Université Mohammed Premier Faculté des lettres et sciences humaines Master didactique des langues et communication

Fiches de lecture des articles de Bourdieu

Le marché linguistique

Ce que parler veut dire

Préparé par : Moussa Amine
Jbilou Wafae Présentation de l'auteur Biographie de Pierre Bourdieu

Sociologue et ethnologue Français contemporain, Pierre Bourdieu naît en aout 1930 à Denguin, une région rurale des Pyrénées-Atlantiques. Il est l'unique enfant d'une famille modeste et rurale. .Son père est facteur. Il se marie le 2 novembre 1962 avec Marie-Claire Brizard ; de cette union naissent trois fils. Ses études se déroulent successivement au lycée de Pau, au lycée Louis Le Grand , à la faculté des lettres de Paris et à l 'Ecole normale supérieure.

Agrégé de philosophie, il est nommé professeur au lycée de Moulins en 1955. Il enseignera successivement à la faculté de lettres d 'Alger de 1958 à 1960 , à Lille de 1961 à 1964 e t , à partir de 1 964, à l'École des Hautes Études en sciences sociales (EHESS).

Antimilitariste, telle est la qualification de Pierre Bourdieu dont la présence en Algérie s'avèrera décisive : elle permettra le passage à la sociologie. Bourdieu côtoie les effroyables réalités de la guerre, ce qui éveille son intérêt pour la société algérienne. Son premier livre Sociologie de l'Algérie(1957) est une synthèse historique, ethnologique et sociologique de l'Algérie. Il milite contre la colonisation. En 1960, le complot des généraux d'Alger le force à fuir précipitamment l'Algérie. Il devient enseignement à la faculté de Lille puis à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) ainsi qu'à l'ENS. Titulaire de la chaire de sociologie au Collège de France depuis 1981 grâce à son travail mêlant théorie et empirisme pour les ouvrages La distinction, Le sens pratique (1979 et 1980), il devient directeur du centre de sociologie européenne et fonde la revue Actes de la recherche en sciences...

En 1981, il devient titulaire de la chaire de sociologie au Collège de France. Parallèlement, il est directeur d'études à l'EHESS, directeur du centre de sociologie européenne. Il instaure les fondements de la revue « Actes de la recherche en sciences » qui le fera connaitre, et devient professeur au Collège de France en 1981.Pierre Bourdieu meurt le 23 janvier 2002.

Bibliographie :

Sociologie de l'Algérie, Paris, P.U.F., 1958, 2e éd., 1961.

Travail et travailleurs en Algérie, Paris-La Haye, Mouton, 1963 (avec A. Darbel, J.-P. Rivet, C. Seibel).

Le déracinement, la crise de l'agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, Éd. de Minuit, 1964 (avec A. Sayad).

Les héritiers, les étudiants et la culture, Paris, Éd. de Minuit, 1964, nouv. éd. augm., 1966 (avec J.-C. Passeron ).

Un art moyen, essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Éd. de Minuit, 1965, nouv. éd. revue, 1970 (avec L. Boltanski, R. Castel, J.-C. Chamboredon).

Rapport pédagogique et communication, Paris-La Haye, Mouton, Cahiers du Centre de sociologie européenne, 2, 1965 (avec J.-C. Passeron, M. de Saint-Martin).

L'amour de l'art, les musées d'art européens et leur public , Paris, Éd. de Minuit, 1966, nouv. éd. augm., 1969 (avec A. Darbel, D. Schnapper).

Le métier de sociologue , Paris, Mouton-Bordas, 1968 (avec J.-C. Chamboredon, J.-C. Passeron).

La reproduction. Éléments pour une théorie du système d'enseignement , Paris, Éd. de Minuit, 1970 (avec J.-C. Passeron).

Esquisse d'une théorie de la pratique, précédé de trois études d'ethnologie kabyle, Genève, Droz, 1972.

Algérie 60, structures économiques et structures temporelles, Paris, Éd. de Minuit, 1977.

La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éd. de Minuit, 1979.

Le sens pratique, Paris, Éd. de Minuit, 1980.

Questions de sociologie, Paris, Éd. de Minuit, 1980 .

Ce que parler veut dire. L'économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982.

Homo academicus, Paris, Éd. de Minuit, 1984.

Choses dites, Paris, Éd. de Minuit, 1987.

L'ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Éd. de Minuit, 1988.

La noblesse d'État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Éd. de Minuit, 1989 .

Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, Éd. du Seuil, 1992.

Les règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Éd. du Seuil, 1992.

La misère du monde, Paris, Éd. du Seuil, 1993.

Libre-échange, Paris, Éd. du Seuil, 1994 .

Raisons pratiques. Sur la théorie de l'action, Paris, Éd. du Seuil, 1994.

Sur la télévision, Paris, Liber éditions, 1997 .

Méditations pascaliennes, Paris, Éd. du Seuil, 1997.

Les usages sociaux de la science, Paris, INRA, 1997 .

Contre-feux, Paris, Éd. Liber Raisons d'agir, 1998.

La domination masculine, Paris, Éd. du Seuil, 1998 .

Nostimon imar (Athènes, octobre 1996), Athènes, Institut du livre Kardamitsa, 1999.

Propos sur le champ politique (intro. P. Fritsch), Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2000.

Les structures sociales de l'économie, Paris, Editions du Seuil, 2000.


Le marché linguistique

Fiche de lecture

Durant toute sa carrière, une double préoccupation sera omniprésente dans la sociologie de Bourdieu à savoir l'analyse des structures symboliques et sociales, leur conséquence ; ainsi que les relations qu'elles entretiennent entre-elle.

REFERENCE :

Bourdieu, 1978 : Bourdieu Pierre, « Le marché linguistique », exposé fait à l'Université de Genève en décembre 1978, in Questions de sociologie, Paris, Minuit, coll. « Reprise », 1984 (rééd. 2002), pp. 121-137

SYNTHESE DE L'ARTICLE

P. Bourdieu annonce les prémisses de ce dont il est convaincu : la possibilité d'une connaissance scientifique du monde social .Ce souci de clarifier sa manière de concevoir le discours et les mécanismes régissant les relations intersubjectifs l'amène :

A présenter sa conception du discours d'une manière arithmétique :


Habitus linguistique + marché linguistique = expression linguistique, discours.

A emprunter à la théorie économique les définitions du marché et à les transférer à la langue et aux échanges linguistiques.


A mobiliser l'ensemble des concepts fondateurs de sa « théorie sociologique », fortement marquée par le culturalisme, pour montrer les enjeux du marché linguistique.


Bourdieu fait une analogie de structure entre le langage et l'économie. Aussi use t-il de terminologie tels le marché, le capital, le profit. Pour cet auteur, le langage n'est pas neutre. Les rapports de communication intersubjectifs ne sont pas de simples rapports de communication. Chaque discours implique ipso facto une dimension économique .P. Bourdieu parle de marché linguistique .Ce dernier a lieu « toutes les fois que quelqu'un produit un discours à l'intention de récepteurs capables de l'évaluer, de l'apprécier et de lui donner un prix » 1

Pour Bourdieu, toute situation linguistique fonctionne comme un marché sur lequel le locuteur place ses produits .Le prix « que recevront les produits d'une compétence déterminée sur un marché déterminé dépend des lois de formation des prix propres à ce marché » 2 . Il dépend entre autre de la capacité linguistique du locuteur.

Or comme tout marché présuppose l'existence de rapport de force, Bourdieu cite le cas de la situation d'enquête « lieu ou s'actualisent les rapports de force linguistiques et culturels » . 3 Aussi souligne t-il la nécessité d'« avoir conscience de l'effet de légitimité qui joue un très grand rôle en matière de langage » 4 .

Ainsi, en face d'un style, d'un discours reconnu comme dominant, et donc légitimé, Bourdieu déclare que notre langage « de facto sera cassé, qu'on sera amené à nous taire « condamnés au silence» 5 Un silence traduisant une « censure ». « Ce rapport de force objectif s'exerce dans toutes les situations linguistiques » 6 . Chaque champ a ses lois et vise à censurer les paroles qui ne sont pas conformes à ces lois.

Selon Bourdieu, la valeur du discours est tributaire de la capacité linguistique du locuteur. Le marché linguistique apparait régi par des lois « des lois de formation des prix qui sont telles que tous les producteurs de produits linguistiques, de paroles ne sont pas égaux . » 7 le capital linguistique est alors défini comme « le pouvoir sur les mécanismes de formation des prix linguistiques, le pouvoir de faire fonctionner à son profit les lois de formation des prix» . 8

Lors d'une situation donnée, la norme linguistique est fixée par la détention de la compétence la plus légitime. A travers la notion de marché linguistique, Bourdieu met au premier plan l'imbrication la compétence en langue dans le système de valeurs et de valorisations sociales. « À travers la défense d'un marché pour leurs propres produits linguistiques, les détenteurs d'une compétence déterminée défendent leur propre valeur de producteurs linguistiques . ». 9

Pour Bourdieu, une définition d'habitus linguistique serait « Le produit des conditions sociales et par le fait qui n'est pas simple, une production de discours mais production de discours ajustée à une « situation » ou plutôt ajustée à un marché ou à un champ. » 10

L'habitus s'annonce comme étant un système de dispositions durables acquis par l'individu au cours du processus de socialisation .Bourdieu en souligne deux composantes :

« Ethos » désigne les principes ou les valeurs à l'état pratique, la forme intériorisée et non consciente de la morale qui règle la conduite quotidienne. »c'est une morale devenue hexis, geste, posture » 11

« L'hexis » corporelle correspond aux postures, dispositions du corps, rapports au corps, intériorisés inconsciemment par l'individu au cours de son histoire.


L'auteur avance que l'habitus « est ce que l'on a acquis, mais qui s'est incarné de façon durable dans le corps sous forme de dispositions permanentes » 12 . Cette notion « se réfère à quelque chose d'historique ,qui est liée à l'histoire individuelle ,et qu'elle s'inscrit dans un mode de pensée génétique ,par opposition à des modes de pensée essentialistes » 13 .Il se reprend en déclarant qu'il a « employé le mot d'ethos, après bien d'autres, par opposition à l'éthique, pour désigner un ensemble objectivement systématique de dispositions à dimension éthique, de principes pratiques (l'éthique étant un système intentionnellement cohérent de principes explicites). 14 .Pour Bourdieu la notion d'habitus est liée à l'histoire individuelle .Elle s'inscrit dans un mode de pensée génétique.

Bourdieu fait la distinction entre eidos et ethos en affirmant que « Les principes pratiques de classement qui sont constitutifs de l'habitus sont indissociablement [...] théoriques et pratiques [...]. La logique pratique étant tournée vers la pratique, elle engage inévitablement des valeurs. C'est pourquoi j'ai abandonné la distinction à laquelle j'ai dû recourir une fois ou deux, entre eidos comme système de schèmes logiques et ethos comme système des schèmes pratiques, axiologiques [...]. » 15 .Il ajoute qu' « en compartimentant l'habitus en dimensions, ethos, eidos, hexis, on risque de renforcer la vision réaliste qui porte à penser en termes d'instances séparées [...]. En outre, tous les principes de choix sont incorporés, devenus postures, dispositions du corps. » 16 . Pour Bourdieu, l'habitus est un capital, mais qui, étant incorporé, se présente sous les dehors de l'innéité. » 17

Pour Bourdieu, l'unification du marché linguistique, elle-même liée à l'œuvre unificatrice de l'État, donne naissance à des effets de domination .La langue devient un outil de distinctions sociales. Devoir parler une même langue produit et reproduit la structure inégalitaire des sociétés. La langue censée permettre de nouer des liens sociaux devient facteur de rapports de domination

Abordant les notions de champ et d'appareil, Bourdieu avance que par champ, il entend une délimitation du monde social .Chaque champ est caractérisé par une certaine forme d'intérêt « dans un champ, des agents et des institutions sont en lutte, avec des forces différentes, et selon les règles constitutives de cet espace de jeu, pour s'approprier les profits spécifiques qui sont en jeu dans ce jeu » 18

Pour Bourdieu, le champ est doté d'une certaine plasticité et il se distingue en cela du concept « appareil »car « un champ devient un appareil lorsque les dominants ont les moyens annuler la résistance et les réactions des dominé » 19 .Bourdieu ajoute que la structure d'un champ, à un moment donné, est un état du rapport de force entre les agents ou les institutions engagés dans la lutte ou de la distribution de capital spécifique ,et que « les appareils sont donc un état, que l'on peut considérer comme pathologique des champs. » 20

COMMENTAIRE

Chomsky déclarait que « l'objet premier de la théorie linguistique entre locuteur-auditeur idéal appartenant à une communauté linguistique complètement homogène qui connait parfaitement sa langue et qui lorsqu'il applique en une performance effective sa connaissance de la langue, n'est pas affecté par des conditions grammaticales non pertinentes, telle que limitation de mémoire, distraction déplacement d'intérêt ou d'attention » (1971,3). Il percevait le locuteur tel un sujet idéale .La langue est ce qui exprime une pensée

Saussure à son tour, affirmait que la parole est l'acte individuel du sujet parlant, qui utilise le code de la langue pour manifester une pensée au moyen de mécanismes psycho-physiques.

Pierre Bourdieu se démarque aussi bien de la conception saussurienne, que de celle de Chomsky .Pour lui, ni l'un ni l'autre ne peuvent en effet rendre compte de la langue comme réalité sociale tant qu'ils n'envisagent pas ses conditions sociales de production, de reproduction et d'utilisation . Aussi, s'interese t-il beaucoup plus aux différents niveaux de langue qui existent dans une société, et qui reçoivent sur le « marché linguistique » des valeurs.

Si Labov, à travers ses travaux dans le domaine de la linguistique avançait que le langage varie à travers des groupes sociaux, mais aussi à travers des situations d'interaction concrètes ;pour Bourdieu aussi ,la compétence ne relève pas uniquement de la responsabilité du sujet parlant . « Le discours que nous produisons [...] est une 'résultante' de la compétence du locuteur et du marché sur lequel passe son discours; le discours dépend pour une part des conditions de réception »(1984: 98). La compétence du sujet parlant dépend de la manière dont il interprète la situation de discours dans laquelle il agit.

« Toute situation linguistique fonctionne donc comme un marché sur lequel le locuteur place ses produits et le produit qu'il produit pour ce marché dépend de l'anticipation qu'il a des prix que vont recevoir ses produits. Sur le marché scolaire, que nous le voulions ou non, nous arrivons avec une anticipation des profits et des sanctions que nous recevrons. […]. Nous n'apprenons jamais le langage sans apprendre, en même temps, les conditions d'acceptabilité de ce langage. C'est-à-dire qu'apprendre un langage, c'est apprendre en même temps que ce langage sera payant dans telle ou telle situation. 1

Pour Bourdieu, tout acte se justifie de par l'expérience propre à chaque individu, mais aussi de par l'appartenance de ce dernier à une société :

'habitus linguistique + marché linguistique = production linguistique, discours' 2 ; ou l'habitus est une hexis 3 .

Ainsi, tout acte implique ipso facto l'habitus linguistique constitué de la capacité de parler, mais aussi de la capacité sociale qui permet au locuteur d'utiliser judicieusement cette compétence dans une situation déterminée, auquel s'ajoutent les structures du marché régissant les sanctions et la censure.

La société est présentée comme étant un ensemble de champs ou l'interaction ou la domination revient à celui qui détient un capital .Que ce capital soit économique, culturel, social, ou symbolique.

Bourdieu pose la langue comme un marché linguistique au sein duquel les « échanges linguistiques sont aussi des rapports de pouvoir symbolique où s'actualisent les rapports de force entre locuteurs ou leurs groupes respectifs ». 4 Le prix que le locuteur parvient à tirer de toute situation interactive est comptabilisé en terme de valorisations symboliques acquises à travers l'action des acteurs: se faire reconnaître, se faire écouter, …

Bourdieu cherche à prendre du recul par rapport à la division traditionnelle des sciences sociales qui existe entre le structuralisme défendant l'existence de structures objectives indépendantes des acteurs sociaux et le constructivisme .Pour lui, la société est un espace social ,ou les relations interpersonnelles sont établies en fonction des positions sociales .Bourdieu puise rationnellement dans les travaux de Durkheim, de Weber à qui il rend hommage en déclarant « Pour ma part, j'ai avec les auteurs des rapports très pragmatiques: j'ai recours à eux comme à des « compagnons », au sens de la tradition artisanale, à qui on peut demander un coup de main dans les situations difficiles ( . .. ) Les auteurs Marx, Durkheim, Weber, etc. représentent des repères qui structurent notre espace théorique et notre perception de cet espace. » 5

Pour Bourdieu, les styles de vie, les gouts de tout un chacun sont le reflet de la position sociale de chaque individu dans la mesure où les dominés aspirent à un style de vie et donc vers les habitus.

Bourdieu, fidele à ses convictions n'a jamais cessé de rappeler que l'approche sociolinguistique est un passage nécessaire et obligatoire pour toute interprétation des énoncés, et des discours. Comme Weber, il considère qu'il faut tenir compte des représentations que les individus élaborent pour donner sens à la réalité sociale. Dans toute situation d'échange linguistique, la mobilisation d'un capital linguistique, et donc de la compétence légitime devient levier de la mise en marche des mécanismes assurant le profit de distinction et de domination. Aussi, ses œuvres se veulent un cri d'alerte quant aux mécanismes de domination dissimulée dans la société.

Ce que parler veut dire

Fiche de lecture
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES :

Auteur : Pierre Bourdieu


Note sur l'auteur :Le chercheur et intellectuel engagé contre le néolibéralisme est mort mercredi soir à l'hôpital Saint-Antoine, à Paris, des suites d'un cancer. Ancien professeur au Collège de France, il était âgé de 71 ans. Ce qu'a apporté Pierre Bourdieu à la sociologie, expliquait Louis Pinto, est avant tout une « manière nouvelle de voir le monde social » en accordant « une fonction majeure aux structures symboliques ». L'éducation, la culture, la littérature, l'art, qui furent ses premiers sujets d'étude, appartiennent à cet univers. Mais les médias et la politique, dont Pierre Bourdieu fit, à la fin de sa vie, son champ d'investigation privilégié, relèvent également de cette approche.

Date d'édition : 30 octobre 1977

Intervention au Congrès de l'AFEF, Limoges


Edition : Paru dans Le français aujourd'hui , 41, mars 1978, pp. 4-20 et Supplément au n° 41, pp. 51-57.

Repris dans Questions de sociologie , Les éditions de Minuit, 1980, pp 95- 112

Nombre de pages : 16 pages


Référence de la publication : Pierre Bourdieu, Questions de sociologie , Les éditions de Minuit, 1980, Paris, pp 95- 112.

SYNTHESE DE L'ARTICLE :

C'est à partir des questions concrètes que pose l'usage scolaire du langage que Pierre Bourdieu, dans son intervention au Congrès de l'AFEF, a pu poser à la fois les questions les plus fondamentales de la sociologie du langage (ou de la sociolinguistique) et de l'institution scolaire.

COMMUNICATION ET NOTION DE MARCHE

Le discours n'est pas seulement un message destiné à être déchiffré ; c'est aussi un produit que nous livrons à l'appréciation des autres et dont la valeur se définira dans sa relation avec d'autres produits plus rares ou plus communs.

Le discours que nous produisons, selon le modèle que nous propose ici Bourdieu, est une « résultante » de la compétence du locuteur et du marché sur lequel passe son discours; le discours dépend pour une part des conditions de réception. En effet, le discours quel qu'il soit, est le produit de la rencontre entre un habitus linguistique , c'est-à-dire une compétence inséparablement technique et sociale (à la fois la capacité de parler et la capacité de parler d'une certaine manière, socialement marquée) et d'un marché, c'est-à-dire le système de « règles » de formation des prix qui vont contribuer à orienter par avance la production linguistique. Cela vaut pour le bavardage avec des amis, pour le discours soutenu des occasions officielles, ou pour l'écriture philosophique…

Ainsi, « toute situation linguistique fonctionne comme un marché dans lequel quelque chose s'échange. Ces choses sont bien sûr des mots, mais ces mots ne sont pas seulement faits pour être compris; le rapport de communication n'est pas un simple rapport de communication, c'est aussi un rapport économique où se joue la valeur de celui qui parle » 1 .

D'ailleurs, Pierre Bourdieu donne à ce mot de marché un sens très large : « Il me semble tout à fait légitime de décrire comme marché linguistique aussi bien la relation entre deux ménagères qui parlent dans la rue, que l'espace scolaire ou que la situation d'interview par laquelle on recrute les cadres » 2 .
Ce qui est en question dès que deux locuteurs se parlent, c'est la relation objective entre leurs compétences, non seulement leur compétence linguistique ( au sens d'une maîtrise plus ou moins accomplie du langage légitime ), mais aussi l'ensemble de leurs compétences sociales : c'est-à-dire leur droit à parler qui dépend de leur âge, de leur statut économique et de leur statut social (dans certains cas, de leur sexe ou de leur religion), autant d'informations qui pourraient être connues d'avance ou être anticipées à travers des indices imperceptibles (il est poli, il a une rosette, etc.). Cette relation « donne sa structure au marché et définit un certain type de loi de formation des prix. 3 » LE MARCHE SCOLAIRE

Le marché scolaire est exemplaire car le prix de l'individu et de ses prestations est clairement révélé par la note , cette note comportant d'ailleurs souvent des traductions matérielles : « Si vous n'avez pas une bonne note à votre résumé de concours de Polytechnique, vous serez administrateur à I'INSEE et vous gagnerez trois fois moins... » 4 .

Dans cette perspective, Pierre Bourdieu élucide le problème de la passivité de nombreux élèves en classe : la situation scolaire exerce une certaine forme de censure sur tous ceux qui anticipent en connaissance de cause les chances de profit et de perte qu'ils ont, étant donné la compétence linguistique dont ils disposent.

Mais le sociologue est aussi conscient que la forte proportion, dans une même classe, d'élèves appartenant à des milieux populaires modifie les conditions de l'échange : ces enfants peuvent imposer la norme linguistique de leur milieu et déconsidérer ceux qui parlent un langage pour les profs, le langage qui « fait bien ». Il peut donc arriver que la norme linguistique scolaire se heurte à une contre-norme, une contre-culture. D'ailleurs, le climat global de la classe, les formes et le type de relations avec les profs changent radicalement. Il y a des effets qualitatifs à partir d'un certain seuil statistique de représentation des enfants des classes populaires à l'intérieur d'une classe.

Pratiquement, il suffit de consulter les fiches d'identification des élèves : dans une classe où les trois quarts des élèves sont fils d'ouvriers, le professeur doit expliquer clairement ce que l'élève peut socialement gagner s'il admet les codes de la communication linguistique telle qu'elle est pratiquée dans les classes sociales économiquement dominantes. Le professeur doit donc prendre conscience de la nécessité d'expliciter les présupposés de l'échange scolaire.

Donc, pour que le discours professoral ordinaire, énoncé et reçu comme allant de soi, fonctionne, il faut un rapport autorité-croyance, un rapport entre un émetteur autorisé et un récepteur prêt à recevoir ce qui est dit, à croire que ce qui est dit mérite d'être dit.

Toute communication qui se veut efficace suppose ainsi une connaissance de ce que les sociologues appellent le groupe des pairs . Ceci est essentiel car la conformité de l'expression aux attentes normatives du groupe emporte une impression de véracité : pour l'interlocuteur, ce qui est bien dit a des chances d'être vrai et celui qui l'énonce si bien paraît connaître son affaire...

« Pour récapituler de façon abstraite et rapide, la communication en situation d'autorité pédagogique suppose des émetteurs légitimes, des récepteurs légitimes, une situation légitime, un langage légitime » 5 . Il faut un rapport entre un émetteur autorisé et un récepteur prêt à recevoir ce qui est dit et à croire que ce qui est dit mérite d'être dit. La situation légitime étant quelque chose qui fait intervenir à la fois la structure du groupe et l'espace institutionnel à l'intérieur duquel ce groupe fonctionne, et le langage légitime étant un langage qui produit l'essentiel de ses effets en ayant l'air de ne pas être ce qu'il est.

ECHANGE LINGUISTIQUE ET CONDITIONS SOCIALES DE POSSIBILITE

« La linguistique la plus avancée rejoint actuellement la sociologie sur ce point que l'objet premier de la recherche sur le langage est l'explicitation des présupposés de la communication » 6 . L'essentiel de ce qui se passe dans la communication n'est pas dans la communication, mais dans les conditions sociales de possibilité de la communication.

Pierre Bourdieu établit une analogie entre la crise de l'enseignement du français et la crise de la liturgie religieuse.

La liturgie est un ensemble des règles et des cérémonies formant le culte public. C'est un langage ritualisé entièrement codé et prévisible. Pour que la liturgie fonctionne, il faut que soient produits un certain type d'émetteurs et un certain type de récepteurs. Il faut que les récepteurs soient prédisposés à reconnaître l'autorité des émetteurs. La liturgie en latin est la forme limite d'un langage qui, même s'il n'est pas compris du plus grand nombre, fonctionne néanmoins, sous certaines conditions, comme langage, du moment où il fait autorité et ce, à la satisfaction des émetteurs et des récepteurs.

En situation de crise, en revanche, ce langage cesse de fonctionner : son effet principal, qui est de faire croire, de faire respecter la liturgie, même si on ne le comprend pas, se dilue. Le rejet de la liturgie latine n'était, en fait, qu'une manifestation parmi d'autres de la crise de l'institution religieuse.

Quand l'enseignement traditionnel du français ne fait pas problème, le professeur de français est aussi un célébrant : il célèbre le culte de la langue française et il en renforce les valeurs sacrées. Le professeur de français rencontre des élèves prêts à l'écouter, à le comprendre... et des parents eux-mêmes compréhensifs et convaincus de la valeur de ce qu'il enseigne. Le Professeur est conforté dans son rôle initiatique. Mais Pierre Bourdieu nous incite à remarquer qu'en défendant la valeur de la langue française, le professeur défend aussi sa propre valeur...

COMMENTAIRE SUR L'ARTICLE

Pour que le discours professoral ordinaire fonctionne, il faut un rapport entre un émetteur autorisé et un récepteur prêt à recevoir ce qui est dit et à croire que ce qui est dit mérite d'être dit. Il faut donc qu'un récepteur prêt à recevoir ce produit et ce n'est pas la situation pédagogique qui le produit, c'est le contexte social, le milieu des pairs. C'est sans doute là le point le plus important de l'analyse de Pierre Bourdieu. Ce dernier n'est pas naïf de croire qu'il suffit d'envoyer de bons professeurs devant n'importe quels types d'élèves pour déclencher chez eux – massivement – le désir d'apprendre. Il y a des conditions de réception qui brouillent le message, certaines situations ne permettent même pas au message d'être émis tel qu'il devrait l'être pour être pleinement reçu !

Donc, contrairement au credo optimiste qui voudrait que toute parole, dès qu'elle est riche de sens, soit capable d'imposer sa valeur à tous les types d'interlocuteurs, l'analyse des conditions de réception d'un discours met à jour les déterminants sociologiques (groupe de pairs) qui décident du prix de ce qui est dit et de ceux qui le disent...

On retrouve les mêmes affinités dans la pensée philosophique de Protagoras. Celui-ci est resté célèbre pour sa théorie de « L'Homme, mesure de toute chose », mais c'est surtout un penseur des antilogies et de leur dépassement : selon lui, sur toute chose, il y a deux discours qui se contredisent et qui sont chacun cohérent quoiqu'incompatible. Cette évidence est fortement ancrée dans la pratique démocratique qui veut que chaque proposition soit discutée devant une assemblée. Chaque décision est donc, en soi, discutable : en démocratie, il est considéré comme normal qu'une proposition rencontre des avis opposés.

Ce que les gens pensent et disent devient plus important que ce qui est réellement vrai. Il n'y a ni faits ni vérité, mais seulement des idéologies et des modèles conceptuels dont le choix incombe à l'individu. Ces opinions peuvent relever de choix personnels ou de l'influence qu'exercent les idées des groupes sociaux. C'est ce qu'il appelle le « discours fort ».

Le discours minoritaire constitue le « discours faible ». Plus il est minoritaire, moins il communique. Le discours majoritaire qui rencontre un maximum d'adhésions constitue le discours fort. Il propose nécessairement la vérité que chacun veut entendre. L'orateur doit chercher à affirmer la force de son discours, faute de quoi il est voué à tenir un discours isolé et marginal. Le discours fort appelle le consensus. Le discours personnel devient le discours commun.

Ainsi, selon Protagoras, seule la rencontre d'opinions convergentes forme la vérité... Ce professeur de rhétorique ne distingue donc pas essentiellement la vérité de l'opinion. Selon lui, il est par contre essentiel pour la vérité qu'elle soit partagée : est « vérité » une opinion qui remporte l'adhésion de ceux à qui on l'expose. En effet, chaque individu est une mesure bien faible de toute chose s'il reste seul de son avis ; le discours fort est celui qui est renforcé par l'assentiment des autres parce qu'il sait persuader et pour cela prendre la parole en public. Le discours fort est celui qui sait provoquer un consensus et susciter d'autres discours concordants... On comprend dès lors l'intérêt d'enseigner l'oral dans « les écoles du pouvoir ».

BIBLIOGRAPHIE
Pierre Bourdieu, Questions de sociologie , Les éditions de Minuit, 1980, Paris, pp 95- 112.
Chomsky, N., Aspects de la théorie syntaxique , trad. J.-C. Milner, Éd. du Seuil. Genouvrier, E. : « Quelle langue parler à l'école? (Propos sur la norme du français) » Guilbert Louis. Peut-on définir un concept de norme lexicale?, In: Langue française. Vol. 16 N°1. La norme. pp. 29-48.

Saussure, F., Cours de linguistique générale , Payot, 5e éd. Hjelmslev, L. : Le langage, Éd. de Minuit. — Essais linguistiques, Éd. de Minuit


Suquet Jean-Baptiste (2007) Règle et compréhension des phénomènes linguistiques , notes du séminaire de Bernard Laks & Dominique Fattier, 7 juin 2007 Le Libellio d'Aegis, volume 3, n° 3, été/automne, pp. 18-3

V. Goldschmidt, Les Dialogues de Platon , Paris, PUF, 1935.


1 Bourdieu Pierre, « Le marché linguistique », in Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1984, p.123.

2 Op.citée, P.123

3 Op.citée, 128

4 Ibid, p.128

5 Op. citée, P. :132

6 Op.citée, P. 130

7 Op.citée, P. 126

8 Op.citée, P. 124

9 Op.citée, P. 125.

10 Op.citée, P. 121

11 Op.citée, P. .134

12 Op.citée, P. :134

13 Op.citée P. :134

14 Op.citée, P. :133

15 Op.citée P. :134

16 Op.citée P .:134

17 Op.citée, P. :134

18 P. 136

19 Op.citée P :136

20 Op.citée P.137

1 (1984: 98)

2 P.121

3 Hexis : terme employé par Aristote lorsque celui-ci posait les bases de l'habitus) corporelle

4 Bourdieu ,1982,P14

5 IP. Bourdieu, Choses dites,., p. 39-40, 42.

1 Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Les éditions de Minuit, 1980, Paris, p. 98

2 Ibid., p. 107

3 Ibid.

4 Ibid., p. 98

5 Ibid. p. 103

6 Ibid.



Pour citer cet article :
Auteur : moussa Amine Jbilou Wafae -   - Titre : compte-rendu des articles de Bourdieu Le marché linguistique - Ce que parler veut dire,
Url :[https://www.marocagreg.com/doss/monographies/compte-rendu-bourdieu-marche-linguistique-dfhu-moussa-amine-jbilou-wafae.php]
publié : 2011-07-30

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