dissertation

littérature du xxème siècle par j.luc joly

sujet :

jacques madaule écrit, dans claudel dramaturge (éditions de l'arche) : « tous les drames de claudel sont, en dernière analyse, des drames du passage. il n'y a que le passage qui soit dramatique. une époque solidement assise sur elle-même ne l'est pas. »

vous direz dans quelle mesure ces propos vous paraissent pouvoir s'appliquer à partage de midi.

introduction :

le théâtre, comme de nombreux autres genres, vit essentiellement de conflits car ce sont les situations d'opposition qui, créatrices de tensions et de problèmes, suscitent l'intérêt et la participation émotionnelle du spectateur ou du lecteur. or, les conflits, scéniques ou non, ne sont pas toujours liés à la confrontation de deux ou de plusieurs personnages, aux situations d'affrontement caractérisé ; il arrive aussi que le conflit naisse, de façon intrinsèque (et sans écarter pour autant la possibilité de confrontations interpersonnelles concomitantes), de la mutation d'un personnage, de l'évolution ou de la métamorphose d'une situation, d'une sorte de crise de croissance séparant dès lors les époques et plaçant l'individu au centre d'un choix crucial : autrement dit, qu'il naisse du passage, c'est-à-dire du moment d'instabilité consécutif à une phase de transformation ouvrant sur l'alternative et donc le doute. pour prendre un exemple non théâtral mais néanmoins littéraire, le bildungsroman, le roman d'initiation, exploite très largement cette situation où la tension est essentiellement interne et le drame inscrit dans les convulsions d'un être.

jacques madaule fait remarquer que le théâtre de claudel est de cette nature : il est, selon lui, constitué « en dernière analyse, (de) drames du passage » car, ajoute-t-il : « il n'y a que le passage qui soit dramatique. une époque solidement assise sur elle-même ne l'est pas. » c'est faire remarquer que ce théâtre établit moins ses ressorts dramatiques (c'est-à-dire, aux deux sens, tonal et générique, du terme « dramatique », non seulement la manière dont il instaure un jeu entre tension scénique et intérêt du spectateur mais encore celle dont il organise « théâtralement » sa matière), qu'il établit moins ses ressorts dramatiques donc sur la rivalité amoureuse ou le conflit d'intérêt par exemple, que sur une « mue » des personnages eux-mêmes ou des situations qui, dès lors, place l'intrigue dans un milieu déséquilibré dont le spectateur attend la résolution, c'est-à-dire la sortie car tout passage mène fatalement vers un état ultérieur ; et pour mieux expliciter ce qu'il entend par là, le critique exemplifie sa remarque par une référence à l'histoire : comme pour les pièces de théâtre, les plus dramatiques des périodes seraient, selon lui, les périodes de passage (de transition), celles où un monde naît convulsivement d'un autre, tandis que les périodes de stabilité historique (les époques solidement assises sur elles mêmes — si tant est qu'elles existent vraiment) ne produiraient pas de drame en vertu du principe bien connu selon lequel les gens heureux n'ont pas d'histoires — et les époques heureuses non plus.

notre propos ne sera bien sûr pas de vérifier le bien fondé des affirmations de jacques madaule sur l'ensemble du théâtre claudélien mais seulement à propos de partage de midi ; de même, nous ne reconstituerons pas le champ d'analyse complète de l'oeuvre qui permettrait de vérifier si l'expression « en dernière analyse » est justifiée ou pas ; sans doute cette position ultime est-elle a priori féconde à propos de partage de midi que son titre signale et résume déjà comme un « drame du passage » ; mais notre objectif sera moins de tenter de démontrer que, parmi tous les qualificatifs possibles, celui de « drame du passage » est le mieux approprié, que d'analyser les implications d'un tel qualificatif. de la même manière, nous ne développerons pas ici la théorie littéraire qui, seule, permettrait d'analyser la pertinence de la négation restrictive dans la deuxième phrase de la citation : « il n'y a que le passage qui soit dramatique ». l'intérêt de cette remarque de jacques madaule tient davantage à la liaison polysémique établie entre « passage » et « dramatique » qu'à l'annonce claironnante d'une exclusité. nous nous contenterons donc de voir dans la formule « en dernière analyse » et dans la négation restrictive « ne... que » des sortes de coups de force rhétoriques destinés à convaincre de la justesse d'une position et non l'appréciation à confirmer ou à infirmer de précellences hiérarchiques ou d'une supériorité absolue. enfin, encore moins tenterons-nous de confirmer ou d'infirmer la dernière remarque de jacques madaule, dans la mesure où son examen conduirait moins à l'analyse du texte de paul claudel qu'à une prise de position philosophique sur l'histoire et dans la mesure aussi où son importance n'est ici que secondaire, sa vertu qu'exemplifiante.

tout ceci écarté, il n'en reste pas moins que jacques madaule met en lumière une problématique très féconde du théâtre claudélien : celle du passage. il nous faudra tout d'abord nous interroger pour savoir dans quelle mesure, en effet, partage de midi est la pièce du passage que son titre la prédispose à être et surtout pour comprendre les raisons d'un tel choix dramaturgique. nous tenterons ensuite de voir comment la pièce du passage qu'est partage de midi se transforme ipso facto en drame du passage, c'est-à-dire de considérer le caractère dramatique (sur le plan tonal et générique ) de la figure du passage. enfin, nous examinerons les manières dont la pièce, essentiellement inscrite dans ce flux perturbé du passage, tente malgré tout de recomposer un équilibre, s'interdisant finalement de laisser héros et spectateurs en suspens dans la tourmente.

première partie : partage de midi comme pièce du passage

a) le symbolisme du titre et les images de passage dans la pièce :

nous le disions plus haut : le titre même de la pièce, partage de midi, la signale comme une pièce du passage. paul claudel lui-même a commenté le titre de son ouvrage en ce sens. dans une introduction à son oeuvre prononcée le 4 novembre 1916 à l'occasion d'une matinée qui lui était consacrée au profit du foyer franco-belge (et au cours de laquelle des extraits de partage de midi devaient être lus) claudel parle de midi comme de «la fin de la jeunesse» et situe donc son intrigue à la charnière de deux âges, dans un moment de passage particulièrement important pour tout être humain ; en outre, dans l'introduction qu'il rédige pour l'édition de sa pièce au mercure de france en 1948 , il écrit de la situation « initiale » de mesa sur le bateau : « de nouveau pour lui la solitude, l'exil. actuellement la mer, et, pendant de longs jours, entre le ciel et l'eau, une position hors de tout. il est midi . » midi, moment de la « position hors de tout » du personnage, est donc ici défini par l'auteur comme le moment suspendu du passage, le moment « intermédiaire » de toutes les possibilités, de toutes les libertés, un moment sur lequel ne pèse plus aucun déterminisme, pas même celui de dieu, puisque mesa vient en quelque sorte d'en « divorcer », mais où le corollaire de la disponibilité est l'angoisse de l'incertitude.

mais ce sont surtout les personnages de la pièce qui, à leur manière indirecte, en commentent le titre en définissant midi et le partage qu'il produit dans une vie humaine comme un moment de passage décisif. mesa déclare tout d'abord, dans la quatrième séquence de l'acte i : « midi au ciel. midi au centre de notre vie. / et nous voilà ensemble, autour de ce même âge de notre moment, au milieu de l'horizon complet, libres, déballés, / décollés de la terre, regardant derrière et devant ». cette réplique rejoint l'appréciation de l'auteur que nous citions plus haut : le « midi » de l'existence des quatre personnages, c'est-à-dire le moment de leur entrée dans la maturité, est ici vu par mesa comme un moment de liberté et de disponibilité exaltant (mais le spectateur, averti par les indices tragiques du texte, sait également qu'il est fortement illusoire). ensuite, ce même sens du titre de la pièce comme passage est affirmé par amalric, avec une touche vitaliste appuyée, conformément au caractère de ce personnage, presque à la fin de l'acte i (au verset 712), la ligne de partage de midi ayant alors été relayée par une autre ligne de partage (et de passage) symbolique de la vie représentée par le canal de suez : « (...) eh, eh ! il a passé suez, lui aussi ! / eh, mesa ! c'est notre âge ! voilà l'âge où il convient de réaliser ! » d'ailleurs, l'image du passage de suez agit dans cette séquence comme un leitmotiv où les personnages fondent leurs voix en une seule puisque tous finissent par adopter la métaphore, vérifiant ainsi la communauté de situation édictée par mesa dans la séquence 4 : au départ, l'expression est employée par amalric, au verset 646 : « ah, je le sais, mon coeur se dilate, nous avons passé une certaine ligne » ; de ciz la reprend au sens propre (ce personnage pragmatique étant peu enclin à saisir les enjeux symboliques ou mythiques des situations) : « encore une fois nous avons passé suez » (verset 654) ; ysé, aussitôt relayée par mesa, la prolonge en la chargeant d'un symbolisme explicite qui, pour être dramatique, n'est cependant pas encore négatif (le passage étant alors vu comme un point de non-retour obligeant l'individu à faire face à la nouveauté) : « yse : ah, nous avons passé suez pour de bon ! / mesa : nous ne le repasserons plus jamais » (versets 693-694) ; enfin, amalric file sa propre métaphore dans la réplique que nous avons citée plus haut, lui donnant tout son sens de passage décisif pour l'homme d'action qu'il veut être, c'est-à-dire de moment où se décide l'entrée ou non dans la réussite et la fortune, lesquelles consistent d'ailleurs moins pour lui dans la réussite matérielle que dans les marques que l'individu conquérant imprime au monde (« réaliser »). mais ce n'est pas tout pour ces considérations des personnages sur la situation de passage qu'ils vivent dans la pièce : dans la deuxième séquence de l'acte ii, au verset 149, ysé fera de nouveau allusion au passage de ce milieu de sa vie mais en donnant à ce moment particulier le sens qu'il a pour la « femme de trente ans » (appréciation féminine parallèle à l'appréciation virile, assumée par amalric dans l'exemple précédent), c'est-à-dire le point de partage et de passage à partir duquel elle peut soit demeurer fidèle soit basculer dans l'adultère : (à de ciz) « n'achève pas de partir ! ne sois pas absent dans le milieu de ma vie ! » d'ailleurs, cette interprétation d'ysé est elle aussi marquée par une image relais du partage de midi, à connotation plus sombre que celle de suez parce qu'elle consacre ce moment comme un moment de non-retour particulièrement dysphorique : « si / c'est l'heure où toute séparation suffit ? / c'est chose étroite qu'un couteau et le fruit qu'il tranche, on n'en rejoindra pas les parts ».

nous constatons donc qu'à côté des données « relationnelles » de l'intrigue, qui laissent deviner au spectateur des oppositions « classiques » en fonction des rapports de force, des conflits d'intérêt ou des conflits amoureux entre les personnages (amalric et mesa opposés à de ciz en tant qu'amants potentiels d'ysé et éventuellement opposés entre eux ; mesa opposé à de ciz dans une affaire où il risque, selon amalric, de se faire manipuler ; ysé opposée à de ciz au sein d'un couple où les fonctions ne sont pas normalement assumées...), à côté de ces données donc où l'intérêt dramatique naît des antagonismes interpersonnels , une autre situation conflictuelle, celle du partage ou du passage du milieu de la vie, surdétermine le texte, situation « paradigmatique » qui ignore la division en personnages puisqu'elle les concerne tous et qui, symbolisée par midi, suez ou la lame d'un couteau, contribue à hisser le texte à un niveau archétypique où l'anecdote humaine est dépassée au profit de l'expression d'une réalité mythique.

b)- le passage du milieu de la vie :

mais de quel passage, précisément, s'agit-il ?

nous devons d'abord noter que le passage auquel s'intéresse la pièce n'est pas le passage entre l'adolescence et l'âge adulte qui constitue le moment d'élection des romans de formation, mais plutôt le grand passage du milieu de la vie que claudel a qualifié de « vraiment critique » (« vraiment » par rapport à celui de la puberté peut-être), passage entre la fin d'un âge adulte encore irrigué par la jeunesse et le début d'une maturité devant conduire au vieillissement et à la mort, moment des tentations et d'un choix crucial entre une vie où perdurera quelque chose des illusions poétiques du premier âge (postulation encore idéaliste de mesa au début de la pièce) et une existence soumise à la réalité, aux appétits et à l'égoïsme (postulations d'amalric et d'ysé). position d'urgence où il s'agit de se déterminer assez vite et sur laquelle pèse la perspective du racourcissement des jours ; ainsi que l'énonce de ciz : « il n'y a plus de temps à perdre. il n'y a plus à faire le difficile » (i, 4, v.141).

d'une certaine manière, les personnages eux-mêmes soulignent ce fait que leur jeunesse est derrière eux et qu'un premier passage a déjà été effectué lorsque commence la pièce ; ainsi,

commentant leur première rencontre, dix ans avant celle qui s'effectue dans le présent de la pièce, amalric dit à ysé : « ysé, vous reveniez d'egypte, et moi, je ressortais du bout du monde, du fond de la mer, / ayant bu mon premier grand coup de la vie et ne rapportant dans ma poche / rien d'autre qu'un poing dur et des doigts sachant maintenant compter » réplique à laquelle ysé répond en soulignant qu'elle aussi a déjà été « formée », initiée par la vie : « comme j'étais forte et joyeuse à ce moment ! comme je riais bien ! comme je me tenais bien ! et comme j'étais jolie aussi ! / et puis la vie est venue, les enfants sont venus, / et maintenant vous voyez comme me voilà réduite et obéissante / comme un vieux cheval qui suit la main qui le tire (...) » mesa, qui ne paraît pas avoir connu cette phase de mûrissement sentimental des deux autres personnages, a néanmoins connu une forme de déception « amoureuse » lors du refus de son engagement religieux et ne se présente donc pas moralement ou affectivement « vierge » au début de la pièce : « j'avais en moi / la force d'un grand espoir ! il n'est plus. j'ai été trouvé manquant. j'ai perdu mon sens et mon propos. / et ainsi je suis renvoyé tout nu, avec l'ancienne vie, tout sec, avec point d'autre consigne. / que l'ancienne vie à recommencer, ô dieu ! la vie, séparé de la vie, / mon dieu, sans autre attente que vous seul qui ne voulez point de moi, / avec un coeur atteint, avec une force faussée !»

lorsque partage de midi commence, amalric, ysé et mesa (nous parlerons de de ciz ensuite, car sa situation est différente en dépit de ce qu'a dit mesa de l'unité du quatuor) se trouvent donc déjà instruits, affranchis, éduqués d'une manière ou d'une autre par la vie, ce qui leur confère un caractère certes pathétique mais aussi une certaine force car c'est toujours avec dignité qu'ils affrontent leur sort et leur situation. amalric et ysé rient d'eux-mêmes au milieu de leurs confessions réciproques : « amalric : ces beaux yeux brillants ! a présent vous voilà les larmes aux yeux ! quelle bête vous faites. ils rient tous deux » (i, 5, v.229) ; et si mesa semble parfois s'abandonner à quelque lamentation, c'est pour réagir tout aussitôt en refusant de s'apitoyer sur son sort : « je n'ai plus de forces, mon dieu ! je ne puis, je ne puis plus attendre ! / mais c'est bien, cela passera aussi. soyez heureuse ! » (i, 6, v.532-533). cette attitude « tenue » des personnages est importante sur le plan dramaturgique car elle les maintient en quelque sorte dans un état actif qui va leur permettre d'attendre ou d'espérer un nouveau passage voire même d'en susciter les conditions, quand un abandon pathétique à la désillusion ou à l'amertume les aurait définitivement soustraits à une possibilité d'évolution (soustrayant du même coup la pièce à toute possibilité de développement). car en dépit des considérations lucides qu'ils portent sur leur présent, ces trois personnages n'ont pas bien sûr pas épuisé leur réserve de jeunesse et d'énergie lorsque commence la pièce. ainsi, ysé se sent de nouveau disponible à l'amour, même si elle s'en méfie et s'en détourne provisoirement, faisant promettre à mesa de ne pas l'aimer à la fin de leur grande scène de l'acte i : « et je ne veux pas mourir, mais je suis jeune / et la mort n'est pas belle, c'est la vie qui me paraît belle ; comme la vie m'a monté à la tête sur ce bateau ! »(v.551-552) ; amalric espère toujours pouvoir conquérir ysé et effacer ainsi l'échec de leur première rencontre : « quand je le voudrai, ma guerrière, je vous mettrai la main sur l'épaule. / je prendrai ysé, je tiendrai ysé, j'emmenerai ysé » (i, 5, v.283-284) ; quant à mesa, en dépit de sa volonté de se retirer de la société de ses semblables et de ne pas aimer ysé (« faites ce qu'il vous plaira. bientôt nous serons séparés. ce que j'ai du moins est à moi. ce que j'ai du moins est à moi » — i, 6, v.423), il se sait « fait pour la joie, / comme l'abeille ivre, comme une balle sale dans le cornet de la fleur fécondée ! » (ibid. v.524-525). cet état de disponibilité nouvelle, de seconde adolescence, la dernière séquence de l'acte i l'exprime avec un enthousiasme lyrique débordant ; certes, les personnages savent bien que, comme l'exprime ysé, ils ont passé suez « pour de bon » (v.693) et que, comme renchérit mesa, ils « ne le repasseron(t) plus jamais » (v.694) ; mais nulle mélancolie ne naît de cette situation de non-retour car, comme amalric le proclame d'entrée de jeu : « nous deviendrons tous riches ! » (v.641), postulation nietzschéenne qui le conduit même à affirmer un peu plus loin : « nous ne le repasserons plus jamais (suez), hourra ! nous ne reviendrons plus en arrière, hourra ! mais nous serons tous morts l'année prochaine, hourra ! » (v.636). du coup, l'intrigue qui semblait pétrifiée dans la certitude d'un dénouement tragique se remet en branle, comme mesa l'énonce à l'avant-dernière réplique de l'acte : « impossibilité de l'arrêt en aucun lieu » ; et malgré le refus opposé par ysé à amalric d'abord puis à mesa ensuite, nous savons bien que l'histoire n'en restera pas là. d'ailleurs, mesa ne nous le fait-il pas comprendre à l'occasion de l'un de ces versets qu'affectionne claudel et qui, sous l'apparence du flou poétique, disent en réalité ce que vivent ou vont vivre les personnages en profondeur : « mesa, à demi- voix : voici le soleil qui se couche, voici la mer qui fait un mouvement, / voici le coeur coupable un moment / qui frémit sous le soupir du ciel » (v.702-704). le mythe des noces tragiques de la mer et du soleil raconté par ce même personnage lors de la séquence 4 trouve ici un prolongement inattendu, la mer n'ayant pas fini d'aimer le soleil, le passage n'étant pas encore tout à fait terminé car les jeux ne sont pas encore faits.

a l'inverse de ce que sont les trois personnages principaux de la pièce, de ciz apparaît comme immature en dépit de son âge et de son statut d'époux et de père, comme un être presque imperméable aux leçons de l'existence ou des autres, en raison d'une sorte d'aveuglement égoïste ou vaniteux, et dès lors incapable d'évoluer. c'est, en d'autres termes, un être qui n'a pas effectué son passage et qui ne l'effectuera d'ailleurs pas avant sa mort, éternellement victime de situations qu'il ne comprend pas tout en croyant les maîtriser. ainsi, ysé lui déclare à plusieurs reprises dans la deuxième séquence de l'acte ii qu'il n'est qu'un enfant : « tu pourrais faire comme un autre si tu voulais. pourquoi est-ce que tu deviens tout d'un coup comme un enfant ? » (v.48) ; « mais toi, qui te connaît, qui aura foi, qui trouvera en toi / de quoi comprendre et se dévouer ? tu fuis, tu n'es pas là. tu es comme un enfant faible et tendre, / capricieux, caché, plein de mensonges et l'on ne peut rien voir dans tes yeux » (v.46-48) . en affaires, alors qu'amalric recommence après chaque échec par volonté de ne pas se soumettre aux revers et par une forme d'élégance mâle et tragique (« j'ai été nettoyé l'an dernier, / rincé comme un verre à bière ! maski ! je recommence » — i, 4, v.82-83), de ciz s'acharne par manque d'esprit d'analyse ou parce qu'il est absurdement confiant en ses capacités pratiques ou en sa chance (mais corollairement insoucieux de ses responsabilités de chef de famille) : « yse : et me voilà repartie de nouveau, comme cela, pour où je n'en sais rien. / amalric : comment ? votre mari n'a-t-il pas ses affaires en chine ? / yse : rien du tout, que sa chance en qui il se confie » (i, 5, v.230-232). d'ailleurs, lorsqu'il se trouve en chine, de ciz n'écoute les conseils de personne, se croyant toujours le plus fort : « mesa : je lui ai fait des propositions. il aime mieux ses manigances. il jouit, il se figure qu'il me trompe » (ii, 4, v.196). par rapport aux trois autres personnages, de ciz figure donc comme une sorte de repère négatif, de niveau zéro permettant de mieux évaluer les enjeux du nouveau passage qu'il s'agit de vivre dans la pièce, pièce dont il est, finalement, le seul personnage tragique car réifié tandis que les autres sont d'emblée posés comme capables d'évoluer et de se transformer en raison du désir et de la lucidité qui les animent.

c)- les multiples passages de la pièce :

partage de midi ne se contente cependant pas d'être une pièce du passage dans l'espèce de paratexte interne constitué par le titre et les commentaires des personnages sur le symbolisme de leur situation ; c'est encore dans le concret de son intrigue que le grand passage du milieu de la vie, le partage de midi que la pièce veut représenter, se traduit et même se démultiplie.

au niveau des intrigues amoureuses qui fondent l'essentiel de la « fable » du texte, ysé passe d'homme en homme, semblant parcourir les diverses étapes d'une sorte d'initiation passionnelle : elle passe ainsi de de ciz à mesa au début de l'acte ii, puis de mesa à amalric au début de l'acte iii avant d'effectuer son dernier passage d'amalric à mesa (de nouveau) dans la dernière séquence. mais il ne s'agit pas là que de l'éducation sentimentale d'ysé. a chaque expérience mais aussi à chaque échec du couple, c'est l'éventail des relations possibles entre l'homme et la femme qui paraît décliné par la pièce (amour bourgeois et légitime, amour animal, amour fusionnel-charnel ) jusqu'à ce que le couple mystique final réalisé par ysé et mesa n'en propose un exemple idéal.

alors, c'est à un autre passage que les personnages se préparent, celui dont la pièce ne peut rien dire mais qu'elle nomme significativement le « partage de minuit » (ysé, iii, 5, v.611) et qui conduit de la vie à l'au-delà par le passage de la mort. dans ce passage ultime, ysé figure d'ailleurs comme le « passage » (au sens de billet de passage, de viatique) de mesa, car comme le dit ce dernier dans la dernière séquence de la pièce : « c'est toi maintenant qui m'instruis, et j'écoute » (v.571). la femme, qu'il voyait au premier acte comme un obstacle entre l'homme et dieu (« et me voilà bavardant avec vous ! qu'est-ce que vous comprenez à tout cela ? qu'est-ce que cela vous regarde ou vous intéresse ? » — i, 6, v.489) se révèle finalement être une médiatrice. dans partage de midi, se joue donc pour mesa la question du passage vers dieu, laquelle question n'est finalement résolue que par la découverte que cet itinéraire passe par l'amour véritable de la femme, c'est-à-dire de l'autre radical, seule voie de dépassement de l'égoïsme. claudel, qui ne le formule pas clairement dans la première version de la pièce, l'exprime à la presque fin de la préface de 1948 : « (la femme) est aussi quelqu'un sur le front de qui est inscrit le mot : mystère. elle est la possibilité de quelque chose d'inconnu. un être secret et chargé de significations. un être secret et de soi-même ignoré qui postule une intervention extérieure à sa réalisation » ; surtout, il le fait clairement dire à ysé dans la dernière séquence des versions de 1948 et 1949 : « yse : c'est vrai que j'y ai réussi ? c'est vrai que je te l'ai appris pour de bon, ce que c'est que d'être à un autre ? c'est vrai que je te l'ai appris pour de bon ? / ce quelqu'un pour de bon qui vous arrache à vos souliers. / la moelle, mon petit mesa, l'âme, la racine, c'est à cela que j'en avais. il fallait quelqu'un pour ça ! la croix, mon petit mesa, est-ce qu'on y résiste à cette espèce de croix une fois qu'elle s'est mise à son métier ? / la femme, tout de même, c'est le bon dieu qui l'a faite, il faut bien qu'elle serve, la sale bête, à quelque chose / une croix comme une autre ! (...) »

d'autres passages que le passage amoureux et mystique sont en jeu au niveau de l'intrigue. a commencer par le passage « professionnel » vers la fortune qui fonde l'essentiel des projets de de ciz et d'amalric. ainsi, si de ciz nous est montré, dans l'acte i, en attente de ce passage vers la réussite en affaires, le début de l'acte ii le présente comme engagé dans le sas : « voilà combien de jours que nous sommes ici ? et il me semble que voilà une affaire qui marche proprement » (ii, 2, v.37) ; néanmoins, de ciz paraît renoncer ensuite à tenter cette métamorphose sous l'influence d'ysé qui le conjure d'abandonner cette aventure pour ne pas la laisser seule, exposée à la tentation (« eh bien, c'est ma femme qui le veut ; je ne puis la laisser ainsi. / evidemment ce n'est pas brillant, mais c'est régulier ; je crois / que j'accepterai cette proposition que vous m'avez faite / si aimablement, cette place » — ii, 6, v.433-436) ; mais c'est finalement cette concupiscence particulière de la réussite matérielle qui le reprend et qui, associée à la vanité masculine, le fait tomber dans le piège de mesa et le conduit à sa perte : « je ne suis pas une machine ! si cette mission réussit, ma vie est faite » (ii, 6, v.462) ; « ma femme n'a rien à voir là et je sais ce que j'ai à faire. / mesa, je suis votre homme, je partirai » (ibid. v.469-470). pour sa part, amalric est lui aussi conduit par ce même désir de devenir riche, d'effectuer un passage vers le pouvoir pécuniaire, mais son appétit de matérialité est l'expression d'une postulation conquérante et solaire, d'une volonté de puissance, non une simple ambition de réussite sociale ; ainsi, lorsqu'amalric vante l'économie dans la dernière séquence du premier acte, c'est non seulement d'une manière poétique qui l'élève à la dignité du mythe (« Ça ne fait rien ! espérez seulement que je trouve de la main d'oeuvre pour ma plantation de caoutchouc ! / les temps n'y changent rien, c'est toujours le même soleil, / c'est toujours mon indien, cultivé par les deux moussons, le vieux païen cuisant ! » — v.671-672), mais encore en la resituant à sa juste place : « on est comme un tigre au milieu des bêtes plus faibles. / evidemment au lieu de ce commerce ignoble, / il vaudrait mieux entrer le sabre au poing, épouvantablement / dans les vieilles villes toutes fondantes de chair humaine » (v.662-665). et lorsque ce même personnage fait le bilan de sa déconvenue au début de l'acte iii, du moins est-ce sans se départir d'une ironie supérieure qui le dédouane de toute médiocrité : « mon recrutement marchait fameusement. mais adios ! fini, le coprah ! fini, le caoutchouc ! fameuse idée que j'ai eue de venir ici ! » on voit donc qu'il y a ici deux manières bien différentes d'effectuer ce voyage vers la réussite, d'être le passager de la richesse.

enfin, ces divers passages « privés » auxquels sont confrontés les personnages, et qui sont autant de métamorphoses ou d'avatars d'un grand schéma d'initiation dans la pièce, sont englobés dans le passage historique et collectif du début du siècle qui voit se profiler la transition d'une chine colonisée à une chine indépendante. même si partage de midi n'est pas à proprement parler une pièce historique (car si le contexte est clair, jamais en revanche il n'est précisément nommé, le qualificatif de « guerre des boxers » étant par exemple absent du texte), et même si sa problématique tend davantage vers l'intemporalité du mythe que vers l'expression de la réalité d'un temps (à l'inverse du théâtre d'un tchékov, par exemple, exactement contemporain de celui de claudel mais qui est justement le lieu où s'écrit dans la mélancolie la fin d'un monde et la naissance d'un nouveau), l'histoire y joue tout de même un rôle (car sans la révolte chinoise, le troisième acte ne pourrait pas se dérouler) et il est particulièrement significatif que la période retenue par claudel comme toile de fond pour son drame soit justement une période qui mérite particulièrement bien d'être qualifiée de transition, c'est-à-dire de passage . sans vouloir se lancer dans une analyse du théâtre claudélien dans son ensemble, on peut d'ailleurs noter que l'histoire fait, avec partage de midi, une première véritable entrée dans l'oeuvre et que la trilogie qui va suivre (l'otage, le pain dur et le père humilié ) développera cette tendance en s'intéressant, là encore, à une période de passage, à savoir le dix-neuvième siècle comme « naissance d'un monde nouveau dans lequel la volonté des peuples va remplacer le hasard des attributions féodales », ainsi que l'écrit jacques madaule .

d)- passage de claudel :

les passages sont donc significativement nombreux dans partage de midi. on pourrait s'interroger sur les raisons autres que dramaturgiques (ces raisons internes au texte sur lesquelles nous allons nous pencher ensuite) qui ont poussé le dramaturge à accorder tant d'importance à ce motif. si nous suivons l'opinion généralisante de jacques madaule (tous les drames de claudel... en dernière analyse...), nous pouvons ne voir dans partage de midi (en tant que « drame du passage ») qu'une occurence de plus d'une sorte de structure obsédante de l'oeuvre complet, analogue de ce point de vue à celle de « l'écran et (du) face à face » mise en lumière par jean rousset . mais, bien loin de minimiser l'importance de la cause autobiographique dans le choix du motif du passage pour la pièce, ce fait que le passage se retrouve dans tous les textes dramatiques de claudel implique au contraire l'autobiographique car il arrive que la structure littéraire précède et informe mystérieusement la biographie, comme si la vie s'évertuait à copier l'oeuvre ; jean rousset le signale dans une note : « (...) claudel fera remarquer à amrouche qu'il a vécu ici, à vingt ans, dans sa poésie, ce qu'il vivra biographiquement douze ans plus tard, lors de la crise qui nourrira partage de midi . le “ dessein préétabli “ appartient à l'oeuvre, que la vie imite . » et pour le dire avec les mots d'anne ubersfeld, tout se passe « comme si le texte biographique et le texte dramatique étaient l'envers et l'endroit du même texte. » mais à propos de partage de midi, il est difficile de ne pas inverser la proposition et de ne pas voir dans cette pièce un mécanisme classique de projection de l'autobiographique sur le dramaturgique. autrement dit, si le « passage » nourrit tant la structure de partage de midi, ne serait-ce pas aussi, à côté de sa nature de forme signifiante pour l'oeuvre dramatique complet et dès lors « déconnectée » du biographique, en raison du cataclysme existentiel (la passion pour rosalie vetch ), du grand passage alors vécu par claudel dans son existence affective et spirituelle ? passage qui durera quarante ans car non seulement il s'exprime dans notre pièce mais informera encore le soulier de satin (dont on sait qu'il constitue « la conclusion de partage de midi »), une grande partie de la poésie écrite ensuite et, bien sûr, la réécriture de partage en 1948 et en 1949, « oeuvre d'une maturation mentale qui se prolonge depuis quarante ans ».

il va donc de soi que partage de midi est à la fois une application supplémentaire d'une structure obsédante de l'oeuvre entier et la relation du passage de claudel lui-même par une épreuve dont le sens ne lui apparaîtra clairement qu'à la suite de quarante années de réflexion et d'écriture, relation qui ne pouvait donc prendre elle-même que la forme d'un passage voire celles de passages démultipliés. mais en dehors de cette justification par l'oeuvre complet (et donc par ses structures thématiques sous-jacentes) ou par l'autobiographique, ce qui explique encore la prégnance du passage dans partage de midi , c'est bien évidemment son utilité dramaturgique, le fait que, comme le dit jacques madaule, le passage soit dramatique et même, à l'en croire, soit seul dramatique.

deuxième partie : partage de midi comme « drame du passage »

a)- le passage est dramatique au sens « tonal » du terme :

il est fort vraisemblable que lorsque jacques madaule qualifie le passage de « dramatique », il songe surtout à l'acception générique du terme : le passage est théâtral en ce sens qu'il se prête particulièrement bien à l'exploitation dramaturgique. pourtant, rien ne nous empêche de considérer également le mot « dramatique » dans son acception tonale. dans cette perspective, le passage serait dramatique parce qu'il génèrerait une tension (positive ou négative, peu importe) qui, à son tour, entrainerait une certaine attention du spectateur, gage de la réussite « spectaculaire » du texte (car même si partage de midi n'a pas été directement écrit pour la scène, nul doute que claudel, en véritable dramaturge qu'il est, ne l'ait écrit en pensant à la scène). la raison de cette liaison entre les deux termes (« passage » et « dramatique ») est simple : d'une part, le passage (qui a été généré par une crise, un bouleversement de la situation initiale) est un moment d'incertitude puisque son issue est inconnue, ce qui amène le spectateur à se poser des questions et à vouloir assister à la résolution proposée par la pièce ; d'autre part, le moment du passage est généralement accompagné d'un certain nombre de postulations, d'hypothèses de « sorties » parmi lesquelles le personnage doit choisir et que le spectateur examine, formulant ses propres solutions et vérifiant celles de la pièce à l'aune de ses propres choix (ce qui instaure un jeu entre le spectateur et la pièce dont les deux pôles opposés sont le plaisir d'avoir eu raison ou les délices de la surprise, voire l'ébahissement des coups de théâtre). si nous prenons l'exemple du passage par la double épreuve de la désillusion « religieuse » et de la tentation de l'adultère que doit effectuer mesa au début de la pièce, nous constatons que le texte propose l'alternative suivante : soit mesa opte pour une solitude douloureuse en ne reconnaissant pas qu'il aime ysé, solitude où il poursuivra la recherche d'un sens à sa vocation religieuse et à l'appel de dieu (« mesa : je reste seul. vous ne connaîtrez pas une telle chose que ma douleur. / cela du moins est à moi. cela du moins est à moi » — i, 6, v.534-535 ; « mais il ne me laisse point de temps. me voici au milieu de ces peuples païens et il m'y a retrouvé, / et je suis comme un débiteur que l'on presse et qui ne sait point même ce qu'il doit » — ibid. v.464-465) ; soit il choisit de s'abandonner à son inclination amoureuse, même si cette hypothèse est présentée par lui comme très incertaine en raison du fait qu'ysé soit mariée et que mesa ne puisse d'abord envisager de commettre le péché d'adultère (« ysé, / répondez-moi, que je le sache. bientôt nous serons séparés. cela n'a pas d'importance. / supposez / que nous soyons libres tous les deux, est-ce que vous consentiriez à m'épouser ? » — ibid. v. 504-507). le spectateur se retrouve donc placé, par rapport à ce passage particulier, dans une situation d'attente ; mis au courant par les personnages des termes d'une alternative, il peut formuler pour lui-même une hypothèse (même si cette dernière prend la forme d'un « pressentiment » et non d'une projection construite sur la suite de l'intrigue), voire s'abandonner « passivement » au spectacle de la suite des événements dans un mélange de curiosité et de crainte. si nous en revenons à notre exemple, par rapport à cette alternative proposée par mesa, la pièce joue en réalité à la fois sur une confirmation et sur l'irruption d'un troisième terme : certes, mesa sera finalement ramené vers ysé qu'il épousera symboliquement dans la dernière séquence de la pièce, légitimant leur amour et vérifiant l'un des termes de l'alternative initiale ; mais ce ne sera qu'après un détour par l'adultère (à l'acte ii) et au prix d'une occultation morale surprenante (l'effacement de sa responsabilité dans la mort de de ciz).

ce genre de situation de passage où du dramatique tonal (c'est-à-dire de la tension et de l'attente) naît de la concomitance de solutions opposées à un problème donné se reproduit à de nombreuses reprises dans la pièce. si nous nous reportons au début du troisième acte, nous sommes alors placés par le dramaturge dans l'attente d'un passage bien particulier, le passage de la vie à la mort d'amalric et d'ysé (« yse : et il est vrai que nous allons mourir, amari ? / amalric : je suis obligé d'en convenir » — iii, 1, v.16-17), passage d'ailleurs « dramatiquement » matérialisé par l'égrènement mécanique de la machine infernale. on notera bien qu'il ne s'agit pas ici d'une situation de mort hypothétique (cas dans lequel le spectateur pourrait espérer en une échappatoire possible) mais d'une situation de mort présentée comme certaine (même si la pièce prendra une autre direction en permettant à amalric et à ysé de s'échapper). on pourrait supposer que ce passage ultime ne fait l'objet d'aucune hypothèse de sortie, qu'il est ici une fin en soi et qu'en l'absence d'une alternative, la situation est tragique et non dramatique. mais à y regarder d'un peu plus près, le passage que s'apprêtent à vivre amalric et ysé est présenté par la séquence comme menant vers une double issue : la première est celle du néant (postulation du matérialiste athée qu'est amalric : « que ton dieu nous regarde, pour lui il ne nous regarde pas. / je t'ai sauvée de ce mesa ; toi et moi, / nous ne sommes pas des créatures de rêves, mais de réalité » — v.140- 142) ; la seconde est celle qu'entrevoit passagèrement ysé (ensuite recouverte par l'adoption de la position d'amalric mais que le spectateur gardera en mémoire au moment du retour d'ysé illuminée par la grâce), c'est-à-dire la possibilité d'un au-delà : « il n'y en a donc pas (de dieu). / et cependant il y a des moments où, tu sais, c'est comme quand on sent que quelqu'un vous regarde / sans relâche, et l'on ne peut échapper, et quoi qu'on fasse, / par exemple si l'on rit ou que tu m'embrasses, il est témoin » — ibid. v. 129-133).

d'une certaine manière, partage de midi, qui est assez fréquemment une pièce « spéculaire » en ce sens que les personnages y tiennent souvent, l'air de rien, un discours sur le théâtre lui-même, énonce cette qualité du passage comme dramatique. a la fin de la quatrième séquence de l'acte i, amalric (qui est souvent chargé de cette réflexivité au point de devenir, en 1948, l'équivalent d'un metteur en scène dans la séquence de dépouillement de mesa ) place la pièce entière dans l'attente d'une issue à un passage existentiel ici non précisé mais présenté dans une sorte de réalité générale et mythique : « nous voilà engagés dans la partie comme quatre aiguilles, et qui sait la laine / que le destin nous réserve à tricoter ensemble tous les quatre ? » (v.139-140).

on pourrait certes objecter que cette qualité dramatique du passage ne lui est pas spécifique et qu'elle est propre, au fond, à toute forme de conflit. en réalité, cette objection n'en est pas une : d'une part parce que le passage, tel que nous l'avons défini plus haut, n'est finalement qu'une forme particulière de conflit, un conflit interne, de soi à soi, un dilemme intérieur provoqué par une bifurcation existentielle ; d'autre part parce qu'on peut aussi définir tout conflit (même externe, c'est-à-dire opposant deux personnes dont les intérêts sont divergents) comme une situation de passage, l'opposition ne pouvait éternellement perdurer et devant bien finir par conduire à une forme de résolution.

b)- le passage est « dramatique » au sens générique du terme : le « drame du passage » contre la tragédie :

dans son acception générique, le qualificatif de « dramatique » appliqué à la figure du passage souligne que cette dernière se prête éminemment bien à une exploitation théâtrale. en réalité, le passage peut même nous apparaître comme le fondement d'un sous-genre théâtral, le fondement du drame par opposition à la tragédie. si nous reprenons la réplique d'amalric que nous citions plus haut à propos de la « partie » engagée par les personnages, c'est-à-dire de la pièce elle-même, nous pouvons constater qu'il en présente l'issue de manière ambiguë. d'une part, celle-ci peut nous apparaître gouvernée par un destin : « et qui sait la laine / que le destin nous réserve de tricoter ensemble tous les quatre » ; elle est alors sans alternative réelle pour l'homme, les jeux étant faits malgré lui. certes, il peut encore y avoir passage (sinon toute possibilité de pièce s'évanouit), mais le choix d'une sortie ou d'une autre n'est plus alors qu'une illusion du personnage, le spectateur sachant fort bien que la fin est enclose dans le début et que le dénouement sera funeste ; c'est ce dont l'avertit, au début de partage de midi, le mythe des noces cosmiques et tragiques de la mer avec le soleil mais aussi telle réplique de mesa au début de la sixième séquence : « le difficile est de finir, c'est toujours la même chose, / la mort ou la sage-femme » (v.295-296). cependant, les mêmes propos d'amalric laissent entrevoir une autre logique possible de l'intrigue, un verset auparavant : « point de mauvais présages. examinons nos figures comme quand on joue au poker, les cartes données » (i, 4, v.138). de ce point de vue « dramatique » et non plus tragique, l'homme peut encore peser sur le cours des choses car il lui reste des cartes en main, une part de libre-arbitre qui lui permet d'infléchir son destin et d'échapper à l'implacabilité du sort. pour en revenir à l'image des noces de la mer et du soleil, nous avons montré plus haut que la dernière séquence de l'acte i lui donnait un développement inattendu qui permet à l'intrigue de rebondir, de repartir, à la tragédie de se muer en drame.

la pièce hésite donc, parfois d'un verset à l'autre, entre une logique tragique (claudel vient de traduire eschyle au moment où il écrit partage de midi), un univers où l'issue du passage est d'emblée indiquée, et une logique dramatique où l'issue reste ouverte, logique plus conforme à la doctrine chrétienne où certes existe une sorte d'équivalent du fatum antique à travers la notion de providence (encore que la providence soit bienveillante quand le fatum vise surtout à faire sentir aux humains leur insignifiance et l'omnipotence des dieux) mais aussi où l'homme demeure fondamentalement libre, dieu ne pouvant placer sur sa route que des signes qu'il reste libre d'interpréter et de suivre ou non.

si nous en revenons au développement de l'intrigue de partage de midi, nous constaterons que la pièce s'ingénie à proposer des sorties inédites (logique dramatique) pour des passages que nous pouvions croire clairement et précisément orientés vers un débouché unique (logique tragique). autrement dit qu'elle s'ingénie à proposer de nouveaux passages là où nous pensions les précédents terminés et l'intrigue arrivée à des sortes de termes. ainsi, à l'issue barrée du passage amoureux d'ysé et mesa postulée par les derniers versets de la sixième séquence du premier acte (« je ne vous aimerai pas »), la pièce substitue dès le début du deuxième acte une nouvelle orientation : « c'est ici / qu'elle m'a dit de l'attendre » (ii, 1, v.3-4) ; à l'infaillibilité du plan élaboré par ysé et mesa, à la fin de l'acte ii, pour se débarrasser de de ciz et vivre tranquillement leur amour coupable au regard de la loi (infaillibilité que sanctionne l'ironie tragique des derniers versets : « de ciz : ah, vous êtes un ami pour moi ! / mesa : un sincère ami. / de ciz : un bon, un sincère ami ! / mesa : vous n'en trouverez pas un pareil » — ii, 6, v.476-479), la pièce substitue au début de l'acte iii le coup de théâtre des retrouvailles entre ysé et amalric ; enfin, dernier exemple : au dénouement tragique attendu après la séquence 3 du dernier acte, à l'issue de laquelle ysé et amalric se sont enfuis en laissant à leur place mesa assommé et promis à la mort (« amalric : il sautera à notre place. la machinette est montée. il n'y a qu'à la laisser marcher. pause. / yse, de la même voix singulière : fouille donc encore les poches, inutile de laisser rien aux morts » (v.303-304 ; nous soulignons), la pièce substitue le coup de théâtre d'un nouveau revirement d'ysé, mais cette fois-ci motivé par la grâce et le choix du sacrifice.

on le voit : le passage est ici au centre de la logique du drame en ce sens qu'il s'impose chaque fois que la logique tragique risque de réifier l'intrigue en rendant le dénouement trop prévisible car fatal. pour nous résumer sur ce point, nous pourrions dire que la tragédie est le genre d'un passage unique vers une issue certaine (en dépit des efforts dès lors absurdes des personnages) quand le drame est celui de passages articulés les uns aux autres et dont les issues sont toujours incertaines.

c)- le passage est « dramatique » au sens générique du terme : la dramaturgie du passage :

en matière de genre, le passage ne fait pas que fonder un sous-genre, le drame, par rapport à un autre, la tragédie. sur un plan plus spécifiquement théâtral encore, celui de la dramaturgie, le passage détermine aussi quelques grandes valeurs scéniques de partage de midi, à commencer, bien sûr, par le traitement du lieu et du temps.

que les lieux de partage de midi soient essentiellement des lieux de passage ne nous apparaîtra guère surprenant après ce que nous avons dit de la prégnance de la figure du passage pour l'intrigue ou la situation des personnages. certes, on pourrait penser que c'est presque une loi « pratique » du théâtre que celle qui « oblige » les dramaturges à choisir des lieux de passage pour décors de leurs pièces ou de leurs actes, afin que des personnages très divers puissent se croiser sur scène sans difficulté majeure pour la vraisemblance (du moins quand le théâtre se préoccupe de vraisemblance, ce qui est tout de même la très grande majorité des cas) ; nous pouvons songer ici aux fameux vestibules de palais ou aux places publiques des pièces classiques par exemple. mais ces lieux de passage le sont alors dans un sens vide du terme « passage » car ce sont plutôt des non-lieux, de simples commodités dramaturgiques. dans partage de midi, les lieux sont des lieux de « passage » dans un sens fort du terme : ce sont des lieux où s'effectuent vraiment des déplacements ou des métamorphoses. ainsi, le paquebot du premier acte qui, par sa mobilité à la limite de la représentabilité, dit le mouvement même du passage et par la même occasion du drame par opposition à la pétrification tragique sur une mer d'huile qui est en même temps une position possible des personnages (la pièce superposant là aussi la logique tragique et la logique dramatique) ; lieu à la fois clos (ysé le compare à « une boîte de naturaliste avec sa récolte » — i, 7, v.605) et ouvert par sa mobilité même, lieu tragique et dramatique en même temps donc. ainsi encore du cimetière de l'acte ii, lieu du passage dernier, lieu clos des tombes et de la réification définitive par la mort, mais significativement placé au centre et non à la fin de la pièce , comme s'il n'était en réalité que passager, transitoire, d'emblée inscrit dans une perspective de dépassement. lieu qui tout en présentant une certaine clôture (celles des tombes ) est d'une certaine manière « ouvert » lui aussi dans la mesure où il apparaît comme perméable aux personnages qui ne cessent d'y aller et venir comme si ses limites n'existaient pas ou étaient à tout le moins aisément franchissables. quant au décor du troisième acte, il apparaît d'abord, tel le paquebot ou le cimetière, comme un lieu d'enfermement tragique : la maison est assaillie et ses occupants ne peuvent en sortir (« amalric : nous sommes dans une trappe » — iii, 1, v.19) ; cependant, il est assez vite question d'une « passe » qui permet à mesa d'y entrer, puis à ysé et amalric d'en sortir et enfin à ysé d'y revenir, de sorte que là encore, les limites de ce lieu fermé apparaissent comme étrangement perméables et le lieu lui-même comme à la fois tragique et dramatique. surtout, ce lieu est l'endroit où se réalise l'ultime passage vers l'échappatoire céleste dont les didascalies finales indiquent la direction : « ysé se lève et se tient debout devant lui, les yeux fermés, toute blanche dans le rayon de la lune, les bras en croix. un grand coup de vent lui soulève les cheveux » (dans la « nouvelle version » de 1949, la gestuelle symbolique se fait plus explicite encore : « elle lui a pris la main et le force à se lever. elle lève sa main avec la sienne, comme si c'était un travail difficile à accomplir avec douceur et précaution » ; et la pièce se termine ainsi : « on ne voit plus que la main lumineuse de mesa, levée, qui à elle seule meuble toute la cavité de la scène. le rideau tombe comme la foudre . »)

ce qui vaut pour les lieux (lieux de passage, à la fois clos et ouverts, à la fois tragiques et dramatiques) vaut également pour le temps. s'agissant du temps « historique » de la pièce, nous avons vu qu'il s'agissait pour l'essentiel du temps troublé d'une période de transition.

quant à la chronologie interne de la pièce, on a souvent mis en avant le fait que le temps de partage de midi était le temps immobilisé de la tragédie, s'appuyant pour ce faire, comme l'écrit m.-j. whitaker , sur certaines répliques « anthologiques » du texte : « mesa : les jours sont si pareils qu'on dirait qu'ils ne font qu'un seul grand jour blanc et noir. / amalric : j'aime ce grand jour immobile » — i, 2, v.35-36 ; « yse : et voilà le passé et l'avenir en un même temps / renoncés (...) » — ii, 4, v.326-327) ; « yse : il ne faut point avoir peur. notre temps qui bat, le temps ancien qui s'achève, / la machine qui est au-dessous de la maison, et il ne reste que peu de minutes, le temps même / qui s'en va faire explosion, dispersant cet habitacle de chair » — iii, 5, v.580-582 ; « yse : tous les événements de ma vie à la fois devant mes yeux / se déploient comme les sons d'une trompette fanée » — ibid. v.595-596). mais il est aisé de démontrer que, d'une part le temps de la pièce est également celui d'un mouvement et d'un progrès, le temps d'une évolution (« impossibilité de l'arrêt en aucun lieu » dit mesa à la fin de l'acte i), et que surtout, d'autre part, l'organisation temporelle de la pièce est inscrite dans le passage du matin au soir qui réfléchit sur le plan du temps et de la lumière le passage du milieu de la vie (voire de la vie entière) symbolisé par le titre. ainsi, non seulement le premier acte progresse-t-il de midi (au début de la séquence 2) au couchant (fin de l'acte), mais encore la pièce entière qui va de ce même midi du début du premier acte au soir du dernier acte (qui se déroule lui-même du couchant commenté par amalric dans la première séquence au « partage de minuit » évoqué par ysé dans la dernière), en passant par la « sombre après-midi d'avril » du deuxième acte (didascalies du début de l'acte).

de même que le traitement du lieu et de l'espace, cette double organisation du temps (double unité de temps d'ailleurs, au sens classique du terme, même si les vingt-quatre heures de la pièce dans sa totalité sont fragmentées en trois moments de trois journées différentes) traduit au niveau de la dramaturgie la prégnance de la figure du passage. et sur le plan scénique proprement dit, c'est la variation de la lumière qui en représente le signe le plus fort, signe symbolique mais destiné à être concrètement éprouvé par le spectateur (de même qu'au niveau de l'espace, c'étaient les allées et venues des personnages ainsi que la direction du ciel indiquée par ysé et mesa à la fin qui le disaient). mais là aussi, la progression de la pièce vers l'obscurité, progression temporelle de la vie vers la mort, n'est pas génératrice de tragique (de même que l'enfermement d'ysé et de mesa dans la maison à la fin de la pièce n'était pas, nous l'avons vu, un véritable enfermement, l'échappée verticale demeurant possible). nous l'avons déjà dit : minuit, à son tour, n'est qu'un « partage », un nouveau passage destiné à déboucher sur l'au-delà ; sur le plan scénographique, la nuit de partage de midi est éclairée par la lune et les étoiles ; en outre, le temps de la représentation arrivé à son terme n'est pas une fin car les dernières répliques de mesa proposent au spectateur un temps ultérieur (de même qu'un espace ultérieur) à imaginer : « adieu ! je t'ai vue pour la dernière fois ! / par quelles routes longues, pénibles, / distants encore que ne cessant de peser / l'un sur l'autre, allons-nous / mener nos âmes en travail ? » (iii, 5, v.613-617).

troisième partie : la fin du passage et la reconstitution d'un équilibre

a)- une oeuvre mouvante :

nous venons de voir combien la figure du passage informait l'intrigue, les personnages et même le genre ou la dramaturgie du texte. sur le plan de la construction de la pièce, cette multiplicité de passages qui ne débouchent jamais que sur des situations provisoires elles-mêmes relayées par de nouveaux passages induit une mouvance, indice d'un profond déséquilibre existentiel relayé par un déséquilibre dramaturgique. le choix pourtant très peu scénique (vues les difficultés de représentation) de la mer comme milieu du premier acte dit symboliquement que l'univers de partage de midi est un univers instable . et lorsqu'amalric dit détester, au début de la cinquième séquence du premier acte, les mers agitées, sa position, qui ne laisse d'être paradoxale vu le caractère d'aventurier qu'on lui connaît par ailleurs (ainsi qu'ysé le souligne : « amalric ! vous n'avez pas toujours autant détesté / ce fou de vent dont on ne sait ni qui ni pourquoi » — v.176-177), sa position donc semble presque traduire davantage celle du dramaturge devant conduire son intrigue à un stade de résolution, c'est-à-dire à quelque forme de stabilité, que celle du personnage qui pourtant la prononce : « et je déteste d'être ainsi manié, berné, bercé, brossé, crossé, culbuté » (v.170). pourtant, c'est bien là la position du spectateur d'une pièce où rien n'est fixé et où tout dérive, ainsi que nous l'avons vu. certes, toute pièce de théâtre est le lieu d'une incertitude renouvelée autant que dure la nécessité d'intéresser le spectateur en relançant l'intrigue ; mais dans les situations classiques d'oppositions interpersonnelles, la mobilité de l'intrigue est contenue par la stabilité de personnages dont les objectifs, les intérêts et même les traits définitionnels ou identitaires sont à peu près stables (car même si le théâtre classique propose des exemples de personnages fluctuants quant à leur psyché, du moins ces fluctuations sont-elles combattues par la détermination d'opposants ou d'adjuvants qui finissent même parfois, comme dans les comédies, par re-stabiliser le personnage déséquilibré). dans partage de midi, en revanche, non seulement l'intrigue fluctue-t-elle au gré des choix amoureux des personnages, mais ces personnages eux-mêmes, bien loin d'avoir des objectifs clairs ou avoués, des profils arrêtés, fluctuent quant à leur identité ou quant à leur vérité intérieure. de sorte que le spectateur est, par rapport à ce qui se passe sur scène, dans un état d'attente intégral et dans la difficulté de formuler des hypothèses sinon certaines (elles ne le sont jamais, sinon il n'y a plus d'attente et donc plus de pièce) du moins solides, dans la mesure où tout peut arriver, vue l'absence de définition stable des personnages (ce qui est évident pour mesa ou ysé, caractérisés dans la pièce par un certain nombre de revirements, mais vaut même pour amalric qui, en dépit de sa détermination mâle, n'est pas aussi assuré qu'on pourrait le croire, son amour pour ysé pouvant par exemple infléchir sa volonté, ainsi que le montre la première séquence du troisième acte : « yse : o amalric, que tu es dur ! o dieu, dieu ! o ciel, que c'est dur ! / amalric : ne pleure point, petit enfant » — v.85-86 ; et le spectateur se dit sans doute à juste titre que même de ciz peut se révéler capable de surprises, car comme il le dit lui-même à ysé : « mais vous êtes toujours à douter de moi » — ii, 2, v.38 — ou plus loin : « tu m'as toujours méconnu » — v.173). pour antoine vitez, cette disponibilité et cette complexité des personnages sont gages d'un « réalisme » positif de la pièce en ce sens qu'elles lui assurent une certaine autonomie par rapport aux thèses que l'auteur pourrait être tenté d'y défendre : « voilà bien le réalisme : les personnages du drame semblent exister par eux-mêmes, le poète leur donne des armes pour se défendre (ainsi le salaud ne l'est jamais tout à fait etc.), et le projet philosophique est perpétuellement démenti, ou au moins interrogé à chaque croisée des chemins du texte . » mais il n'est pas sûr que cette liberté des personnages que chaque « croisée des chemins du texte » réaffirme en en rendant le passage ou l'issue incertains puisse être perpétuellement imposée à un spectateur certes curieux et finalement désireux d'être surpris voire malmené par les coups de théâtre, mais aussi de voir renoués les liens brisés de l'intrigue ou affirmé quelque sens, indiquée quelque sortie du passage.

cette instabilité de la pièce, occasionnée en partie par la figure démultipliée du passage, se voit encore dans le choix, par le dramaturge, d'un verset souvent brisé, fracturé et dont les nombreux rejets et contre-rejets ainsi que les disparités de longueurs traduisent aussi, à leur manière, que toute issue est incertaine dans la pièce parce que la voix poétique s'emploie à souligner l'arythmie fondamentale des personnages . de même, les fréquentes ruptures de ton (le carnavalesque pouvant par exemple brutalement surgir à la suite d'un échange choral et lyrique, comme à la fin de la deuxième séquence du premier acte, ou une séquence se trouver parodiée par la suivante, par exemple lorsqu'amalric interrompt le duo d'ysé et de mesa à la séquence 7 et qu'ysé rend alors compte de l'échange qu'elle vient d'avoir avec mesa en des termes presque satiriques : « il me fait la morale. il est mon professeur » — v.570) sont autant de violences faites à d'hypothétiques zones d'égalité de l'intrigue ou des personnages et ajoutent à leur manière aux perturbations déjà nombreuses occasionnées par la démultiplication de la figure centrale du passage (du partage). on l'a d'ailleurs souvent dit : la dramaturgie claudélienne est violente, toute en contrastes et en fureur, en tout cas bien loin de l'image d'orthodoxie morale, spirituelle ou même poétique qu'on lui a souvent prêtée ; d'autant plus dans partage de midi, pourrions-nous dire, que la crise autobiographique dont la pièce est un peu la « cure » par l'écriture fut, on le sait, profonde et durable d'une part et d'autre part non résolue par la version de 1905 (puisqu'il fallut à claudel, on s'en souvient, une « maturation mentale » de quarante ans et l'écriture du gigantesque soulier de satin pour en venir à bout). comment s'étonner, en d'autres termes, que cette pièce soit profondément instable, déchirée et déchirante ?

b)- l'équilibrage de l'intrigue par la voie tragique et la voix poétique :

néanmoins, bien loin de s'abandonner à ce flux perturbé du passage, la pièce développe tout un contrepoint stabilisateur destiné à fournir au spectateur des occasions de conjecturer avec une certaine assurance sur la suite de l'intrigue, voire de la considérer rétrospectivement comme un seul et long passage orienté vers une sortie précise.

le plus important de ces dispositifs de temporisation du texte, c'est cette même voie tragique que la poétique du passage contestait en en rendant l'infaillibilité douteuse. certes, la voie tragique, qui inscrit l'intrigue dans la prévisibilité absolue (et que la pièce « théorise » même à travers certaines répliques « auto-réflexives » du premier acte, comme nous l'avons vu plus haut) n'empêche pas le passage ; elle établit simplement que, quelles que soient les « gesticulations » des personnages, celles-ci conduiront immanquablement à l'échec parce qu'une fatalité pèse sur le genre humain et le prédétermine à être malheureux, particulièrement en amour : « (...) c'est toujours la même chose, la mort ou la sage-femme ». ainsi, le tragique apparaît-il non seulement comme la perspective de départ de la pièce (au moins depuis le titre) mais encore comme un filigrane presque constant du texte : si nous prenons l'exemple des retrouvailles entre amalric et ysé au début de l'acte iii, nous pouvons d'abord voir dans l'épisode une manifestation de liberté des personnages et d'imprévisibilité de l'intrigue, en d'autres termes, une manifestation dramatique et non tragique : ysé a quitté mesa avec le sentiment qu'il n'était en quelque sorte pas à la hauteur de ses espérances, peut-être en dépit de ce que le spectateur aurait pu logiquement penser, ce qui l'a conduite dans les bras d'amalric : « mais lui, / pourquoi est-ce qu'il m'a fait partir, dès qu'il a su que j'étais prise ? est-ce qu'il aurait dû me laisser un moment ? / je sais que je lui étais à charge. / il est bien vrai qu'il me fallait partir. / — et je lui demandais s'il était heureux, et il me regardait de son air de mauvais prêtre » (iii, 1, v.154-158). mais à travers les propos d'amalric sur les circonstances de ces retrouvailles, le tragique réapparaît (même s'il est destiné à ne pas être vérifié par la suite) : « je t'ai prise et je l'ai pris avec (l'enfant de mesa), et tu es à moi et il est à moi et voilà la fin de l'histoire. / quand je t'ai retrouvée encore sur ce bateau, “ ah non, ai-je dit, / assez de plaisanteries cette fois. voilà encore qu'elle me revient sous le nez ! / il faut en finir “ » (iii, 1, v.63-66). un autre exemple pourrait être fourni par la deuxième séquence de l'acte ii : le point de vue de de ciz sur son départ pour le pays shan est dramatique dans la mesure où ce personnage le croit déterminé par sa seule décision et ne prêtant pas à conséquence : « moi, il me faut de l'initiative. il me faut de l'argent à gagner. / crois-tu que les risques me font peur ? / il est vrai que je ne pourrais pas t'amener avec moi dans le pays shan » (v.173-175) ; ysé, en revanche, réintroduit dans la pièce un point de vue tragique en portant sur le même élément de l'intrigue un jugement accompli qui laisse entendre que le destin de de ciz est déjà scellé : « adieu, ciz. tu n'étais pas un méchant homme » (v.181).

la pièce hésite donc sans cesse, dans une structure de contrepoint voire de superposition, entre les pôles dramatiques et tragiques, les personnages devant se chercher à travers deux logiques très dissemblables, l'une affirmant leur soumission et indiquant de manière précise quelle sera la sortie du passage, l'autre leur liberté et l'incertitude du débouché. et même si la fin de la pièce n'est évidemment pas conforme au schéma tragique dessiné par mesa dans son mythe cosmique du début, dans la mesure où le dénouement est « heureux » (fût-ce au prix d'u_________sion morale et du coup de théâtre de la grâce accordée à ysé), nous noterons que c'est tout de même à une instance supérieure, celle de son dieu, que le même mesa (et le dramaturge avec lui) laisse le soin d'expliquer la fable humaine (même s'il se contente ensuite du silence divin en guise d'explication) : « pourquoi cette femme ? pourquoi la femme tout d'un coup sur ce bateau ? » (iii, 4, v.334) ; « et dans un petit moment je vais vous voir et j'en ai effroi / et peur dans l'os de mes os ! / et vous m'interrogerez. et moi aussi je vous interrogerai ! » (ibid. v.343-345). d'ailleurs, c'est en envoyée de dieu qu'ysé, dans la dernière séquence, apporte des éléments de réponse : car si ysé et mesa se trouvent à la fin de la pièce, ce n'est pas en raison de leur détermination humaine, de leur volonté libre, mais parce que la providence les avait depuis toujours accordés l'un à l'autre : « yse : laisse ta main sur ma tête et alors je vois tout et je comprends tout. / tu ne sais pas bien qui je suis, mais maintenant je vois clairement qui tu es et ce que tu crois être, / plein de gloire et de lumière, créature de dieu ! et je vois que tu m'aimes, / et que tu m'es accordé, et je suis avec toi dans une tranquillité ineffable » (iii, 5, v.405-407). ainsi est réintroduit in fine dans la pièce une sorte de logique tragique gouvernée cette fois-ci par la providence et non plus par le fatum antique. rétrospectivement, le spectateur en vient alors à considérer que les multiples passages accomplis dans la pièce l'ont été en raison des desseins mystérieux de cette même providence qui conduit l'homme où elle veut en lui faisant accomplir des détours qu'il n'est pas en mesure de comprendre. le chaos et le désordre dramatiques créés par la démultiplication du passage se trouvent réduits du fait même de leur explication et de leur utilité proclamée à la fin de la pièce. et cette leçon d'une sorte de tragique chrétien qui se fait jour à la fin de partage de midi (mais d'un tragique finalement heureux) sera énoncée dès l'exergue dans le soulier de satin à travers deux citations : celle d'un proverbe portugais tout d'abord : « deus escreve direito por linhas tortas » (dieu écrit droit avec des lignes tordues) ; celle de saint augustin ensuite : « etiam peccata » (que claudel traduira par « même le péché sert »). c'est d'ailleurs là, pour claudel, l'une des missions du théâtre, particulièrement du drame, que de conduire à une explication, en tout cas à une mise en ordre, ainsi qu'il l'a écrit dans « le drame » : « (...) le drame actualise, complète, authentifie, élève à la valeur d'exemple, un de ces débats inchoactifs, plus ou moins riches de signification, au milieu desquels la vie courante ne cesse de nous promener . »

il n'y a cependant pas que la voie tragique dessinée en pointillé dans la pièce qui permette d'ordonner le chaos dramatique produit par le passage. la mouvance des personnages trouve son contrepoint dans le processus de mythisation concomitant qui vise à les fixer dans des traits archétypiques (ainsi d'ysé tout particulièrement, certes à la fois imprévisible et fantasque mais pourtant d'une « imprévisibilité prévisible » dans la mesure où la pièce la réifie dans un statut d'éternel féminin ou de femme fatale dès le début : « amalric : elle est étrangère, parmi nous / elle est hors de son lieu et de sa race. / c'est une femme de chef (...) » (i, 3, v.66-68). l'esthétique de la ligne brisée qui s'exprime à travers des disjonctions métriques ou tonales trouve quant à elle son contrepoint dans l'unification lyrique et la pratique du dialogue choral qui réduisent en outre la diversité des personnages en confondant leurs voix . ainsi, davantage que le dramatique et le tragique qui semblent coexister dans la pièce en s'affrontant à travers deux grands modes de résolution de la figure du passage, c'est finalement peut-être l'ordre et le désordre, le chaos et le sens, la violence et l'apaisement qui sont aux prises dans partage de midi.

c)- un dénouement synthétique sinon « heureux » :

nous venons de le dire : le dénouement de partage de midi peut nous apparaître comme un dénouement heureux, en dépit du fait qu'il se produise juste avant la mort des personnages (mais elle n'est plus ici leur perspective, celle-ci figurant désormais dans un au-delà qu'ils sont certains de vivre — « mesa : (à propos de son enfant) je vais le voir tout à l'heure et il me reconnaîtra » — iii, 5, v.454). l'ultime passage auquel parvient la pièce, le « partage de minuit » n'est donc pas l'objet d'une interrogation ultime qui laisserait supposer d'autres passages encore mais mène bel et bien à une fin, c'est-à-dire à quelque moment de satisfaction dramaturgique pour le spectateur (encore que certaines paroles de ce finale parfois obcur et où le sens ne se fait pas toujours explicitement voie puissent encore laisser planer le doute : « mesa : par quelles routes longues,

pénibles / (...) allons -nous / mener nos âmes en travail ? » et que la fin réelle de la pièce, l'explosion, soit finalement escamotée, donc légèrement incertaine en définitive). là encore, cette fin qui rétablit un ordre après le passage du spectateur par le désordre dramatique de la représentation est, selon claudel, une loi du théâtre : « dans la vie, rien n'arrive dans un ordre rigoureux : nous n'assistons, somme toute, qu'à des actions mutilées, manquées, imparfaites, tandis que le drame nous donne le spectacle, au contraire, d'événements dépendant d'une logique plus ou moins rigoureuse et aboutissant à une fin qui est le plaisir de dieu, puisque la fin est le plaisir de l'ordre, et même le principe du commencement. voilà un des éléments du plaisir que le drame nous procure . » plus qu'aucun autre, le drame de partage de midi, né du désordre de la vie, se devait donc de conduire à une fin qui l'ordonne, passer du « domaine du sentiment (...) à celui du sens ». claudel l'a formulé ainsi dans une lettre à jean-louis barrault du 10 août 1948 : « il faut que le spectateur s'en aille, non pas troublé, mais satisfait et q(ue) pour un pareil drame la conclusion soit à la fois simple, plénière et sublime . »

mais c'est surtout dans le couple stable et « synthétisant » qu'ysé et mesa finissent par former dans la dernière séquence que nous trouvons la fin et la résolution d'un des passages les plus dramatiques de la pièce, celui de l'aventure amoureuse, et donc l'équilibre nécessaire au spectateur à la sortie de la représentation théâtrale (du moins dans la perspective de la dramaturgie claudélienne). nous avons montré ailleurs comment le couple mystique réalisé par ysé et mesa était en fait la réunion de toutes les autres figures du couple expérimentées dans la pièce, figures qu'il synthétise et résume harmonieusement (couple animal, couple légitime, couple fusionnel aboutissant au couple mystique, préfiguration de la connaissance de dieu par la connaissance de l'autre). sur le plan de la dramaturgie du passage, ce modèle de la relation homme-femme agit comme une fin définitive, une arrivée au-delà de laquelle il n'y a plus rien, ni nouvelle forme du couple ni temps différent, c'est-à-dire aucun nouveau passage : « yse : c'en est fait. / je vois ton coeur, mesa, je suis satisfaite. / voici que tout le passé avec le bien et tout le mal / et la pénitence entre les deux comme un ciment, n'est plus que comme une base et un commencement et un seul corps / avec ce qui est, ce qui est à présent pour toujours » (iii, 5, v.550-554). la pièce parvient alors à son point d'équilibre, le passage des deux amants par les chemins tortueux de la providence étant accompli. pour autant, le dénouement de la pièce n'installe pas le spectateur dans la résolution béate de toutes les contradictions et de tous les contraires : de l'obscurité reste en suspens à la fin de la pièce, notamment à propos du passage vers l'au-delà et même du sens des paroles des deux protagonistes, notamment d'ysé qui déclare significativement : « je ne vois et je n'entends point cela, mesa » (iii, 5, v.573) ou encore : « il ne faut pas essayer de me comprendre » (ibid. v.576). en d'autres termes, la structure de la pièce demeure entrouverte et laisse le spectateur repartir avec quelques questions en tête, même si elle lui propose par ailleurs, dans la figure du couple final, un pacte de stabilité avec le sens et la morale, c'est-à-dire finalement de rejoindre la société sans trop de déplaisir ni trop de perturbations.

conclusion :

il est donc particulièrement vrai que la figure du passage informe au plus haut degré le théâtre claudélien tel que partage de midi nous le révèle et constitue au fond l'une de ses structures sous-jacentes les plus prégnantes et les plus efficaces, que ce soit au niveau de l'intrigue, des personnages ou de la dramaturgie. partie prenante d'un univers profondément déstabilisé et dubitatif, elle est un aspect de la poétique violente de claudel dont les soubresauts et les convulsions (y compris de la forme et de la langue) ne cessent de nous interpeller en nous inquiétant. elle est donc un élément constitutif du drame (pour ne pas dire le seul, comme l'avance j_cques madaule). pourtant, le théâtre claudélien n'est pas ce théâtre de l'éternel passage sans fin, c'est-à-dire, pour les personnages mais aussi le spectateur, ce théâtre de l'éternelle attente et de l'éternelle instabilité que sera, par exemple, le théâtre d'un samuel beckett. porteur d'une leçon et d'une vision du monde (largement influencées par le christianisme), le drame de partage de midi s'évertue à ne pas demeurer coincé dans le sas du passage et à conduire vers une fin qui ne soit pas seulement tragique. on peut cependant noter que la « sortie » du passage dans la version de 1905 de partage de midi n'est encore qu'esquissée, imparfaite, partielle ; ce ne sera qu'avec la « version pour la scène » de 1948 que le dénouement de la pièce proposera une résolution claire et précise des différentes métamorphoses accomplies dans le temps de la pièce. mais ce sera alors au prix d'un didactisme parfois ennemi de la puissance poétique de la première version — souvent associée quant à elle, il est vrai, à la contradiction et à l'ambiguité, voire au fait que le poète ou le dramaturge s'y débatte encore dans l'épaisseur du sens.

mais s'agissant du passage, une autre question mériterait d'être posée : dans la mesure où la figure du passage privilégie le drame interne, le drame auto-personnel par rapport au drame externe et interpersonnel (c'est-à-dire lié à la présence de l'autre, fondé sur le conflit avec l'autre), n'est-elle pas au fond l'expression d'un égoïsme profond du dramaturge, parallèle à l'égoïsme de son personnage, et que dit d'une autre manière, nous l'avons déjà vu , la « désindividuation » des personnages, leur « dés-autonomisation » par la voix lyrique ? en ce cas, partage de midi , bien loin d'être la fin d'un passage dans l'aventure du théâtre claudélien dans son ensemble, ne serait en réalité qu'un début : le début d'une évolution devant mener d'une dramaturgie du passage au fond centrée sur les aventures du moi à une dramaturgie de l'autre centrée sur les aventures de personnages vraiment autonomes.

jean-luc joly

c.p.a. de meknès et rabat



Pour citer cet article :
Auteur : Jean-Luc Joly -   - Titre : Dissertation sur Partage de midi< i>,
Url :[https://www.marocagreg.com/doss/monographies/dissertation_partage_de_midi_Claudel.php]
publié : 2008-06-12

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