Préparé par: Siham AMAAYACH

les conditions de production du Déserteur:

Le poème étudié est le Déserteur, chanson antimilitariste composée en 1954 sur une musique d'Harold Berg. Proie à la censure, la première version du texte ne trouve aucun éditeur. Paul Faber, conseiller municipal de la Seine est choqué par la chanson et demande à ce qu'elle soit censurée. En guise de réponse, Boris Vian écrit une lettre qu'il diffuse partout: lettre ouverte à Monsieur Paul Faber. Cependant, la censure l'emporte, puisque l'interdiction de l'oeuvre n'est levée qu'en 1962.Ce la est sans doute dû au contexte de la guerre d'Indochine qui coïncide avec le début de la guerre d'Algérie (1954-1962) et à la réaction du Président René Coty.

Introduction:

Boris Vian dresse le bilan de lourdes pertes que les guerres ont fait subir aux populations tout au long du XX siècle. Dans ce poème-chanson, l'énonciateur affirme son refus de participer à une action qu'il réprouve quelque soit le prix à payer. Registre pathétique, vocabulaire simple, rythme accrocheur et détermination du destinateur sont des indices symptomatiques qui témoignent que le poème est un véritable pamphlet voire un manifeste contre la douleur et l'horreur de la guerre.

Le choix de ce corpus est motivé par sa forme: (chanson-poème-lettre). Cette forme pourrait se prêter à une analyse de discours qui sera conjuguée au fur et à mesure aux différentes parties de notre plan. Ce dernier portera en premier lieu sur la forme du corpus. Ensuite, la deuxième partie ciblera la révolte et l'expression de l'engagement du Boris Vian pour que la troisième partie se focalisera sur le coté esthétique du poème.

Développement:

Avant d'articuler l'analyse de discours aux différentes parties de notre plan, il serait préférable d'expliciter la notion de l'énonciation. Se rattachant à l'aspect actionnel du langage, l'énonciation apparait comme un acte de langage impliquant un locuteur (celui qui énonce un message), un allocutaire (celui à qui est adressé l'énoncé), des données référentielles spatio-temporelles et des éléments grammaticaux et sémantiques. La référence est partie intégrante de l'énonciation. Mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d'utilisation, l'énonciation suppose la conversion individuelle de la langue en discours. Selon E. Benveniste, l'énonciation est un procès d'appropriation de la langue. Le locuteur s'approprie l'appareil formel de la langue et il énonce sa position de locuteur par des indices spécifiques. Cet acte individuel d'appropriation de la langue introduit celui qui parle dans sa parole. Afin de mieux comprendre cette définition, il serait nécessaire de l'illustrer par le poème objet de notre étude.

Le poème a pour titre« Le déserteur» qui implique l'insoumission. Dès le titre, le lecteur peut flairer l'engagement du poète. Cet esprit engagé s'attache aux spécificités des indices énonciatifs employés dans notre poème.

Le déserteur (poème-chanson) prend la forme d'une lettre: la formule d'adresse est «Monsieur le président» qui est un allocutaire dont la présence est primordiale pour accomplir l'acte énonciatif. Ce destinataire n'est pas ordinaire, selon la hiérarchie il s'agit du Président de la République, la vraie incarnation, du pouvoir.

Face à ce destinataire, se trouve un destinateur qui s'exprime par le biais du Je (un simple citoyen qui refuse de participer à la guerre).Donc, dès le premier vers nous remarquons une dualité entre un destinataire (Président représenté par le Vous) et un destinateur (simple citoyen désigné par le Je).

La relation entre les deux s'articule autour d'une lettre «Je vous fait une lettre». L'utilisation du présent de l'indicatif n'est pas aléatoire, ce temps illustre l'implication, le sérieux et la bravoure de ce citoyen.

En outre, cette lettre est «spéciale» car elle est adressée à deux destinataires à savoir (le Président et le peuple).La troisième strophe et surtout le vers suivant « Refusez d'obéir; Refusez de la faire» marque un changement de destinataire. La chanson-poème s'adresse à un public large.

Elle exprime dès lors le refus de l'engagement militaire et la volonté d'amener autrui à faire de même. Cette double énonciation (un même discours s'adresse à deux énonciateurs distincts pour lesquels l'interprétation diffère) est constitutive de la lettre ouverte.

Donc, la présence du Je «citoyen; poète» et le Vous « Président» et les autres «public» mentionnés par le biais de l'impératif «Refusez» montrent qu'il s'agit d'une forme épistolaire qui puise sa force de sa forme: une lettre ouverte adressée à deux destinataires «Président et Peuple».

Dans cette optique, la présence du Je et du Vous; le temps « guerre d'Indochine et guerre d'Algérie»; le lieu«la France»; les temps verbaux«présent (je fais; je viens; je ne veux pas), passé composé (j'ai vu;on m'a volé; ma mère a souffert) et futur (vous lirez; je fermerai;j'irai)»,adjectifs démonstratifs (mes papiers;ma décision;mon père), ne sont que des éléments parmi d'autre qui constituent l'édifice de l'engagement dans le Déserteur.

En effet, s'engager c'est revendiquer, affirmer ses idées et inciter les autres à les adopter. C'est ainsi que Boris Vian a décidé de mettre son art au service d'une cause: dire non à la guerre.

Pour atteindre ces objectifs le poète doit toucher la sensibilité « le pathos» et la raison «le logos» du destinataire de manière à l'émouvoir, le faire réfléchir et par la suite l'amener à une prise de conscience et de position.

A cet égard, l'énonciateur «le Je» se livre à un véritable réquisitoire. Il martèle son discours par des propos qui ont des effets de symétrie: « Je ne veux pas la faire; Je ne suis pas sur terre pour tuer des pauvres gens»; «J'ai vu mourir mon père; J'ai vu partir mes frères»; «Et se moque des bombes; Et se moque des vers»; «Refusez d'obéir; Refusez de la faire». Ces exemples affirment l'engagement du destinateur. Sa position ne laisse pas de place ni à la discussion ni à la concession « Ma décision est prise; Je m'en vais déserter». Le terme «déserter», dans ce contexte d'engagement, signifie abandonner l'armée sans permission. L'emploi de ce terme n'est pas neutre. Il traduit que le destinateur « Je» est pleinement conscient du fait qu'il enfreint la loi pour une cause noble. En refusant de partir à la guerre, il sait qu'il sera réduit à errer et à fuir. Il risque d'être dénoncé et par conséquent de mourir. Néanmoins, il est lucide, il s'agit pour lui de faire son devoir «l'engagement» qui consiste à critiquer la violence et les horreurs de la guerre.

Cet engagement et cette expression de la révolte sont liés à une stratégie argumentative. Le poète donne des raisons «arguments» qui touchent le coeur et la raison pour «justifier» son refus d'être mobilisé pour la guerre. Cette machine atroce touche à la fois le destinateur « on m'a volé mon âme; Et tout mon cher passé» et ses proches représentés par ses parents«J'ai vu mourir mon père», sa fratrie«J'ai vu partir mes frères» et sa femme«On m'a volé ma femme».Le poème via cette stratégie argumentative vise à démontrer la fausseté de la guerre par l'emploi du Pathos «l'émotion» qui donne une crédibilité à cette lettre-chanson. L'émotion n'est pas la seule technique utilisée mais le Logos est aussi présent «Et je crierai aux gens: Refusez d'obéir; Refusez de la faire; N'allez pas à la guerre, Refusez de partir». Ces exemples montrent que la raison insiste sur la valeur de la vie en répétant des verbes à la forme impérative corroborés par l'emploi de la négation« N'allez pas à la guerre». De cette manière, la guerre est inutile elle ne fait qu'accentuer le nombre de dégâts et des drames.

La même stratégie argumentative va prendre la couleur du défi. Le destinateur s'adresse au destinataire «Président» avec un ton à la fois ironique et menaçant «S'il faut donner son sang; Allez donner le votre; Vous êtes bon apôtre; Monsieur le Président». Ces vers accélèrent le rythme de la révolte.

Le président «destinataire» est appelé à se sacrifier s'il s'engage dans la guerre. L'utilisation du substantif «apôtre» est significative. Le mot contient une connotation religieuse (chacun des douze disciples que Jésus Christ choisit pour prêcher l'Evangile et propager la foi chrétienne) et montre d'une manière indirecte que le Président «destinateur» de la lettre n'est qu'un faux apôtre qui prêche la foi du gain et du sang.

L'argumentation s'achève par un appel à la pacification «Si vous me poursuivez, Prévenez vos gendarmes, Que je n'aurai pas d'armes». Le Vous du Président serait obligé de s'incliner devant le Je du simple citoyen. Ce dernier lance un appel où le coeur et la raison s'opposent aux bains de sang produits par la guerre. Donc, le poème chanson se termine avec une note euphorique qu'est la pacification.

En relation avec la note euphorique qui clôt notre poème, il est temps de parler de l'aspect poétique de notre corpus et son rapport avec l'analyse de discours.

Le poème est protéiforme: lettre ouverte; chanson; réquisitoire. Ces formes variées montrent que le Déserteur s'éloigne du cadre classique du genre poétique. Il se compose de trois strophes de seize vers chacune. Les vers sont des hexasyllabes (six syllabes).Les rimes sont embrassées (abba) «président; lettre; être; temps». La musicalité du poème est assurée par la multiplication des allitérations (répétition de sons consonantiques) et des assonances (répétition d'une même voyelle).

Dans la première strophe, les sons (è) dominent et créent un écho avec les mots clés du poème comme «faire et guerre».Or, dans la deuxième strophe les allitérations en (R) engendrent un climat de tristesse et de mélancolie «mourir, pleurer, souffert, prisonniers…». La troisième strophe regorgent de sons aigus comme (e) et (i) «crierai; refusez; tirer» qui pourraient suggérer la force de la révolte.

Donc, la poésie permet de créer des effets de rythme assurés par les répétitions, les anaphores et les rimes dont les associations sont significatives «père; frère; tombe; bombe»; «femme; âme; gendarmes; armes».Ces rimes associent aux sons des liens lexicaux et sémantiques qui peuvent être synonymes de la souffrance, la perte et la mort.

En outre, les figures de style jouent un rôle important. Les métaphores suivantes:«On m'a volé mon âme; Et tout mon cher passé» accentuent la douleur provoquée par la guerre au point de la rendre concrète.

Le rapport de la musicalité créée par l'association des« vers, strophes, allitérations, assonances, rimes, rythme et figures de style» avec l'analyse de discours n'est pas fortuit. Chaque élément reflète l'opposition entre le pouvoir absolu du Président«destinateur» et la volonté pacifiste du simple citoyen «destinateur». Ce dernier exerce une influence sur le Président de la République. L'influence de Boris Vian découle de la capacité du discours de modifier les rapports entre destinateur et destinataire. Cette modeste analyse a essayé de montrer que le vrai «pouvoir» est celui de l'énonciation qui dote l'énonciateur des outils capables de démolir une suprématie pour construire une autre basée sur l'agencement subtile des marques énonciatifs aux ingrédients de la poésie.


Conclusion:

Pour conclure, le Déserteur de Boris Vian est un hymne à la vie. La forme du poème (lettre-chanson); son caractère engagé; sa stratégie argumentative et sa musicalité s'agencent pour peindre un tableau dont la toile de fond est l'analyse de discours. Cette science a subverti les poids et les mesures .Le pouvoir du Président de la République est rapetissé en faveur du simple citoyen à la fois révolté et pacifiste. Cette subversion est enfantée par la suprématie du discours et ses éléments qui transfigurent ou subvertissent les vérités. Bref, le mot clé de cette analyse est «le pouvoir du discours» qui s'oppose à la dictature. Donc, le poème par le biais de l'énonciation a pu dire non à la guerre.

Bibliographie:

J.L.Austin, Quand dire c'est faire, Seuil, Paris, 1970.

E. Benveniste, Problème de linguistique générale, Gallimard, Paris, 1966.

O. Ducrot, Le dire et le dit, Minuit, 1984.

C.Kerbrat Orecchioni, L'énonciation de la subjectivité dans le langage, A. Colin, 1980.

D.Maingueneau, Pragmatique pour le discours littéraire, Bordas, 1990.

J.R.Searle, Les actes de langage, Hermann, 1972.



Pour citer cet article :
Auteur : AMAAYACH SIHAM -   - Titre : les conditions de production du Déserteur de Boris Vian,
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