Kahkahy Mohammed
La mondanité et la tentation d'isolements à l'age classiquei
Problématique:

Incapable de vaincre une passion irrésistible et incandescente, la princesse de Clèves n'a d'autre ressource que de se retirer. Elle fuit Nemours qu'elle aime. Ce qu'elle craint le plus au monde c'est la fugacité des passions. Mais ce qui nous intéresse ici plus particulièrement c'est la manière de s'esquiver en se retirant dans un couvent. «Elle se retira, sous prétexte de changer d'air, dans une maison religieuse, sans faire paraître un dessein arrêté de renoncer à la cour.»

La princesse de Clèves ne déclare pas son retrait, comme s'il s'agissait d'un acte désapprouvé moralement. Elle évite de nommer l'acte qu'elle entreprend.

On pourrait se demander comment sont conçus la retraite son corollaire la mondanité dans l'espace culturel de l'ancien régime notamment jusqu'à 1750.

«Se retirer du monde » implique une mise à distance de la société ou du monde, jugés nuisibles voire invivables. L'homme estime que ses valeurs et ceux de la société ne coïncident plus, voire se contredisent diamétralement. L'idée de retraite remet en question la possibilité du bonheur au sein de la société et traduit un malaise de l‘être qui révoque la civilisation en doute, en tant que source du bien être. Freud dans son «Malaise dans la civilisation» distingue deux voies offertes à l'homme pour réaliser le bonheur sur terre: une voie positive et ce par l'obtention de la jouissance et une autre négative qui consiste à éviter la souffrance. Et Freud de présenter toute une gamme de procédés pour réaliser ce bonheur négatif. L'isolement occupe la première place dans sa liste.

«L'isolement volontaire, l'éloignement d'autrui, constitue la mesure de protection la plus immédiate contre la souffrance née de des contacts humains. Il est clair que le procédé acquis par cette mesure est celui du bonheur.»

L'isolement et la tragédie classique.

A l'âge classique, la tragédie aussi bien que le roman ont brodé, autour du topos de la retraite. Racine termine un certain nombre de ses pièces par le retrait du monde. Dans «Britannicus», Junie se retire après l'assassinat de son amant Britannicus, perpétré par Néron.

Mais, il s'agit dans tous ces cas, plus d'une issue d'une crise que d'un traitement particulier de la retraite. Celle ci constituerait une sortie du personnage de l'oeuvre, une manière de liquider symboliquement un personnage. C'est pourquoi, souvent la retraite préfigure la fin de la pièce qui ne tarde pas à lui succéder.

La tragédie reste au fond imprégnée par l'esprit de la mondanité. Au niveau intradiégiétique, les pièces prennent la cour et ses habitants pour actants principaux. La cour de Pyrrhus, de Thésée, d'Auguste et d'autres semblables voilà les lieux représentés sur la scène classique…Au niveau de la réception, C'est un spectacle offert, dans une cour, au roi et à la noblesse, écrit selon le goût du siècle. Racine écrivait son Andromaque en consultant la soeur du roi. Les dramaturges ne peuvent se passer de la cour, ou d'un mécène qui gravite autour de l'espace royal. Racine, malgré son éducation janséniste-courant religieux contre la mondanité-fut un courtisan forcené et devint historiographe de Louis XIV.

Dans la production romanesque.

Le sort du roman ne peut égaliser celle de la tragédie considérée comme genre noble.

Revenons à «La princesse de Clèves». C'est un roman inspiré des grandes intrigues amoureuses et politiques de la cour. La princesse de Clèves lutte contre une passion brûlante envers Mr de Nemours avec pour arrière fond les fastes de la cour de Henri II. Et s'il est vrai qu'elle préfère renoncer à son amour pour Nemours et disparaître dans un couvent, son retrait se veut, en revanche, un tant soi peu discret comme si elle craignait qu'elle ne choque car il paraît à contre sens de l'esprit du siècle.

La solitude et la retraite n'étaient pas concevables puisqu'elles étaient conçues comme des comportements extrêmes qui vont à l'encontre du modèle du «juste milieu» prôné par les moralistes.

La situation politique et culturelle.

La situation économique fait que le poète et l'écrivain soumettent leurs plumes au service du roi ou d'un puissant richissime comme un Fouquet.

Le XVII ème siècle est caractérisé par la centralisation du pouvoir entre les mains de Louis XIV qui devient ce soleil autour de qui gravite la vie politique. Le bonheur public aussi bien qu'individuel n'était conçu qu'en fonction du roi. Il est le centre du monde. L'absolutisme en France est plus une pratique qu'une doctrine. L'intérêt de l'État doit passer avant tous les autres intérêts du royaume. Le roi est le premier serviteur de l'État ; mieux, il incarne l'État. Les Belles-lettres et l'art n'ont d'autres fonctions que de le servir. La consécration de ce modèle absolutiste se traduisit par l'encadrement du domaine de l'art, qu'il s'agissait de contrôler tout en le faisant servir à la grandeur nationale : la fondation de l'Académie française par Richelieu ou de grandes manufactures, comme celle des Gobelins, sous Louis XIV, s'inscrivaient dans cette perspective.

Les pensions délivrées aux écrivains sont au coeur de ce système. Chapelain, le serviteur de Colbert posait comme condition de la pension l'éloge du roi soleil: Fumaroli explique dans son «le poète et le roi» «sa définition du poète pensionné: un des instruments de la gloire du roi par les ouvrages de l'esprit»

La cour est le centre du monde. La distribution des valeurs est hiérarchisée par rapport à elle. Être à la mode revient à imiter le parler, le mode vestimentaire, le comportement du roi.

La mode était, donc, non pour la réclusion mais pour la mondanité. Et cela pour une autre raison.

L'honnête homme et le juste milieu
D'autre part, le XVIIème siècle est imprégné par la pensée d'Aristote au niveau de la morale et de la politique. Les idées de l'auteur de «L'éthique à Nicomaque» sont très actives dans la pensée politique du siècle. Selon Aristote, l'homme serait cet 'animal politique». Pour accéder à l'humanité véritable, il faut être au sein de la cité, au sein de la communauté: 'l'homme est par nature un animal politique' dit Aristote (Politique). D'autre part, au niveau de la morale, l'ancien régime va prendre à son compte une idée maîtresse. L'idée du juste milieu va modeler l'idéal social de l'honnête homme. : Le bonheur de l'homme réside dans une position du milieu, ou plus exactement un juste milieu entre l'excès et le défaut. Le Maître de Claville, dans son «Traité du vrai mérite de l'homme [Document électronique] : considéré dans tous les âges et dans toutes les conditions, avec des principes d'éducation propres à former les jeunes gens à la vertu.» exprime ce concept en ces termes: «Trop de retraite affaiblit l'esprit, trop de monde le dissipe.»
La même règle régit le commerce des femmes, la sagesse réside entre la misanthropie condamnable et le libertinage abus des femmes. «Le renoncement au commerce des femmes fait d'un galant homme un misanthrope insupportable aux autres, et sans ressource pour lui-même.
Un brutal renonce aux femmes, en supposant à toutes les défauts de quelques-unes. Un libertin ne cherche qu'à abuser du commerce des femmes, et porte quelquefois la débauche jusqu' à les mépriser. Un homme sage et délicat passe de doux moments avec des femmes estimables, et il ne cherche point à se dégoûter par trop de licence, d'un commerce qu'il a intérêt de continuer toujours.»

L'honnêteté est un compromis entre les exigences de la société et l'individuel. C'est ce que résume Philippe Erlanger dans son Louis XIV « l'honnête homme abhorre les excès et pratique une politesse exquise, recherche la conciliation «entre la sagesse antique et les vertus chrétiennes, entre les exigences de la pensée et celles de la vie, entre le journalier et le sublime»» P.161. Cet idéal est façonné par plusieurs traités et manuels pédagogiques en partant d'Il Libro del Cortegiano, paraît en 1528 à Venise. Castiglione vise à élaborer une figure idéale, le gentilhomme, dont la vie se déroulera sur la scène d'un théâtre permanent où la grâce seule importe. D'où l'art de masquer les efforts, l'embarras, l'art de la dissimulation et du jeu, la nécessité d'une codification des usages, statuts et fonctions du courtisan. Le XVII ème siècle prolongera cet effort à travers des moralistes.

La préciosité et les précieuses.

Ajoutez à cela, l'air du temps tout à la préciosité avec ses ruelles bleus et jaunes. Son existence va de pair avec l'apparition des salons et des ruelles, crées à l'initiative et autour des femmes. Elle est en même temps un art de vivre et une sensibilité littéraire. Pour ces mondaines, la ville et tout particulièrement Paris est le centre de la mondanité. Pour les précieuses ridicules, l'air de la ville est hautement loué. Il ravive. On a en horreur la rusticité et les manières grossières. Même la compagne va être contaminée par ce bel air. Les personnages des Précieuses ridicules sont des filles de la Province qui essaye d'imiter les gens de Paris, leur Athènes.

La ville est l'espace également de la formation. Pour se faire une carrière digne de ce nom, il faut monter à Paris et fréquenter le bon monde. Pour Saint-Evremont la cour est le centre de tout « tout ce qui sent les provinces, les petites villes, et les quartiers particuliers est de méchant goût.»

Cette propension à la mondanité fit dire à un solitaire tel que Pascal dans le chapitre consacré au Divertissement «… le malheur des hommes vient de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre….et on cherche les conversations et divertissements des jeux que parce qu'on ne peut pas demeurer chez soi avec plaisir.»

Le sens de la solitude et du refus de la mondanité.

La solitude dans ce sens ne serait qu'une fausse note par rapport à un système politique, culturel dominant. Pour les jeunes, il serait malséant de se retirer du monde alors que la gloire les appelle à subir des épreuves à travers des aventures chevaleresques, et à performer leurs éducations à la cour. Celui qui aime la solitude ne peut être qu'un déséquilibré. Molière fin critique des excès, dresse un portrait charge contre le solitaire. Alceste, le protagoniste est blasé contre son siècle et préfère se retirer dans un désert. Il est hanté par le désir de la retraite:

Et parfois il me prend des mouvements soudains

De fuir dans un désert l'approche des humains.

(VV. 142-143) (Molière, 2000, P.37)

Sous la plume du dramaturge c'est le misanthrope «atrabilaire» qui a «conçu pour elle (l'humanité) une effroyable haine.»

Et bien sûr, Célimène, en femme du monde, refuse de suivre Alceste dans son désert car disait-elle:

«La solitude effraie une âme de vingt ans» (V. 1774), (P. 132, Op.cit)

La solitude sied aux vieux ceux qui n'ont rien à espérer du monde et qui ont leur gloire derrière eux. L'Abbé de Prévost réserve la solitude à la vieillesse dans son roman «Mémoires et aventures d'un homme de qualité qui s'est retiré du monde». C'est un roman de la jeunesse glorieuse d'un chevalier et de son déclin élevé sur les principes et les valeurs de l'ancien régime, fidèle aux idées de la noblesse. Le narrateur lié par les idées de devoirs qu'impose les valeurs de la noblesse ne pense à la retraite qu'au déclin de l'âge. : Un vieillard attaché au monde est «un prodige de folie et d'aveuglement.». Et le repos pour lui reste «le souverain, l'unique, le plus nécessaire et le plus important de tous les biens.

Il faut attendre la seconde moitié du XVIIIème siècle pour faire de la retraite la solitude des thèmes de premier plan avec notamment des noms comme J.J.Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre…

Deux fausses notes.

Au niveau des écrivains, s'opposer à la mondanité se confond le plus souvent à l'opposition au pouvoir. La retraite est non seulement un refus du monde mais et surtout de l'ordre établi. Deux auteurs attirent notre attention «le papillon de la parnasse» et «l'archevêque de Cambrai».

La Fontaine aborda dans son oeuvre (Les Fables, Psyché et Cupidon ainsi que Le songe du vau de la manière la plus élaborée la retraite comme un modus vivendi, et commeexpérience existentielle et non comme simple expédient technique. Le Papillon de la Parnasse chanta la volupté, l'oisiveté et la solitude. Il termina ses fables par la sagesse d'un solitaire: «pour mieux contempler, demeurez au désert.»

On sait bien que derrière cet engouement de la retraite, de l'ombre, des bois, de la paix se cache un refus du roi soleil, persécuteur de mécène Fouquet, tombé dans la disgrâce de l'absolutisme amoureux de la guerre et de la gloire. Il eut l'audace d'opposer dans une élégie à son ex-protecteur le retrait au Vau-le Vicomte à la cour:

Mais la faveur du ciel vous donne en récompense

Du repos, du loisir, de l'ombre et du silence

Un tranquille sommeil, d'innocents entretiens;

Et jamais à la Cour on ne trouve ces biens.

Selon Fumaroli, il y a opposition entre «la faveur immense du public pour les Fables de ce poids léger des belles lettres, et la ferveur très officielle dont était l'objet, au même moment, le Grand roi, champion poids lourd de l'action, amoureuse, politique, militaire.»

À l'écart de la cour, à l'écart de l'Art de l'Etat, ses fables et ses contes ne font pas pourtant le poids devant les tragédies du grand Corneille ou de Racine qui constituent l'art officiel.

Inspiré par un idéal fondé sur la mystique et l'austérité platonicienne, Fénelon, quant à lui, élabora dans «les aventures de Télémaque», roman, à vocation didactique, un art de vie qui s'oppose au faste, au luxe, à la vie efféminée, molle et oisive et maintient au contraire la simplicité, la vie champêtre et l'éloge de la retraite. Les personnages préfèrent la retraite au pouvoir de la royauté comme Hasaêl qui se détourna du pouvoir offert par les crétois au profit d' «une vie paisible et retirée, où la sagesse nourrisse mon coeur et où les espérances qu'on tire de la vertu pour une autre meilleure vie après la mort me consolent dans les chagrins de la vieillesse.»

Dans un siècle où l'individu n'existe pas encore, où «le moi est haïssable», on n'a pas le droit de disposer de nous. La solitude, en dehors de la religion, ne peut être que le fruit d'une disgrâce. Le temps de la solitude comme expérience individuelle n'est pas encore venu. Il faut attendre le siècle des lumières. Paradoxalement le siècle de la confiance dans le progrès et en l'homme et celui où on aime fuir la société.

i Article publié dans Hkaik Maghrebia numéro double 8et 9 en 2006, P.19. aout et septembre 2006



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Auteur : Kahkahy Mohammed -   - Titre : La mondanité et la tentation isolements à âge classique,
Url :[https://www.marocagreg.com/doss/monographies/mondanite-et-tentation-isolement-age-classique-kahkahy-med.php]
publié : 2011-05-04

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