietzsche peut intéresser, voire même justifier, une réflexion portant sur la littérature du crime. Si les textes du philosophe ne prennent assurément pas cette dernière pour objet, il nous semble cependant que la conception nietzschéenne du crime, surtout au regard des termes du «problème» du crime qu'elle développe, conduit à rendre le principe même d'une littérature du crime problématique.
D'un côté en effet, si la représentation du crime n'est jamais «à la hauteur» du crime lui-même, alors la littérature du crime, dont cette représentation constitue précisément le propos, ne sera jamais fidèle à son sujet. D'un autre côté pourtant, si c'est le crime lui- même qui travaille à dissimuler le crime, alors, paradoxalement, une représentation — une littérature — adéquate du crime n'est en aucun cas celle qui parvient à montrer celui-ci au grand jour, ce qui serait contraire à sa nature; c'est bien plutôt l'impossibilité de parvenir à élever une représentation «à la hauteur» de la réalité du crime qui, de ce point de vue, témoigne d'une véritable compréhension du crime. L'écrivain qui parviendrait à montrer le crime tel qu'en lui-même serait ainsi celui qui résoudrait le problème tenant à ce que la littérature s'efforce de représenter, et le crime de se dissimuler. Ainsi, l'authentique écrivain du crime serait celui qui parviendrait à le montrer caché.
I: Crime et image du crime
Le crime comme révolte de l'individu

Pour préciser les affirmations de Nietzsche, il convient assurément de nous attacher tout d'abord à sa définition du crime. Reprenons à cet égard le long fragment de l'automne 1887 précédemment mentionné. On y lit:
«Le criminel commet quelque chose de singulier sur un être singulier: cela ne réfute pas pour autant le fait que tout son instinct est en état de guerre à l'encontre de la totalité de l'ordre social: l'acte comme simple symptôme.»16
Ainsi le criminel, en dépit des apparences, n'est pas un individu qui porte atteinte à un autre individu: il est un individu qui s'attaque à la société dans son ensemble. Le début du fragment définit d'ailleurs le crime comme une «révolte contre l'ordre social»17. Dans u n autre cahier on lit encore que les grands crimes sont «insociables18».
Cette définition du crime commande l'interprétation que donne Nietzsche du mot Verbrechen : si brechen signifie rompre, briser, le criminel n'est pas celui qui brise un autre individu, chais un contrat, savoir le contrat social. Nietzsche écrit :
«Une société moderne, dans laquelle chaque individu a fait son "contrat" : le criminel est quelqu'un qui rompt le contrat...»20
Dans la contribution à la généalogie de la morale on trouve semblablement
«Ce qui est en cause ici, ce n'est pas tant le dommage immédiat causé par l'auteur du dommage; si on laisse encore celui-ci de côté, on voit que le criminel est d'abord un "briseur", celui qui rompt un contrat et qui manque à sa parole21 envers la totalité de la communauté [...].»2'-
On comprend alors que dans le paragraphe du Crépuscule des idoles intitulé «le criminel et ce qui lui est apparenté» l'exemple qui vienne à l'esprit de Nietzsche soit celui de Catilina: ce dernier ne travaillait pas à abattre tel ou tel, mais était animé d'«un sentiment de haine, de vengeance et de révolte contre tout ce qui est
déjà»23.
C'est sa rébellion contre l'ensemble de la société qui aux yeux de Nietzsche distingue le criminel du simple coquin:
«Ce n'est pas parmi les criminels que l'on doit chercher les coquins, mais parmi ceux qui ne "brisent" rien.» 24
Le coquin ne "brise" rien signifie qu'il ne rompt aucun contrat social. L'atteinte qu'il porte à un autre individu n'est en aucun cas le symptôme d'une quelconque révolte contre la communauté dans son ensemble: elle est le seul sens de son acte.
S'explique alors que dans ce paragraphe d'Humain, trop humain évoqué précédemment Nietzsche soutienne que le «crime à l'encontre des criminels» consiste précisément «à traiter ceux-ci comme des coquins»25. Considérer le criminel comme un coquin, n'est-ce pas en effet là une manière de «diminuer» son acte ? Car
celui-ci s'en trouve ramené à la simple atteinte portée à un autre individu, c'est-à-dire réduit à ce qui n'en est que le symptôme.
C'est parce que le criminel s'efforce de rompre le contrat social qu'il apparaît aux yeux de Nietzsche comme un individu d'une valeur supérieure.
La valeur supérieure du criminel
On le sait, la valeur au sens de Nietzsche ne relève pas des valeurs morales26 : sa seule aune est la puissance. On lit par exemple dans un fragment posthume:
«A quoi donc se mesure objectivement la valeur? Seulement au quantum de puissance augmentée et organisée [..]»27
Or le criminel, en tant qu'individu qui se révolte seul contre
l'ensemble de la société, ne fait-il pas par là même preuve d'une
puissance supérieure ? Nietzsche l'affirme à maintes reprises. Dans Aurore on lit:
«A cause [du criminel] le ciel au-dessus de la vie se charge peut-être de dangers et s'assombrit, mais l'air reste vigoureux et rude.»28
Le Crépuscule des idoles soutient que le «type du criminel» est «le type de l'homme fort»29. Quant au long fragment de l'automne 1887, il qualifie le criminel d'«homme de courage»30
Ainsi au regard de cette nouvelle échelle de valeurs le criminel apparaît vertueux. Sa vertu est une «espèce propre de vertu», une «vertu dans le style de la Renaissance assurément, virtù, vertu libre de toute hypocrisie morale»31 En effet, c'est dans la seule force (vis) que la virtù trouve son principe.
Aux yeux de Nietzsche, Dostoïevski également a su voir cette valeur supérieure du criminel:
«Ce n'est pas à tort que Dostoïevski a dit des détenus de ces bagnes sibériens qu'ils formaient l'élément le plus fort du peuple russe, celui qui a le plus de valeur. >32
Dostoïevski a compris que ces bagnards étaient «sans doute taillés dans le bois le meilleur, le plus dur, celui qui de toute la terre russe a le plus de valeur.» 33
Enfin, au regard du terme Verbrechen, Nietzsche soutient que les criminels - c'est-à-dire, nous l'avons vu, ceux qui brisent - sont eux-mêmes des «natures que l'on n'a pas su briser» : à cet égard, ils ont «cent fois plus de valeur» que tout autre qui est «"brisé"».
S'éclaire ici un paradoxe qui naît de ce que l'on voit Nietzsche associer immédiatement le fait de «diminuer» un crime à celui de le «calomnier» 35 ou de le «déshonorer»36. L'affirmation selon laquelle diminuer l'ampleur d'un crime ressort de la calomnie ne peut se justifier que dans un système ou le crime prend une valeur positive. Elle s'explique ainsi par cette «inversion des valeurs» 37 prônée par Nietzsche, où «à la place des valeurs morales»38 on établit cette virtù dont l'unique mesure est la puissance: diminuer l'ampleur d'un crime c'est alors médire de la puissance du criminel - autrement dit de sa valeur.
Si le crime est un acte singulier, la condition d'une représentation du crime qui soit à la hauteur du crime lui-même est la capacité de se représenter la singularité.
Représentation et singularité
Selon Nietzsche toute pensée est une action39. La nature de cette action est par exemple révélée dans le fragment posthume suivant:
«Toute pensée, tout jugement, toute perception, en tant que comparaison, a comme présupposé le fait de "poser comme égal" et, encore plus tôt, 1 e fait de "rendre égal".» 4e
Toute représentation est ainsi une comparaison; cette comparaison identifie deux termes qui ne sont pas en vérité égaux, mais qui sont rendus égaux. C'est donc le fait de rendre égal ce qui ne l'est pas qui constitue l'action au principe de la représentation.
Le paragraphe de La gaie science intitulé «l'origine de notre concept de "connaissance"» parle dans le même sens. Nietzsche s'y appuie sur la langue allemande: le verbe erkennen d'où est tiré le nom Erkenntniss (connaissance) signifie d'abord reconnaître. Connaître n'est en effet pour Nietzsche pas autre chose que reconnaître: dans la connaissance «quelque chose d'étranger doit être ramené à quelque chose de connu». Autrement dit, pour que la représentation d'une chose soit possible, celle-ci doit impérativement être identifiée à ce qui est déjà connu. On comprend alors aisément que, de par la nature même de la représentation, tout ce qui est «étranger, inhabituel, énigmatique» ne peut être représenté comme tel: la connaissance n'en retient que ce qui est connu, ((ce qui ne nous inquiète plus», c'est-à-dire le transforme en ce qu'il n'est pas41.
Or le propre de ce qui est singulier n'est-il pas précisément de ne pouvoir être identifié à aucune autre chose ? On en déduit qu'aux yeux de Nietzsche l'entendement est incapable de saisir la singularité. Ainsi le crime, en tant qu'il est un acte singulier, de par la nature même de la représentation, ne peut que lui échapper: on ne peut se représenter cette «exception»42, cette «originalité»43 que constitue le criminel.
En conséquence cette «cause» mentionnée dans Ainsi parlait Zarathoustra à propos de la représentation du crime, et qui intervient dans l'«image de l'acte» pour rendre celle-ci impropre à dépeindre la réalité de l'acte lui-même, n'est sans doute pas autre chose que l'action qui fonde toute représentation et consiste à éliminer toute singularité.
Zarathoustra dénonce dans le «juge rouge» un effort pour effacer du crime cette nature singulière qui est la sienne:
«Ainsi parle le juge rouge: " Ce criminel, quelle sorte d'assassinat commettait-il donc? Il voulait voler." Mais je vous le dis : son âme voulait du sang et non pas le vol : il avait soif du bonheur du couteau !»
Pour rendre compte du crime, le juge en fait un simple moyen du vol: à ses yeux la vérité du crime ne réside pas dans le crime lui- même, mais dans le vol auquel il convient de le ramener: «Il volait lorsqu'il tuait», dit-on plus bas du criminel4. Zarathoustra soutient au contraire que le crime n'est que crime: il est un événement qui ne se laisse ramener à aucune autre, un événement singulier.
Notons que selon Nietzsche l'avocat ne comprend pas plus le criminel que le juge. On lit dans Par-delà bien et mal que «les avocats d'un criminel sont rarement suffisamment artistes»45. Or le principe de l'art n'est-il pas la singularité ? «[L'art] célèbre l'individu», écrit en effet Nietzsche46. Ainsi le fait que l'avocat ne soit pas suffisamment artiste signifie sans doute ici que la singularité, qui fait l'essence du crime, lui reste étrangère. De fait nous voyons dans un fragment posthume un avocat plaider en faveur d'un meurtrier en soutenant «que celui-ci pour se procurer de l'argent n'avait pas d'autre moyen sinon tuer»47. Encore une fois le crime se trouve rapporté à un autre acte, le vol, auquel il se rattache ici comme le moyen à la fin.
On devine maintenant que la distinction du criminel et du coquin selon Nietzsche ne tient pas seulement au fait que ce dernier ne s'attaque qu'à un individu et non pas à la société dans son ensemble: si le coquin est bien celui qui cherche d'abord à voler, son crime est un acte qui se laisse ramener à un autre acte, autrement dit il n'est pas ce «quelque chose de singulier» qui fait le crime véritable. Qualifier le criminel de coquin revient alors en vérité à nier le principe même de l'acte criminel. C'est en ce sens qu'il s'agit là d'un «crime à l'encontre des criminels».
Cependant, nous l'avons vu plus haut, Nietzsche soutient que c'est d'abord le criminel lui-même qui calomnie son propre crime.
Soi et conscience de soi
Rappelons-le, Nietzsche écrit que c'est pour le criminel lui- même que son propre acte reste incompréhensible; c'est lui-même qui,
«faisant appel à une action secondaire, attribue faussement à son acte un faux motif (s'arrêtant par exemple au vol, alors que seul le sang lui importait...)» 48.
En d'autres termes ce n'est pas seulement la représentation d'un individu étranger au crime qui nie la singularité du crime, mais encore celle du criminel lui-même.
On rétorquera que dans Ainsi parlait Zarathoustra le criminel paraît seulement subir l'ascendant du «juge rouge». Ce n'est en effet qu'après que ce dernier a parlé qu'on dit de lui: «Cependant sa pauvre raison ne comprit pas cette folie et le persuada "Qu'importe le sang ! dit-elle ; ne veux-tu pas au moins en profiter pour voler ? Pour te venger ?"»
On constate cependant que le criminel n'est pas ici convaincu par le juge lui-même mais par sa propre raison: c'est cette dernière qui pèse sur lui «comme le plomb»49. Autrement dit, si le criminel dans sa représentation calomnie le crime, ce n'est pas sous l'influence d'autrui, mais de son propre fait.
Or la représentation de sa propre activité se nomme la conscience de soi; le fait que la «raison» vienne ici s'imposer au criminel dans la saisie de ses propres actes signifie manifestement que la conscience de soi repose pour Nietzsche sur un acte identique à celui qui fonde toute représentation: elle élimine toute singularité, c'est-à-dire laisse en vérité échapper ce qui caractérise le soi.
Et en effet Nietzsche écrit dans ses cahiers : «Je ne démords pas de ce que le monde intérieur est également phénoménal.»50
Le terme «également» ne signifie pas autre chose sinon qu'aux yeux de Nietzsche la conscience de soi procède de la même manière que la représentation du monde extérieur. Dans les deux cas ne nous sont pas donnés des «faits»51, la conscience de soi est un principe qui «falsifie», «portant à la grossièreté et à l'amalgame»52, qui «schématise»: ces derniers termes décrivent des actes qui conduisent à gommer la singularité d'une chose, à ne voir en elle que ce qui peut permettre de l'identifier à une autre.
On lit dans un fragment posthume que «dans le moi est encore caché le troupeau»50.. A la lumière des textes que nous venons d'évoquer nous comprenons cette affirmation dans le sens que la prétendue conscience de soi ne nous présente pas en vérité un être singulier et ses actes singuliers, mais ne voit de lui que ce qui le rend identique à d'autres, bref fait de lui quelque chose de commun.
Représentation et assimilation
Si au terme de ces analyses nous comprenons pourquoi selon Nietzsche la représentation, par sa nature même, est incapable de saisir la vérité du crime, doit-on pourtant en déduire, comme semble l'affirmer Zarathoustra, qui soutient que le criminel est à la hauteur de son acte lorsqu'il le commet, que la vérité du crime trouve pleinement refuge dans le crime lui-même ? C'est qu'en effet nos considérations initiales nous conduisent à nous demander si l'acte de la représentation qui porte atteinte au crime n'est pas lui- même un principe criminel.
Il est à cet égard frappant de constater que le processus de la représentation est analysé par Nietzsche dans les mêmes termes que celui du châtiment qui punit les criminels. Considérons d'abord ce fragment posthume daté du printemps 1888 où Nietzsche traite de la société comme d'un «corps vivant». On y lit que «la définition du vivant» implique d'«étendre sa puissance et donc d'absorber des forces étrangères» ; et Nietzsche d'évoquer ici le châtiment5s. On voit dans un autre fragment le philosophe écrire à propos de «la tendance fondamentale» de la logique «à poser comme identique, à voir comme identique» qu'elle «correspond parfaitement» à un processus extérieur d'«assimilation»56 Or qu'est-ce que l'assimilation sinon le fait même d'«absorber des forces étrangères» ?
Ainsi, si la représentation gomme la singularité, cela ne tient pas en vérité à une quelconque propriété exclusivement logique, mais au fait qu'elle est habitée d'un processus d'extension de puissance. On trouve d'ailleurs un fragment posthume daté de 1885 qui marque clairement la primauté du principe d'assimilation sur le jeu logique:
((Avant la logique, qui travaille partout avec des identités, doit avoir régné le fait de rendre identique, le fait d'assimiler.» 51
On comprend alors que Nietzsche caractérise la raison comme u n simple «organe d'aide» qui «travaille au service des instincts organiques»58, c'est-à-dire au service de l'assimilation des forces étrangères, comme un organe digestif — «car en vérité, mon frère, l'esprit est un estomac», dit Zarathoustra59.
En conséquence, le jeu de la représentation se trouve complice du jeu social: l'un comme l'autre travaillent à nier une singularité, c'est-à-dire ce qui constitue le principe même du crime. On trouve le témoignage de cette complicité dans Ainsi parlait Zarathoustra où les paroles du juge qui rapportent le crime commis visent à «faire baisser la tête» du criminel — prélude toujours nécessaire à la décapitation.
Ainsi, comme nous le soupçonnions dès l'abord, cette «cause» qui habite la représentation et fait que l'image du crime ne correspond pas au crime lui-même n'est pas étrangère au crime: elle n'est qu'un crime perpétré à l'encontre du criminel.
Mais n'allons-nous pas trop vite en besogne ? C'est que le fragmentposthume du printemps 1888 cité plus haut ne parle pas de crime à l'encontre du crime mais simplement de châtiment. Le châtiment pourrait-il aux yeux de Nietzsche être identifié à un crime ?
II.- Crime -et-châtiment
Le châtiment et le droit
Dans la Contribution à la généalogie de la morale Nietzsche écrit du criminel qu' «il voit exactement la même espèce d'actions pratiquée au service de 1 a justice, et qu'on l'approuve alors, qu'on la pratique avec bonne conscience: à savoir espionner, tromper, corrompre, tendre des pièges, toutes les finasseries et les ruses des policiers et des accusateurs, ainsi que [...] le fait de dépouiller, violenter, déshonorer, emprisonner, torturer, mettre à mort, actions qui sont inscrites dans les différentes espèces de châtiments — tous ces actes ne sont en aucun cas rejetés et condamnés en soi par ses juges mais seulement à un certain point de vue e t au regard d'une certaine utilisation.»60
Ainsi les procédures judiciaires sont identiques aux actes criminels. Pourtant le texte ne distingue-t-il pas ces procédures elles- mêmes du «point de vue» qui préside à leur mise en oeuvre, de l'«utilisation» qui en est faite ? En d'autres termes il semble que si le châtiment use des moyens du crime, c'est cependant au regard d'une fin toute autre que celle qui commande l'action criminelle.
A cet égard la première différence capitale qui vient à l'esprit c'est que le criminel est un «hors-la-loi»61 alors que le châtiment s'exerce au nom du droit.
Cependant Nietzsche écrit à ce propos dans un fragment daté du printemps 1888 et dont nous avons auparavant cité quelques lignes :
«Le droit de punir (ou l'auto-défense sociale) n'est au fond dit "droit" que par abus: un droit est. acquis par des contrats — mais le fait de résister et de se défendre ne repose sur la base d'aucun contrat. Du moins un peuple pourrait avec tout autant de sens définir son besoin de conquérir, sa soif de puissance, que ce soit par les armes, que ce soit par le commerce, les transports et la colonisation, comme un droit - le droit à 1 a croissance par exemple.»62
Le droit suppose contrat. Or nous savons que le criminel est celui qui rompt le contrat social, c'est-à-dire qui s'en exclut. La société ne peut donc arguer d'un droit pour le châtier. L'analogie développée par la seconde phrase du texte signifie clairement qu'aux yeux de Nietzsche le criminel se trouve en dehors d'elle: la société se rapporte à lui de la même manière qu'elle se rapporte à un peuple étranger qu'il s'agirait de conquérir, de coloniser.
L'unique principe qui permette alors de rendre compte du châtiment reste l'exigence pour le corps social de se défendre à l'égard d'une puissance étrangère, voire de prospérer à ses dépens. Nietzsche soutient cette thèse à maintes reprises. Dans Humain, trop humain il écrit que si l'on punit le criminel, c'est pour «protéger la société»63; on voit, lisant Aurore, que si l'individu - dont le crime est l'expression par excellence - est combattu par la société, c'est qu'il constitue pour elle le «danger des dangers»M^. Dans l'un de ses cahiers Nietzsche relève l'expression d'un juriste qui affirme que le droit regarde «la préservation des conditions d'existence de la société sous la forme de la contrainte»65; dans un autre que les châtiments ne sont pas autre chose que des «mesures de sécurité»66.
Ainsi au regard de la société, c'est en vérité le terme d'ennemi qui convient plutôt que celui de criminel: «C'est "ennemi" que j e veux dire, et non pas "criminel"», écrit Nietzsche67. Et dans un autre cahier il définit le châtiment comme le fait de «se comporter en ennemi envers des ennemis»68
Le fragment du printemps 1888 précédemment cité dit clairement qu'un tel principe hostile ne saurait être qualifié de droit qu'abusivement — ailleurs, Nietzsche parle de «pharisaïsme»69. C'est qu'il ne s'agit pas là, encore une fois, d'une nécessité conditionnée par un quelconque contrat: c'est sa nature même qui pousse la communauté à combattre le criminel. Le début du fragment dit en effet, comme nous l'avons vu, que le fait d'étendre sa puissance relève de «la définition du vivant» : se défendre et attaquer «sont des nécessités pour tout vivant» ; il s'agit là de «la fatalité de la vie elle-même»70.
La Contribution à la généalogie de la morale paraît pourtant admettre le principe d'un droit qui régirait le rapport du criminel et de la société. Si le criminel est un ennemi extérieur, il entre en vérité en guerre avec la société: le «droit de la guerre», évoqué dans l'un des paragraphes de l'ouvrage, ne saurait-il alors régler le conflit des deux adversaires ? Et on lit en effet que la société rend [le criminel] à son état sauvage et de hors-le-loi, état duquel il était jusqu'à présent protégé: elle le repousse, — et maintenant ale droit de déployer toute espèce d'hostilité à son égard».
Pourtant une considération attentive du paragraphe dans son ensemble suffit à faire comprendre que le terme de "droit" est ici employé abusivement par Nietzsche lui-même; car on y voit que la guerre ne procède pas aux yeux du philosophe d'un contrat, mais du seul déploiement de la puissance laquelle va «tout à fait impitoyablement» jusqu'à son terme, jusqu'au «triomphe du vae victis !», le châtiment du criminel71.
On pourrait soutenir que si le châtiment ne se trouve pas fondé dans le droit il peut cependant prendre sa source dans un principe ne nécessitant aucun contrat social préalable, c'est-à-dire un bien inconditionné.
Le châtiment et le bien
Considérons ce texte que l'on trouve dans un cahier daté de l'année 1883:
«Car dans toutes les peines qu'elle inflige aux criminels, la société veut se conserver et prospérer - cela ne fait aucun doute. Donc son but n'est ni bon ni sacré.»72
On voit ici que dans la mesure où la société ne recherche dans le châtiment que sa propre conservation, sa propre prospérité - prospérité contraire à celle du criminel qui se révolte contre elle -, la peine qu'elle inflige ne saurait relever d'un bien universel. Un paragraphe d'Humain, trop humain dit explicitement que pour ce qui concerne les peines
«tout est mesuré, non pas à l'aune du criminel, mais de la société, de son préjudice et du danger qu'elle court»73. Ainsi le châtiment est en vérité un acte égoïste. L'un des fragments posthumes qui en traite a d'ailleurs pour titre «Le concept d'égoïsme'»74.
Que le châtiment se rapporte exclusivement à la conservation de la société sans égard aucun pour le criminel, les textes de Nietzsche l'illustrent de plusieurs manières. Dans Humain, trop humain celui-ci compare le fait de châtier un criminel à celui de tuer une mouche «seulement parce que son bourdonnement nous déplaît»75. On le voit, ce qui provoque le châtiment ce n'est en aucun cas une quelconque orientation d'esprit du criminel lui- même - une mouche ne bourdonne pas pour nous nuire -, mais le seul effet néfaste de son acte sur la société. A propos de la prison, un fragment posthume considère l'opinion communément répandue selon laquelle un criminel y serait détenu jusqu'à ce que "le temps de sa peine se soit écoulé". «Absurde !», s'écrie Nietzsche. A ses yeux la peine n'est pas mesurée au regard du criminel mais de la communauté. Le détenu reste prisonnier jusqu'à «ce qu'il ne soit plus hostile à la société». S'il était retenu plus longtemps celle-ci gaspillerait une force capable de la servir et risquerait en outre par sa sévérité excessive de voir développer contre elle un esprit de vengeance76.
Ainsi, au regard du criminel, le châtiment n'est en aucun cas commandé par le bien, la prétendue «amélioration»77 du coupable:
il n'est pas autre chose qu'une simple «répression»78. Le fragment consacré au «problème du criminel» dit:
«On ne "châtie" pas celui qui se révolte, on le réprime. [... ] On doit réduire le concept de châtiment au concept suivant: écrasement d'une révolte.» 79
Nietzsche développe un argument supplémentaire qui prouve à ses yeux que le châtiment ne procède pas du bien. Il écrit que «celui qui reste attaché au "bien" et au "mal" ne peut pas punir» et qu'à cette représentation «il est nécessaire d'opposer la causalité absolue»80. Même si l'on veut bien admettre la réalité d'un bien qui relève de l'universel, celui-ci ne saurait cependant qu'imposer une obligation, c'est-à-dire un commandement auquel il est possible de se soustraire. L'action morale suppose en effet la «volonté libre»81, libre de choisir entre le bien et le mal; la possibilité de l'un ne peut- être pensée sans la possibilité de l'autre — c'est pourquoi le texte n'évoque pas l'un seul des termes mais le couple qu'ils forment. Or dans la mesure où le châtiment répond au principe du déploiement de la puissance, il ne procède pas pour Nietzsche d'un simple devoir auquel on pourrait désobéir, mais, nous l'avons vu, d'une fatalité inhérente à toute vie ; autrement dit il relève de la «nécessité»82, Telle est manifestement ici le sens de l'expression «causalité absolue» : la volonté de puissance n'est pas seulement absolue dans la mesure où elle s'impose à chaque être de manière inconditionnée, mais encore dans la mesure où elle ne lui désigne pas simplement ce qu'il doit être et décrit ce qu'il est effectivement.
En somme, c'est l'interprétation du crime et du châtiment en terme de conflit de puissance — le crime comme manifestation de puissance individuelle et le châtiment de puissance sociale — qui interdit à Nietzsche de voir en eux des phénomènes qui relèvent du droit ou de la morale: le châtiment ne «purifie» pas plus que le crime ne «souille» ; le châtiment ne punit pas un «"coupable"». Dans la mesure où c'est la nature même des choses, la nécessité qu'elle impose, qui commande les deux principes en conflit, leur combat doit être compris comme le choc de deux forces physiques opposées: le châtiment est une «autre parcelle de destin» qui «tombe» sur cette «parcelle de destin» que constitue le criminel, à l'instar d'«un bloc de rocher qui choit et qui écrase»83
Le châtiment et la puissance
Si l'on considère maintenant le châtiment au regard du simple jeu de la puissance, on constate que la punition ne fait en aucun cas de ce point de vue du criminel un individu digne de «mépris»84: elle révèle au contraire que la communauté voit en lui un être suffisamment fort pour la menacer. C'est bien plutôt le défaut de châtiment qui prouve la faiblesse du criminel au regard de la société :
«Plus sa puissance se renforce, moins la communauté attache de l'importance aux délits des individus parce qu'ils ne valent plus pour elle comme aussi dangereux et aussi subversifs au regard de l'existence du tout. [..] Que la puissance et la conscience de soi de la communauté augmente, et le droit pénal s'adoucit toujours; tout affaiblissement et tout péril profond ramènent au jour ses formes les plus dures.» 85
La puissance des châtiments témoigne en vérité de la faiblesse de la société, c'est-à-dire de la puissance des individus qui la composent et dont la révolte est susceptible de la mettre en péril.
On en déduit que si le châtiment traduit en un sens la victoire de «ce qui est plus fort» sur «ce qui est plus faible»R6 — la communauté triomphe de l'individu —, il signifie cependant également la répression des individus les plus puissants. Considérons par exemple ce fragment posthume daté de l'automne 1887:
«Schopenhauer souhaite que l'on castre les fripons [...] : de quel point de vue cela pourrait-il être souhaitable? Le fripon a cet avantage sur les médiocres de ne pas être médiocre.»87
L'interrogation de Nietzsche qui demande à quel point de vue la proposition de Schopenhauer est souhaitable pose sans aucun doute la question de savoir quelle puissance le châtiment favorise. Le texte distingue, d'une part l'intérêt du criminel, d'autre part celui des «médiocres». Le pluriel est d'importance: il rappelle que dans le combat qu'il mène l'individu criminel ne se trouve pas confronté à un autre individu, mais à une société. L'existence même de cette société révèle un défaut de révolte dans chacun des membres qui la composent, c'est-à-dire un défaut de puissance. Ainsi le châtiment, acte de puissance, favorise, en dernière instance, les individus médiocrement puissants.
La leçon du châtiment
Si le châtiment répond, à l'instar de l'acte criminel, au principe d'extension de la puissance et non pas aux exigences du droit ni du bien, alors toute restriction qui tendrait à limiter la portée de l'identification du crime et de l'action pénale tombe. Rappelons que Nietzsche affirme dans la Contribution à la généalogie de la morale que si les procédures pénales sont identiques à l'action criminelle, les juges les admettent «seulement à un certain point de vue et au regard d'une certaine utilisation»88, Nous comprenons désormais que ce «point de vue» propre, cette «utilisation» particulière, ne signifient en aucun cas que ces procédures découlent, à la différence du crime, d'un autre principe que la puissance — le droit ou le bien —, mais simplement qu'elles doivent être rapportées à une puissance autre: celle qui anime la société, en conflit avec le criminel. On saisit alors comment il faut entendre la phrase de Nietzsche qui dit que «la fin [de la société] ne peut pas justifier ses mauvais moyens»: les fins de la société ne sont en vérité pas meilleures que les moyens qu'elle met en oeuvre; à l'instar du criminel, elle ne cherche pas autre chose sinon à «se conserver et prospérer»89 aux dépens des «forces étrangères»90 Puisque le criminel trouve dans la société un ennemi qui le combat en vertu du même principe qui l'anime lui- même, il découvre par là même en elle son reflet. On devine alors que si Nietzsche place en face du criminel un «juge rouge», ce n'est sans doute pas pour se rapporter à un pays ni à un temps déterminé où les robes des juges étaient rouges: le rouge c'est en tous temps et en tous lieux la couleur du sang, la couleur du crime.
Puisque le châtiment n'est pas autre chose qu'un crime semblable à celui du criminel, on comprend que son application ne saurait en aucun cas engager le criminel dans la voie du repentir: «Les criminels en prison dorment bien ; leur conscience ne leur fait aucun reproche», écrit Nietzsche91.
La question de la leçon du châtiment fait particulièrement l'objet d'un paragraphe de la Contribution à la généalogie de la morale. Nietzsche y expose l'opinion courante selon laquelle «le châtiment aurait la valeur d'éveiller le sentiment de la culpabilité dans le coupable» : «On cherche en lui le véritable instrumentum propre à provoquer cette réaction de l'âme que l'on nomme "mauvaise conscience", "reproche de la conscience".»
Nietzsche s'oppose à ce point de vue. Il poursuit en effet:
«Le véritable "reproche de la conscience' est précisément quelque chose d'extrêmement rare, surtout parmi les criminels et les condamnés E...].»
Selon Nietzsche non seulement le châtiment ne génère pas le remords, mais encore y fait obstacle:
«C'est précisément par le châtiment que le développement du sentiment de culpabilité a été le plus fortement entravé.»
En effet, puisque le châtiment n'est qu'un autre crime, c'est «précisément par la vue des procédures juridiques et exécutoires» que le criminel «se trouve empêché de ressentir son acte, sa manière d'agir, comme répréhensible en soi». Bref, loin de pouvoir détourner de quelque manière le criminel du crime, le spectacle du châtiment l'y conforte, l'«endurcit», écrit Nietzsche92.
Si le châtiment génère chez le criminel une certaine «critique de l'acte», celle-ci n'est en aucun cas le fruit d'une quelconque mauvaise conscience qui travaillerait à le rendre «meilleur», mais de l'«intelligence» qui cherche à le rendre plus efficace
«Il n'est pas douteux que le châtiment a surtout pour effet propre d'aiguiser l'intelligence, de renforcer la mémoire, de donner la volonté d'oeuvrer désormais avec plus de prudence, de méfiance, de secret, de faire naître l'idée que l'on est une fois pour toute trop faible pour beaucoup de choses, d'améliorer le jugement sur soi-même.»93
Si l'«amélioration» dont il est ici question peut signifier regret, il ne s'agit évidemment pas du regret d'avoir commis l'acte, mais du regret de ne pas l'avoir pas commis d'une manière qui aurait assuré son succès. Ainsi le châtiment fait que, après coup, le criminel devient un criminel de plus grande envergure encore.
Aux yeux de Nietzsche la détermination du châtiment comme crime n'éclaire pas seulement l'un des aspects de l'action exercée par la communauté : elle met au jour l'essence de la société dans son ensemble.
Le crime au fondement de la société
Considérons ce paragraphe d'Humain trop humain intitulé «effet de régression». Nietzsche y énumère, comme dans la Contribution à la généalogie de la morale, différentes instances juridiques et exécutoires: le «policier retors», le gardien de prison, le bourreau, l'accusateur public, l'avocat, le juge. A leur propos, il écrit
«Tous les criminels contraignent la société à revenir à des niveaux de civilisation antérieurs à celui auquel elle se trouve justement: ils exercent sur elle un effet de régression.»94
Ainsi les bourreaux ne relèvent pas simplement d'une branche de l'activité sociale: ils renvoient la société dans son ensemble à son origine. En d'autres termes le combat contre le crime mené par la société révèle qu'elle-même ne repose pas sur autre chose que le crime.
On peut pourtant se demander si cette thèse n'entre pas en contradiction avec la définition même du crime exposée précédemment: nous avons vu que pour Nietzsche le crime est l'acte d'un individu. On répondra que le philosophe traite de la société comme d'un être singulier: dans un fragment posthume cité plus haut on le voit déterminer celle-ci comme un seul corps vivant95. Pourtant on peut se demander si l'affirmation selon laquelle la société repose sur un crime ne signifie pas que celle-ci trouve son fondement dans l'action d'un seul homme. Et en effet nous lisons dans les cahiers de Nietzsche que «les institutions» ne sont que l'«effet ultérieur de grandes individualités». De ce qui a été dit plus haut, on déduit que ces individualités sont toujours criminelles. Un fragment posthume daté de 1887 suffit à le confirmer. Il est intitulé plus tard par Nietzsche «le grand homme, le criminel» 98 et on y trouve l'affismation selon laquelle «tous les grands hommes» — c'est-à- dire tous ceux qui ont fondé des sociétés — «étaient des criminels»98. Ailleurs, Nietzsche cite Napoléon, Bismarck; il précise qu'aucune espèce de société ne fait exception à la règle qu'il énonce: il en va également ainsi de celles qui semblent fondées sur un principe généreux: «Tout homme animé de grands sentiments a commis tous les crimes. [...] Mais que l'on songe à Luther, etc. Et le Christ — qui faisait rôtir en enfer ceux qui ne l'aimaient pas !»99
Ces considérations semblent devoir limiter considérablement la portée de notre enquête. Nos analyses précédentes nous donnaient volontiers à penser qu'aux yeux de Nietzsche tout crime se trouvait, après coup, victime d'un autre crime, savoir le châtiment lequel en vérité entre en oeuvre dès la représentation du crime, fût-elle celle du criminel lui-même. Or en découvrant que le châtiment — c'est-à- dire la société victorieuse du crime — relève lui-même du crime, nous mettons à jour un crime triomphant. Autrement dit se révèle à nous, à côté du crime châtié, un crime accompli qui ne semble, quant à lui, victime d'aucun autre crime.
III. - Que le crime est un crime caché
Deux types de criminels

Il nous apparaît désormais que se dessinent dans la pensée de Nietzsche deux types de criminels: celui qui est châtié par la société; celui qui parvient à fonder une société nouvelle. La différence ne tient pas au principe de l'action, mais simplement à son succès: le second réussit là où le premier «échoue»100.
On trouve dans un fragment posthume l'idée d'une différence entre «grand» et «petit» criminel'ot. Cependant c'est avant tout le Crépuscule des idoles, au paragraphe intitulé «le criminel et ce qui lui est apparenté», qui distingue les deux types que nous venons de dégager. Nietzsche y dépeint d'une part un criminel vaincu par la communauté: «Ses vertus sont mises au ban de la société». D'autre part il évoque le criminel qui triomphe: «Car il y a des cas où un tel homme se révèle plus fort que la société»,
«le cas le plus célèbre» étant pour Nietzsche celui de Napoléon 102-.
La comparaison des personnages de Catilina et de César établie dans les derniers mots du paragraphe vient illustrer cette distinction qui le commande : «Catilina — la forme de pré-existence de tout César»toi, écrit Nietzsche. César, celui qui fonde une société nouvelle, n'est pas d'une autre espèce que le criminel Catilina châtié en son temps par la communauté: ce dernier en est simplement la forme embryonnaire. Autrement dit ces deux personnages décrivent deux stades de développement différents d'une seule et même nature. Citons encore à ce propos ce fragment posthume qui dit:
«Catilina — un romantique à côté de César, modo celer modo lento ingressus [] 104» 105
Que Catilina soit qualifié de «romantique» signifie manifestement ici qu'il n'a pas poussé son action jusqu'au bout: il n'a manqué à Catilina que d'être plus diligent et plus décidé pour devenir César.
Si le criminel et le grand homme sont d'une nature identique, la domination de la société qu'il subit n'en transforme pas moins celui qui ne parvient pas à la soumettre. Du criminel mis au ban de la communauté Nietzsche écrit en effet:
«Ses instincts les plus vivaces qu'il a apportés avec lui se joignent en croissant avec les affects dépressifs, le soupçon, la peur, le déshonneur. [...] Celui à qui est imposé de faire ce dont il est le plus capable, ce qu'il ferait le plus volontiers, dans le secret, au prix d'une tension soutenue, d'une longue précaution, d'une longue ruse, celui-là devient anémique.» On le voit, la domination de la société, si elle ne transforme pas la nature du criminel, l'affaiblit cependant: elle rend celui-ci «malade»106. Nietzsche va jusqu'à parler à ce propos de «dégénérescence physiologique»107; il qualifie le criminel de «décadent108»109. Il dit encore dans ses cahiers que «dans notre monde civilisé nous n'apprenons à connaître que des criminels rabougris, écrasés par la malédiction et le mépris de 1 a société»110.
Dans ce même fragment Nietzsche évoque le criminel que constitue le grand homme. On y lit que «le crime relève de la grandeur»"l. En d'autres termes le crime du «grand homme», le «grand crime»112, loin de représenter une forme extrême, démesurée, du crime, n'est que le crime qui s'accomplit conformément à sa nature propre et dont la société n'est pas parvenue à entraver le développement: un «grand crime» n'est pas un crime d'exception, mais un crime tout court.
Comprendre plus précisément en quoi consiste la grandeur propre au crime nécessite tout d'abord d'éclairer la notion même de grandeur telle que la conçoit Nietzsche. Zarathoustra nous dit que «le grand, c'est ce qui crée»113. Ainsi le grand crime serait créateur.
Et en effet on voit Nietzsche écrire dans l'un de ses cahiers que «les grands hommes authentiques» — qui sont, nous le savons désormais, de grands criminels — sont des «hommes de la grande création»]14
Nous avons vu plus haut que pour Nietzsche le criminel, conformément à la racine même du terme allemand, est celui qui brise. Nous comprenons désormais qu'il ne s'agit là que de l'un des aspects du crime : si le criminel détruit, c'est pour créer:
«Vois les bons et les justes ! Qui haïssent-ils le plus ? [...] celui qui brise, le criminel: mais cela, c'est le créateur.»115
Si nous nous demandons maintenant en quoi consiste la création spécifique au crime, nous constatons que nous le savons déjà. En effet n'avons-nous pas précédemment découvert que la société n'a pas d'autre fondement que le crime, qu'elle est l'oeuvre d'un grand criminel ? C'est donc une société qui constitue ce «grand but»116, cette ((grande création» propre au grand crime.
La différence des deux types de criminels une fois éclairée, nous sommes en mesure de dissiper l'apparence d'inconséquence qui peut découler de ce que Nietzsche, tantôt détermine le criminel comme un homme de la plus haute valeur, ainsi que nous l'avons vu précédemment, tantôt, comme par exemple dans le Crépuscule des idoles, ne voit en lui qu'un homme malade, dégénéré. On ne saurait relever là de contradiction dans la mesure où, on l'a vu, le criminel reste toujours aux yeux de Nietzsche un homme fort; simplement il se trouve parfois «placé dans des conditions défavorables». En d'autres termes il n'est jamais un homme faible, malade de par sa nature même, mais parfois «un homme fort rendu malade»117, c'est-à-dire affaibli sous l'action d'une puissance extérieure; il n'est jamais, à proprement parler, un homme «petit», mais se trouve parfois «rabougri». On serait tenté d'en conclure, sans doute à l'encontre même de certaines de ses affirmations, qu'il n'y a pas véritablement dans la pensée de Nietzsche deux types distincts de criminels: il n'y a qu'un seul crime qui s'avère heureux ou malheureux, ce malheur et ce bonheur tenant d'abord aux circonstances.
Cependant ces considérations, si elles lèvent une difficulté, en rendent une autre, que soulève la lecture du Crépuscule des idoles, plus aiguë encore. En effet nous constatons que le terme de criminel ne se rapporte dans cet ouvrage qu'à l'une seulement des deux espèces précédemment définies. Ce qui surtout surprend c'est de constater que Nietzsche le réserve pour désigner le criminel vaincu par la société. La formule qui dit que en son sein un homme fort «dégénère en criminel» en témoigne118 : le terme de criminel n'est manifestement plus ici d'un emploi général propre à qualifier le grand homme comme celui dont la société a triomphé; il se rapporte exclusivement à ce dernier cas. Ainsi Nietzsche détermine comme crime, non pas ce qui pourtant constitue à ses propres yeux le crime accompli, celui qui se réalise sur une grande échelle, mais le crime mis en échec. Comment expliquer ce qui peut, encore une fois, sembler relever de l'inconséquence ?
Peut-être convient-il ici de comprendre que, paradoxalement, c'est seulement le criminel «rabougri», ((petit », qui apparaît au grand jour, alors que le «grand crime», celui qui pourtant, en tant qu'il fonde une société nouvelle, marque «l'histoire du monde»119, est en même temps celui qui sait rester parfaitement dissimulé ?
Le crime comme sacrifice de soi
Dans l'un de ses cahiers Nietzsche écrit: «Si les buts sont grands, alors l'humanité a une autre échelle de mesure et elle n'estime pas le "crime" comme tel, même les moyens les plus terrifiants.»120
Ce texte dit clairement que, du petit et du grand crime, c'est seulement le premier que l'on nomme, que l'on comprend comme crime. Comment Nietzsche explique-t-il ce paradoxe ?
Nous savons que à ses yeux le grand criminel, c'est-à-dire le grand homme, institue une société. Or nous avons vu précédemment que l'évolution de la société travaille à dissimuler ce crime qui la fonde. En effet dans la Contribution à la généalogie de la morale nous avons lu qu'au fur et à mesure que celle-ci se renforce, elle adoucit ses peines —c'est-à-dire ses crimes. Humain, trop humain nous a appris que les criminels, en appelant sur eux le châtiment — c'est-à-dire le crime —, «contraignent» la société à la «régression» ; on en déduit que, de son propre mouvement, la société cherche à s'éloigner du crime qui l'a instituée.
L'explication de ce mouvement est aisée à saisir. La société, en s'établissant, limite nécessairement la puissance des individus qui la composent. Or, nous le savons, aux yeux de Nietzsche, le principe du crime c'est l'individu. Ainsi l'individu qui fonde une société — le grand criminel — oeuvre en vérité à ses propres dépens; et si la société dissimule le crime qui la fonde, c'est qu'elle ne tolère plus l'individu qui en est le principe: le corps social remplace le grand homme.
Revenons à cet égard au fragment posthume précédemment cité qui dit que les institutions ne sont que l'«effet ultérieur» de grandes individualités. Cette formule laisse deviner que l'institution, si elle est assurément le produit d'un individu, n'est cependant pas son extension immédiate: le fait que Nietzsche la désigne comme son effet «ultérieur» nous invite même à penser qu'à ses yeux l'institution ne naît véritablement que lorsque l'individu qui l'a fondée a disparu. D'ailleurs Nietzsche commente lui-même cette affirmation en écrivant que dans les institutions les grands hommes sont «enfouis», qu'il y «prennent racine» «jusqu'à ce que finalement ils portent leurs fruits»121 La société est au grand homme qui la fonde ce que le fruit est au germe ; or ce dernier doit disparaître et se transformer pour donner naissance.
Surtout rappelons ici cette phrase de la Contribution à la généalogie de la morale qui dit que «toujours le législateur finit lui-même par entendre l'appel : "patere legem, quam ipse tulisti"» 122.
Le grand criminel est celui qui est à la source de la société et donc de ses lois. Or, nous l'avons vu, ces lois combattent le crime. Seulement la sentence latine avancée ici par Nietzsche ne regarde pas le fait que la société, tout en reposant pourtant elle-même sur un crime, combat d'autres crimes: elle signifie d'abord que son règne amène la fin de l'action singulière même qui l'a établie. Ainsi le crime s'est accompli et en même temps achevé; l'avènement de la société marque le fin du grand homme qui l'a fondée.
En conséquence, si le grand criminel n'est pas, à l'instar du petit, victime d'un autre crime, il est cependant également victime d'un crime, de ce crime même qu'il commet par lequel il se supprime lui-même. Si la réussite même du crime entraîne avec elle la disparition de celui qui l'a commis, ne doit-on pas alors comprendre le crime selon Nietzsche comme un sacrifice de soi ?
La sentence latine de la Contribution à la généalogie de la morale que nous venons de rapporter est introduite par les phrases suivantes :
«Toutes les grandes choses périssent par elles-mêmes, par un acte de suppression de soi-même : ainsi le veut la loi de la vie, la loi qui fait que nécessairement on "se surmonte soi-même" et qui appartient à l'essence de la vie.»123
Le crime, en tant qu'il relève de la grandeur, ne fait pas autre chose qu'obéir à la loi qui commande toute grandeur, celle de la suppression de soi-même.
Nous l'avons vu, l'idée de grandeur est pour Nietzsche associée à celle de création; or la considération du processus créateur tel que le comprend Nietzsche ne nous dit pas autre chose à propos du crime. Selon Niètzsche créer c'est toujours «sortir quelque chose hors de nous et le poser à l'extérieur >024; cette chose que vise la création est «un être supérieur à ce que nous sommes nous-mêmes» : «Créer par-dessus et au-delà de nous-mêmes !», écrit Nietzsche125. En ce sens, la création est en même temps sacrifice de soi: créer, dit Nietzsche, implique de se rendre soi-même «plus vide, plus pauvre»126 Si le créateur est «quelqu'un qui anéantit»127 dans la mesure où il «détruit» «ce qui était jusqu'à présent» pour produire quelque chose de «nouveau », il est en même temps «celui qui s'anéantit lui-même»128.
Un fragment posthume daté de l'année 1883 rattache explicitement cet aspect de la création au jeu du crime:
«On n'a pas vu jusqu'à présent l'individuel connue créateur: on n'a vu que des criminels etc. on n'a pas vu le criminel principal [..]»129
«Les criminels» mentionnés ici relèvent manifestement du «petit crime», celui qui ne fonde aucune communauté. «Le criminel principal» ne souffre pas le pluriel: il est cet individu créateur d'une société nouvelle. On devine que c'est par le fait même que «les criminels» ne créent pas qu'ils sont reconnus. A l'inverse l'acte créateur du «criminel principal», par sa nature même, fait qui«on ne voit pas» celui qui est à sa source: la création marque en même temps sa disparition. La société est l'oeuvre du grand criminel en même temps que son tombeau.
Le texte extrait de la Contribution à la généalogie de la morale cité précédemment nous dit que le fait de se surmonter soi-même relève d'une loi de la vie. On comprend qu'en vérité dans la philosophie de Nietzsche le devenir du crime est le devenir qui attend toute puissance : «On sacrifie toujours», écrit Nietzsche130 ; «toute action [...] s'accompagne de sacrifice»131.
De ces considérations nous déduisons que la société, tout en étant le produit du crime accompli, en tant qu'elle travaille à le faire disparaître, le dissimule en vérité plus qu'elle ne le révèle. Un fragment posthume dit que «la "volonté de puissance" ne peut pas être devenue» — «Ce qui est 1 a cause qu'il y ait en général une évolution, on ne peut pas le retrouver par la voie d'une recherche portant sur l'évolution.»132
En d'autres termes on ne peut pas retrouver un acte de puissance par l'examen de ce qu'il a produit: rien de ce qui est advenu de la puissance ne peut suffire à la révéler. La société accomplie, c'est ainsi le crime consommé en même temps que sa dissimulation achevée.
Nous nous sommes efforcés de comprendre l'affirmation de Nietzsche selon laquelle la représentation du crime diminue le crime. Nous en avons trouvé la raison dans le fait que selon Nietzsche la représentation porte atteinte au crime: elle trouve elle- même son principe dans un autre crime, le châtiment, un crime à l'encontre du crime.
Cependant nous avons également découvert que le crime n'est pas d'abord vaincu par un autre crime, mais par son mouvement même; il se trouve ainsi en quelque sorte complice du crime de la représentation. A nos yeux, l'illustration la plus claire en est donnée par cette phrase que l'on trouve dans l'un des cahiers de Nietzsche à propos de la création divine: «Lorsque Dieu avait créé le monde, il n'était plus rien qu'un concept vide.» 133
Si la représentation de Dieu n'est pas conforme à l'acte divin, cela ne tient pas d'abord au jeu de la représentation, mais bien à celui de la création elle-même: le Dieu que l'on contemple après coup n'est plus le Dieu créateur; celui-ci s'est épuisé dans sa création.
Nous voici alors amenés à constater que, en vérité, le «concept vide» de la création est, après qu'elle s'est déroulée, conforme à ce qu'il reste d'elle. Aussi si la représentation du crime, en tant, nous l'avons vu, qu'elle efface le crime, n'est en effet pas à la hauteur du crime tel qu'il s'accomplit, elle se trouve cependant conforme à ce qu'il est après coup, par le fait même que, de son propre mouvement, il se trouve avoir disparu. La représentation erronée du crime serait alors, paradoxalement, celle qui parvièndrait à montrer ce qu'il est en vérité lorsqu'on se le représente.
Si nous nous aventurons maintenant sur ce chemin que n'emprunte pas Nietzsche lui-même pour nous efforcer de déduire de ces considérations une certaine conception de la littérature du crime, il nous semble que la pensée de Nietzsche ne vient pas tant en fixer un programme que s'accorder avec une oeuvre en son temps déjà composée. L'auteur de cette oeuvre n'occupe pas une grande place dans les textes nietzschéens et n'y apparaît que rarement objet d'éloge. Pourtant il nous semble que La comédie humaine, repose sur une conception du crime similaire à celle de Nietzsche.
Ecoutons Vautrin :
«Le secret des grandes fortunes sans cause apparente est un crime oublié, parce qu'il a été proprement fait»134
Les grandes fortunes — les grandes institutions — reposent sur u n crime. Celle de Grandet sur la corruption du républicain chargé de la vente des biens nationaux; celle de Goriot sur des accaparements. Considérons par exemple les grandes maisons de banque:
«Malgré leurs immenses richesses, les maisons Nucingen et du Tille t, Keller frères, Palma et compagnie, sont entachées d'une mésestime secrète.»135
Au premier abord, la vertueuse maison Mongenod semble faire exception: on apprend plus tard qu'elle repose sur un emprunt que son fondateur n'a pas rendu au terme prescrit.
Ce crime créateur reste secret, dit encore Vautrin. Cette affirmation est peut-être susceptible de rendre compte du titre même de l'oeuvre : si la société humaine constitue une «comédie», c'est par son jeu de dissimulation, dissimulation des crimes qui sont à son fondement. L'impossible retour du colonel Chabert ne signifie-t- il pas que Napoléon, celui qui est à la source même de l'«histoire contemporaine», et qui n'apparaît jamais que brièvement dans La comédie humaine, doit rester, pour reprendre une formule de Nietzsche, «enfoui» dans la société qu'il a fondée.
Enfin ce secret n'est pas un accident, mais l'oeuvre même du crime: il découle de ce que celui-ci a été «proprement fait» dit Vautrin. Les exemples sont nombreux dans La comédie humain e qui montrent que le crime achevé fait disparaître son auteur. Le personnage qui réussit change de nom: Lucien Chardon devient Lucien de Rubempré; le père Grandet devient Monsieur Grandet; Cruchot, C. de Bonfons. Citons encore Vautrin:
«Si je réussis, personne ne me demandera: "Qui es-tu ?" Je serai monsieur Quatre-Millions.»136
Le crime réussi fait oublier le nom de son auteur. On voit même qu'il perd tout nom qui pourrait le singulariser: il n'est plus qu'un nombre; il n'est plus un individu, mais la seule fortune qu'il est parvenu à amasser. Dans La comédie humaine, la réussite n'entraîne pas simplement la suppression d'un nom, mais la suppression physique de l'individu. La mort du père Goriot, qui vit caché, n'en témoigne-t-elle pas ? N'est-ce pas sa mort qui fait de Delphine et Anastasie, non plus les filles d'un vermicellier, mais d'authentiques femmes du monde ?
Assurément Balzac semble nous promettre dans plusieurs de ses titres de nous dévoiler l'«envers» de la société, de mettre au jour son côté «ténébreux». On remarquera cependant qu'il s'agit là des oeuvres qui comptent parmi les plus brèves de La comédie humaine. De manière générale les individus puissants qui commandent la société n'apparaissent jamais véritablement en pleine lumière. On ne pénétrera jamais «les secrets d'événements horribles»137 qui ont marqué la jeunesse de Gobseck. Des Frères de la Consolation, on ne connaît dans ses détails que la vie du bonhomme Alain, «le moins spirituel, le plus imparfait de la maison»138: la «sécheresse» de l'acte de police qui révèle le passé de Madame de la Chanterie en laissera simplement imaginer les «mystérieuses profondeurs»139 Bref, chaque envers, en se découvrant, laisse deviner un autre envers plus obscur encore.
Ce refus de peindre le crime qui est à l'origine de toute institution ne signifie en aucun cas que Balzac ne cherche pas à rendre compte du crime, bien au contraire. Si celui-ci n'a jamais voulu composer «des drames dégouttant de sang, des comédies pleines de terreurs, des romans où roulent des têtes secrètement coupées», ce n'est probablement pas, comme il le soutient pourtant lui-même, pour s'en tenir aux «aventures les plus douces»140. Car puisque le grand crime, le crime accompli, s'achève en devenant société, il est dans la nature même du crime achevé de ne pouvoir être représenté comme crime. C'est sans doute encore la peinture la plus fidèle possible de la société que ce crime a générée, et qui, en même temps, le dissimule, qui le révèle autant que faire se peut.


Pour citer cet article :
Auteur : (Igor Sokologorsky - Professeur de Philosophie, Collège Royal, Rabat) -   - Titre : Frédéric Nietzsche le crime à encontre du crime,
Url :[https://www.marocagreg.com/doss/monographies/oualili/Nietzsche_crime.php]
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