La littérature dit-elle mieux la vérité de la guerre?

Le cas de L'attentat1 de Yasmina Khadra

Si l'on jette un coup d'oeil du côté de l'histoire, on découvre vite que la violence a toujours existé dans la vie des hommes à telle enseigne qu'on pourrait la considérer comme un trait définitoire de l'espèce humaine. L'organisation au sein de groupes plus au moins étendus a amplifié les conflits au lieu de constituer une garantie pour la sécurité de tous. C'est au nom de cette sécurité parfois que des affrontements se déclenchent, mais les raisons sont beaucoup plus nombreuses et deviennent de plus en plus complexes avec l'évolution des sociétés. De nouvelles formes de guerre voient le jour et engendrent de nouvelles façons de résistance. Et comme tout phénomène global, il est difficile de le saisir tellement les intervenants sont multiples et enchevêtrés. Chacun des belligérants se réclame d'une légitimité, ou plusieurs; et même s'il n'a aucune, il la crée de toutes pièces. Il est de la plus haute nécessité de donner de la solidité et du sens à sa lutte. L'étude d'un tel phénomène est donc loin d'être aisée. L'histoire tente de s'accaparer de lui, surtout s'il est reculé dans le temps, mais la littérature l'a toujours concurrencé sur ce terrain. L'attentat de Yasmina Khadra nous en donne une démonstration intéressante. Ce roman traite en effet l'une des périodes importantes du conflit israélo-palestinien qui dure depuis plus de soixante ans; une période pendant laquelle les attaques d'un côté comme de l'autre ont connu des mutations symptomatiques. Le fossé technologique sur le plan de l'armement n'a jamais atteint une telle envergure. Et face aux armes de pointe de l'armée israélienne se dresse une résistance qui mène une guerre avec les moyens du bord. Les attentats (qualifiés par les palestiniens d'opérations-martyrs et par les israéliens d'attentats terroristes) permettent tant bien que mal de rééquilibrer l'équation. Mais cette forme de combat pose des obstacles sérieux à la compréhension, non seulement du côté de la situation explosive qu'elle mime et qu'elle engendre mais surtout du point de vue du fonctionnement de la psychologie des personnes qui divorcent d'avec la vie pour se lancer les yeux fermés dans une mort spectaculaire emportant dans leur course effrénée d'innocentes gens. La littérature, et plus particulièrement le roman, serait-elle capable de percer ce mystère? Ses moyens spécifiques permettent-ils d'approcher plus et mieux la vérité? C'est ce qu'on chercherait à savoir à travers une analyse dudit roman de deux angles différents mais complémentaires. On interrogera d'abord le compte rendu de la réalité qu'il nous propose pour voir ensuite que la dimension fictionnelle au lieu de compromettre la véracité recherchée la consolide davantage.

Le souci du réalisme est omniprésent dans ce roman. L'auteur lui accorde un intérêt tout particulier. Et comme dans tout texte réaliste, les références aux événements historiques aux personnalités politiques et aux lieux connus abondent. L'histoire s'ancre temporellement et spatialement dans le contexte postmoderne offrant au lecteur et au critique un grand privilège. En effet, loin de devoir prendre ce que dit l'auteur pour de l'argent comptant sans possibilité de vérification ou encore d'être obligé d'effectuer des recherches documentaires sur des périodes reculées dans le temps avec toute l'incertitude que cela implique, on est face à des données qu'on pourrait confronter plus aisément au flux intarissable des images retransmises sur les écrans des chaines de télévisions en provenance de la scène du conflit. Cela n'exclue aucunement la nécessité que Yasmina Khadra semble s'imposer, à savoir la représentation la plus fidèle de la réalité sur le terrain. La description des espaces traduit clairement cette préoccupation. Ainsi, on trouve des descriptions à la fois conventionnelles et singularisantes des villes israéliennes et palestiniennes. Tel-Aviv est montrée sous les signes de la modernité: des quartiers huppés, des buildings imposants, une infrastructure solide, des lieux de loisirs, une université ouverte sur le monde et la recherche scientifique, etc. Jérusalem est donnée à voir comme un espace respirant l'histoire, regorgeant des lieux saints des trois monothéismes, le Dôme du Rocher, le mur des Lamentations, la basilique du Saint-Sépulcre; une ville défigurée par le mur de séparation construit par Sharon et livrée aux folies et à l'excès de zèle de ses rejetons. Bethléem incarne la déréliction de ces «cohortes de réfugiés désertant leurs contrées devenues des stands de tir [et la rejoignant] pour forcer la main à une absolution qui ne veut pas révéler ses codes»2. Enfin Janin, lieu en état de siège, espace où la déraison des hommes semble atteindre des limites inimaginables. Ces descriptions ne correspondent pas uniquement à l'impératif de la création d'une illusion référentielle, mais remplissent un rôle plus déterminant. Il s'agit de montrer les différences de niveau de vie entre deux sociétés voisines. Au moment où les israéliens évoluent dans une société moderne et développée, les palestiniens sont condamnés à vivre dans des conditions socio-économiques pour le moins difficiles; ce qui pourrait justifier apparemment leur tendance à basculer dans la violence. Le roman démontre une hypothèse tout à fait opposée. Sihem, l'épouse du héros Amine Jaafari, un imminent chirurgien, naturalisé israélien depuis longtemps et jouissant d'une situation de choix à Tel-Aviv, cette femme choyée par son mari et aimée par tout le monde, incarnant avec son époux la plus parfaite des intégrations au sein de la société israélienne va dans la stupéfaction générale se faire exploser dans un restaurant bondé de la capitale. Même son mari est pris au dépourvu par cette action. Commence donc une recherche de la vérité qui tente d'élucider le mystère de cette femme qui n'a aucune raison pour se plaindre mais qui commet un acte visiblement incompréhensible. Plusieurs personnages prennent la parole pour donner des visions différentes du conflit. Et face aux accusations de terrorisme que développent la plupart des citoyens israéliens, le capitaine Moshé, les agresseurs du héros3, les journalistes de l'Etat hébreux… se dressent une minorité d'israéliens, d'intellectuels dénonçant le cercle vicieux de la violence dans lequel s'engouffre la région4, et les palestiniens qui considèrent que la résistance et la riposte aux agressions est un droit, une question de vie où de mort. En fait, l'attentat-suicide doit être envisagé dans un cadre global. D'un point de vue historique, ce genre d'attaques a pris naissance dans un milieu chiite lors de la guerre Iran-Irak quand de jeunes Basidji allait se faire exploser sur les champs de mines irakiens la tête bandée d'un tissé où il est écrit Allah Akbar. Le passage de cet acte dans la sphère sunnite a pris du temps dans la mesure où la dimension suicide, considérée comme un péché capital, constituait un obstacle de taille. L'efficacité de l'opération a pris finalement le dessus dans l'absence d'une autre alternative. D'un autre côté, L'Etat d'Israël met en pratique ce que Wohlstettera développé dans le cadre de sa réflexion au sujet des guerres du futur qui se base sur l'utilisation des armes de pointe, plus particulièrement les frappes aériennes ciblées qui visent à détruire la capacité défensive de l'ennemi et minimisent les dégâts lors des affrontements directs ultérieurs. Le texte khadraïen fait référence à l'utilisation de cette technique par l'armée israélienne d'une façon particulière. Le cheikh Yassine, l'un des leaders du mouvement Hamas entre beaucoup d'autres, a été tué par un missile téléguidé lancé d'un hélicoptère israélien le 22 mars 2004, un fait attesté. Cette atmosphère tendue impose des deux côtés de grandes mesures de sécurité. Les nerfs sont à fleur de peau et les gens essayent tant bien que mal de mener un rythme normal de vie, même s'il est difficile d'imaginer une adaptation à ce genre de situations. En fait, ce qui empêche les choses de prendre un cours normal, c'est la menace perpétuelle qui plane sur leurs têtes. La force de frappe de l'attentat réside dans son imprévisibilité, la terreur qu'elle provoque, et sa grande capacité de destruction. Mais pour guérir un mal, il faut d'abord le diagnostiquer. La psychologie de la personne qui se livre à ce genre d'actes n'est pas du tout facile à percer, comme le démontre le cas de Sihem. Longtemps considéré comme des «tarés», pour reprendre le jugement du capitaine Moshé, les «terroristes» font montre d'une lucidité phénoménale. Sihem est le dernier personnage qu'on pourrait qualifier de fou. Elle surprend par un parfait hasard la véritable identité de son hôte Adel, un militant au sein de la résistance palestinienne, et saute sur l'occasion pour rejoindre les rangs de la Cause. Tout le bonheur que lui offre son mari et les privilèges dont elle jouit n'ont pu occulter l'appel de sa partie meurtrie. Elle a toujours gardé, en son for intérieur, une préoccupation cuisante pour son peuple humilié et bafoué. Son époux, qui prend en charge la narration, le confirme en se rappelant que le regard de sa femme gardait quelque chose de mélancolique même dans les moments les plus joyeux de leur vie conjugale. A côté de cet exemple-limite, on trouve plusieurs personnages qui correspondent à une description plus ou moins conventionnelle du «terroriste suicidaire», Wissam, Faten, Adel… Le texte propose ces différents types pour faire le tour de la question. L'ambiguïté du cas de Sihem s'éclaircit non seulement par les nombreuses explications que donnent les représentants de la résistance au héros, plus particulièrement Adel qui l'a côtoyé de très près, mais surtout par la monstration d'un cas similaire, Faten en l'occurrence. En effet, elles sont toutes les deux des femmes d'origine palestinienne qui ont souffert l'humiliation et les misères auxquelles leur peuple est réduit. Certes Sihem était beaucoup plus chanceuse puisque son mari s'occupait merveilleusement bien d'elle et faisait tout pour la rendre heureuse avant qu'ils soient rattrapés tragiquement par le malheur qu'ils ont tenté de fuir, mais Faten aussi bénéficiait gracieusement de la chaleur familiale avant que la maison du patriarche qu'ils occupaient, elle et sa famille, ne soit démolie par les forces israéliennes. Cette destruction de la maison qui a abrité toute son enfance, tous ses souvenirs, ses petites joies et ses grands chagrins, bref toute sa vie, a constitué un véritable traumatisme pour le personnage qui s'est volatilisé juste après pour rejoindre les rangs de la résistance. Elle cherchait en fait à accomplir la même mission que Sihem. Textuellement, elle nous permet de mieux comprendre les motivations de cette dernière. Adel, lui, est le représentant le plus fidèle du martyr en instance. Il aurait pu faire fortune dans les affaires avec sa forte détermination, son dynamisme exceptionnel et son goût prononcé pour la prise de risque et l'investissement, mais il a choisi délibérément d'assumer sa responsabilité historique de prendre part à la lutte de son peuple pour la liberté et la dignité. Il vit pleinement le moment présent, ne rêve que du moment de son accession au rang de martyr. Le narrateur le décrit en ces termes:«C'est évident, Adel ne relève plus de ce qui est vivant. Il a tourné irrémédiablement le dos aux lendemains […] Il a choisi le statut qui, selon lui, adhérerait le mieux à son profil; le statut de martyr. C'est ainsi qu'il veut finir, faire corps avec la cause qu'il défend. Les stèles portent déjà son nom, la mémoire des siens est jalonnée de ses faits d'armes […] si la guerre est devenue son unique chance d'accéder à l'estime de soi, c'est qu'il est mort lui-même et qu'il n'attend que sa mise en terre pour reposer en paix»5. On voit bien que la guerre cesse d'être dans l'esprit des combattants une réalité objective, elle est transmuée, subjectivée et sublimée à force de l'intervention de l'imaginaire.

Les puissances de l'imagination opèrent à deux niveaux différents dans ce contexte. Du côté des personnages qui saisissent cette expérience intérieurement et qui ne peuvent s'extraire ou prendre du recul par rapport à une situation dans laquelle ils sont engagés. Ils sont pris au piège de leur position qu'ils sentent dans la singularité de leur âme en faisant des rapprochements personnels avec d'autres situations vécues par eux seuls, et qui les empêche de se projeter dans celles de leurs adversaires, d'où le déclanchement du processus imaginatif généralement diabolisant l'autre. Du côté de l'auteur, la facture fictive du texte est mise en avant dès la couverture. L'indication paratextuelle «roman» est claire là-dessus. L'effet du réel produit par la surabondance des références spatio-temporelles, entre autres techniques, semble à première vue remis en question. En fait, la dimension littéraire, et donc fictionnelle, de l'étude proposée n'affecte aucunement son sérieux, voire sa capacité à livrer une certaine vérité des choses. Si l'auteur exhibe la part de fiction que contient son texte6, c'est qu'il est conscient que pour le lecteur, le vraisemblable, ce n'est pas forcément le vrai, mais c'est indiscutablement le cohérent. Et le roman en présence est d'une grande cohérence interne. Il est vrai que la situation privilégiée qu'occupe le couple Amine et Sihem Jaafari au sein de la société israélienne, étant tout simplement inimaginable dans la réalité, peut mettre de l'ombre à la véracité de l'approche, mais elle peut être justifiée par l'intention auctoriale. L'auteur semble en effet vouloir démontrer que les conditions actuelles et les mentalités des belligérants ne permettent pas la résolution du conflit présentement. La mort du héros, humaniste et rejetant la violence des uns et des autres en témoigne. C'est pourquoi le texte, au lieu de donner de faux espoirs ou d'avancer d'illusoires solutions, s'attache à lever le voile d'une façon convaincante sur un réel qui se refuse manifestement à toute explication logique. Le choix de l'enquête est révélateur à cet égard. Le héros refuse de croire au début que c'est bel et bien sa femme qui est à l'origine de l'attentat. L'enquête policière ne donne aucun résultat même si elle livre des informations importantes. La conception qu'ont les autorités israéliennes des kamikazes est donnée à voir à travers les discours provocateurs du capitaine chargée de l'enquête et ceux plus modérés de Naveed Ronnen. Les interrogatoires se déroulent presque normalement. A part l'harcèlement des questions qui reviennent à l'identique pendant trois jours d'affilée, l'impossibilité de dormir ou de se reposer à cause des secousses et de petites gifles chaque fois que le sommeil fausse le discernement du héros, celui-ci est sortie indemne de cette épreuve. Le Shin Beth n'a rien su retirer au héros et a été condamnée à le relâcher. On se croirait dans un rêve merveilleux. D'ailleurs, les membres de la résistance refusent de croire cette version parce qu'elle n'a aucun précédent. «Ils t'arrêtent après l'attentat commis par ta femme; ensuite, trois jours après, ils te laissent filer, comme ça, sans poursuite ni procès. À peine s'ils ne se sont pas excusés des désagréments qu'ils t'ont causés. Pourquoi? Pour tes beaux yeux? Admettons, on serait presque tentés de le croire, sauf qu'on n'a jamais vu ça. Jamais aucun otage du Shin Beth n'a été relâché dans la nature sans qu'il ait d'abord vendu son âme au diable», apprend-on de la bouche d'un résistant aux pages 222-223. Effectivement, ce n'est pas parce que le héros n'a rien à voir avec cet attentat qu'il a été libéré, la police cherchait derrière sa libération qu'il l'a conduise au réseau encadrant la kamikaze. Hypothèse vérifiée dans le texte à travers la confession inconsciente de Naveed au chapitre 13. Il faut attendre la réception du héros de la lettre posthume de Sihem pour lancer la recherche à nouveau, par Amine qui s'improvise détective privé cette fois-ci. L'amateurisme de ce dernier justifie l'avancement quasiment aléatoire de son enquête. La fin de la recherche même est insatisfaisante puisqu'elle s'arrête après la découverte de l'époux, qui se croyait cocu, que son honneur est sain et sauf. Ainsi, la quête de vérité sur les motivations du kamikaze se mue en une vulgaire vérification d'une hypothétique affaire d'adultère. En fait, un glissement subtil s'opère ici. Ce n'est pas le héros qui cherche, c'est le lecteur qui est appelé à lire les signes. Car le personnage ne peut percevoir les différentes facettes de sa situation, au contraire du lecteur qui a devant lui un produit fini. La forte cohérence du discours romanesque lui garantit une vision d'ensemble à même de cerner une problématique multidimensionnelle. L'attentat qui alimente l'histoire du début jusqu'à la fin est relayé par d'autres qui lui font échos, fonctionnant comme autant de miroirs déformants, grossissant chacun des traits spécifiques de l'acte principal. Saisir le réel tel qu'il est exposé est donc tributaire de ce travail d'assemblage, d'organisation, de mise en relation et d'interprétation des informations éparpillées tout au long du roman. Cet éparpillement est calculé. L'auteur dispose la matière traitée de telle sorte à traduire une vision du monde qu'on pourrait qualifier de tragique. Tout le texte s'organise suite à ce choix esthétique. La structure générale de l'oeuvre est cyclique mimant ainsi le retour du même. A l'attentat perpétré par Sihem répond celui dont est victime Amine. Le premier chapitre se détache cependant du reste du roman et l'auteur refuse de lui attribué un numéro comme il le fait pour tous les autres chapitres. Il remplit dans ce sens, en plus de son rôle programmateur, une fonction de création du suspens. On découvre à la fin du roman que ce chapitre liminaire est repris presque in texto dans le dernier. L'incipit et l'excipit font référence à la même situation. Le texte s'éclaire soudainement en nous invitant à y voir le compte rendu des souvenirs qui défilent devant les yeux du héros qui est sur le point de mourir. Le lecteur n'a accès qu'à une infime partie de ces souvenirs, plus précisément ceux qui lui permettent de comprendre les raisons élucidant la mort énigmatique de cet imminent humaniste. Le recours à la mémoire impose une organisation spéciale du temps. Il ne s'agit ni d'un ordre chronologique simplement linéaire, ni d'une structure cyclique uniquement. Le héros est victime d'un attentat, il est mortellement touché, d'innombrables images en provenance du passé fusent dans son esprit rappelant l'évènement qui a chamboulé son existence, l'attentat commis pas sa femme, et sa recherche d'éléments de compréhension de cet acte, il meurt, la boucle est bouclée et le roman se termine. Au sein de la longue analepse que constitue le roman, mis à part le chapitre d'ouverture et la fin du dernier, les souvenirs sont imbriqués à travers la technique de la mise en abîme. L'avancement de l'enquête dépend des informations convenables enfouies dans la mémoire et que des incidents parfois anodins et hasardeux font jaillir ou illuminent par une mise en relation éclairante. Ainsi, l'histoire connaît plusieurs rebondissements car le héros rencontre lors de chaque examen de ses souvenirs ou d'une conversation banale un nouvel élément lui ouvrant une nouvelle piste. «(…) ce qui est rassurant dans ce genre d'histoires, c'est qu'il suffit d'un seul indice, un seul, pour que la machine se remette à carburer ferme…», nous confie Naveed à la page 99. Le roman, en digne héritier moderne de la tragédie, utilise donc les ressorts de celle-ci. Il les combine à un genre plus récent, le roman policier en l'occurrence. Le résultat est saisissant: la guerre entre palestiniens et israéliens n'est pas prête à finir. Le tragique de la condition humaine dans cette partie du globe réside dans l'impuissance des bonnes volontés devant une situation et un héritage historiques non seulement écrasants mais surtout invivables.

En termes de conclusion, on peut dire que L'attentat de Yasmina Khadra permet à sa manière d'éclairer le confit qui embrase le moyen Orient depuis plus d'un demi-siècle. Le réalisme du roman, en s'écartant sensiblement du réalisme classique grâce à l'utilisation de ce que les formalistes russes appellent le procédé de la singularisation, s'efforce à créer chez le lecteur l'illusion référentielle indispensable pour prendre au sérieux une étude qui se veut littérarisée. L'auteur s'attaque en effet à une problématique délicate qui exige un traitement spéciale. L'absurdité caractéristique de l'attentat-suicide semble nécessiter la jonction des éléments réels et d'autres imaginaires afin de lui donner un sens. Car la guerre n'est pas seulement un phénomène objectif, c'est surtout une réalité que les gens sentent, vivent et subliment. Ainsi, l'intégration de la fiction n'altère aucunement la vérité que le roman voudrait proposer. Au contraire, elle lui octroie les moyens dont elle a besoin pour se révéler. Le plus fort de tous ces moyens, est sûrement la cohérence interne du récit. Rien n'est laissé au hasard, tout est calculé, au millimètre près, afin de justifier une condition humaine tragique. Cela résulte du choix esthétique du romancier qui propose un savant dosage de deux genres littéraires, à savoir la tragédie et le roman policier. Enfin, la mort du héros humaniste, porteur de tous les espoirs, est une véritable désolation. Mais la réalité n'est elle pas tout aussi désolante? N'est elle pas la désespérance même?

Youssef ABOUALI

Agrégé de lettres modernes

Professeur dans les Classes Préparatoires aux Grandes Ecoles. Marrakech

1 Khadra, Yasmina, L'attentat, Julliard, Paris, 2005.

2 Op. cit, p. 120.

3 Cf. la scène p. 64.

4 «Les intégristes palestiniens envoient des gamins se faire exploser dans un abribus. Le temps de ramasser nos morts, nos états majors leur expédient des hélicos pour foutre en l'air leur tandis. Au moment où nos gouvernants se préparent à crier victoire, un autre attentat remet les pendules à l'heure.Ҫa va durer jusqu'à quand?» p. 72.

5 Op. cit, pp. 244-245.

6 Le recours permanent à un langage imagé pour décrire des réalités objectives en est une preuve. Par exemple lors des descriptions des villes: «Aujourd'hui encore, partagé entre un orgasme d'odalisque et sa retenue de sainte, Jérusalem a soif d'ivresse et de soupirants et vit très mal le chahut de ses rejetons…» p. 150, «Bethléem a beaucoup changé depuis mon dernier passage, il y a plus d'une décennie. Engrossée par les cohortes de réfugiés […] elle propose de nouveau fatras de taudis en parpaings nus, dressés les uns contre les autres somme des barricades…» p. 120 «A Janin, laraison semble s'être cassé les dents et renoncer à toute prothèse susceptible de lui rendre le sourire […] La bonne humeur d'autrefois a mis les voiles depuis que les linceuls et les étendards ont le vent en poupe.»



Pour citer cet article :
Auteur : Abouali Youssef -   - Titre : La littérature dit-elle mieux la vérité de la guerre ? Le cas de Lattentat de Yasmina Khadra,
Url :[https://www.marocagreg.com/doss/monographies/litterature-guerre-attentat-yasmina-khadra-aboualii.php]
publié : 2010-07-17

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