Anouar KARRA Email: Nabilhamad595[at]yahoo.fr Une lecture sociocritique du Poids du ciel de Jean Giono Vouloir établir une lecture sociocritique de l'oeuvre de Jean Giono revient à examiner en profondeur et à tenir constamment en regard le texte gionien et son contexte historique. Le Poids du ciel de Jean Giono est l'une des productions littéraires on ne peut plus hermétique dans la mesure où il ne laisse pas étaler dans la transparence l'acte de communication qu'engage l'essayiste. Ce dernier s'ingénie à montrer, par le truchement du discours social imprimé dans l'oeuvre en question, l'un des effets désastreux de la modernité sur les hommes qui vivaient aux années trente. Giono, contemporain des événements de la première et de la deuxième guerre mondiale qui ont marqué l'histoire de l'humanité, nous fait assister à la désarticulation sur laquelle se fondent les liens sociaux à cette période. C'est cette dissolution des liens sociaux qui entre dans la ligne de force de notre projet de lecture à caractère sociocritique que l'on voudrais construire à partir de l'étude de cet essai gionien qu'est le Poids du ciel1 . En effet, Dans un passage saisissant de sa Condition de la classe ouvrière en Angleterre en 1844, Engels remarque à propos de Londres une condition essentielle de la vie moderne: «Les centaines de milliers de personnes de tous rangs et classes qui s' [y] bousculent, ne sont-elles pas toutes des êtres humains avec les mêmes qualités et potentialités, et avec le même intérêt d'être heureux?... Et cependant elles se côtoient comme si elles n'avaient rien en commun, rien à faire les unes avec les autres… cette indifférence brutale, cet isolement insensible de chaque personne dans son intérêt privé, devient d'autant plus répugnant et offensif quand ces individus s'entassent dans un espace limité.»2
En effet, dans un monde où chacun suit aveuglément son «intérêt privé», sans apparent souci pour les autres, où les anciennes formes communautaires disparaissent, laissant un vide où l'individu s'érige comme sensorium ou comme pivot, l'homme, sensible et artiste, soudain happé par une impétueuse nostalgie pour les formes primitives de solidarité et de communication, ne peut qu'éprouver tristesse, deuil et mélancolie à l'égard de cette perte essentielle: la perte de l'âme qui, jusque-là , garantissait la symbiose des humains. C'est désormais, comme l'aurait dit Maurice Blanchot dans La Communauté inavouable: «une communauté d'absence, toujours prête à se muer en absence de communauté.»3 Dans les boulevards, les rues, les usines… enfin dans tous les secteurs de la vie sociale, les hommes se voient, se touchent, parfois même se heurtent ou se bousculent sans pouvoir même se saluer. Ils sont complètement envahis par le désir d'atteindre leur but4, car chacun pense à sa propre existence en faisant abstraction de tous les autres, comme si rien ne l'unissait à eux, comme si son bonheur ne dépendait pas d'un bonheur général; chacun se dirige, tête baissée, vers le lieu qu'il a en tête, sans même oser se donner la peine de dévisager son congénère. Ils sont devenus masses ou, pour utiliser l'expression de Nietzsche, troupeaux5. Ils vaquent à leurs affaires, à leurs travaux, à leurs soucis personnels parce qu'ils ont «vendu» leur temps et la force de leurs bras à un système. Ils ont vendu leur âme au diable. Ce ne sont presque plus des humains, mais comme des fantômes d'humains aliénés à leurs propriétaires invisibles. «Sauf ceux qui atteignent une porte et cherchent la clef dans leur poche, touchant du coude ceux qui passent à côté d'eux pendant qu'ils cherchent dans leur poche, ayant ainsi leur coude plié qui déborde un peu trop d'eux»6 De ce fait, nous pouvons d'emblée avancer que l'homme moderne, hébété et comme anesthésié par la recherche exclusive de son intérêt immédiat, est réduit à une machine aveugle comme aimantée par ce vers quoi elle tend. Nous disons machine aveugle car cette image est celle qui renvoie le plus fidèlement à ce que sont les hommes dans la modernité: «Pendant que le regard de l'homme dans l'auto tourne comme s'il était une longue antenne attachée au volant, sans rien regarder que sa place, sa route, ses détours, son issue, l'espace de son élan.»7 «Malgré tout, sur le visage de ces passants il y a cette lumière vulgaire qui prévient qu'ils sont occupés d'eux-mêmes.»8 «Lumière» connote une force terrible qui pénètre tout, que personne ne peut endiguer et dont on ne peut déterminer les contours. «Vulgaire» indique qu'il s'agit d'une propriété partagée par la plupart des hommes: les deux termes concourent à la formation d'un seul et même sémantisme dont la signification est l'inhérence de cette aberration aux «modernes» et sa généralité qui touche à tous les aspects de la vie sociale. Le travail moderne est la cause quasi principale de cette dégénérescence interne qui touche les humains dans la vie urbaine. Leur aliénation nous est dévoilée par cet intérêt quasi exclusif qu'ils accordent à leurs horaires de travail. Leur vie est réglée sur cette horloge inhumaine et ne consiste plus désormais qu'en deux temps et deux trajets entre lesquels leur vie s'écoule insensiblement: aller au travail ou en revenir, et se reposer, dormir pour pouvoir y aller à nouveau, infiniment. Ils sont entrés dans un cercle vicieux broyeur qui a aliéné leur conscience du temps et de l'espace à deux points, toujours les mêmes: produire et consommer pour pouvoir produire à nouveau. Ils marchent vite, pressent le pas afin d'arriver à l'heure précise, à la minute «exigée» par le patron et par les lois du travail. Ils sont devenus de simples processus, non plus des «machines désirantes» mais machines qui ont une seule fonction: «produire la production»9. La perte dans le monde du travail ne leur laisse qu'un simulacre de liberté et un semblant de temps juste suffisant pour se ressourcer, tout à fait comme des machines, faire semblant de se divertir et entrer avec leurs congénères dans un faux-semblant de communication. Ils ne sont plus là que pour produire et se reproduire, amassés en troupeaux, au service d'un maître invisible nommé modernité. Giono, étant lui-même l'un des premiers à avoir enduré ce dysfonctionnement social, apporte un éclairage décisif sur la solitude étouffante que lui inflige sa fonction de «petit employé de banque»: «Suite du soliloque là -haut dans la montagne: J'ai été un petit employé de banque avec des lèvres grises et d'étroites joues anémiques couleur de Gréco. Entre midi et deux heures, j'allais manger seul, dans le fond le plus obscur d'une crémerie, des épinards à l'eau et du veau. Et pas d'audace, et plein de désirs. A l'heure où ce qu'on appelait ma liberté, rien ne m'aidait, ni objets, ni couleurs, ni lumière, ni sons, ni hommes, ni femmes, ni vent, ni bête, ni matière.»10 La solitude est donc le lot malheureux et inéluctable de tous les hommes qui n'ont pas réussi à échapper aux griffes de la modernité et qui ont fini par adopter son fonctionnement social aberrant. Il s'agit, plus précisément, d'un ennemi juré de l'humain, qui dévore la substance vivante du corps social, le rongeant patiemment de l'intérieur, le ruinant petit à petit et finissant par perturber irrémédiablement et son équilibre et son être. Elle est assimilée à un vampire qui suce le sang humain et le remplace par un sang infecté, malade, un «sang égocentrique» pour lequel l'amour désintéressé n'a aucune valeur puisqu'il ne s'intègre pas au processus de production qui a miné ce travailleur qu'est devenu l'homme. C'est un malheur terrible qui s'empare des hommes dans le «désert de la ville»11, les altère, les rend complètement inhumains en leur ôtant tout désir, toute envie d'ouverture sur leurs congénères. A force d'y vivoter sans pouvoir réagir, les modernes ne peuvent rien contre ce malheur et finissent par abdiquer et par se complaire dans cette réclusion et cet esseulement. Dans la modernité, chaque individu, suivant les cas, construit son propre univers imaginaire et s'y enferme avec ses fantômes: «La Dactylo: c'est là que tu manges? Le petit employé de banque: oui, viens, nous irons au fond, là -bas dedans où il n'y a pas de lumière.»12 «Puis il (le mari de la femme qui est inquiète au sujet du retard de son mari) entrera et elle fermera la porte derrière lui, ils seront enfin tous les deux, dans leur maison fermée.»13 Cet «isolement de l'individu dans son moi égoïste»14 prend une configuration beaucoup plus obscure et effrayante quand il arrive à séparer les hommes même dans des endroits d'une insupportable étroitesse – comme les compartiments d'un train ou un café – qui, normalement, doivent regorger d'échanges verbaux, surtout au café, par exemple, qui est normalement un lieu de convivialité, de communication: «L'homme (qui vient de monter en train) enjambe une fille. […] Il a fallu que l'homme relève le pied très haut pour enjamber ce visage. […] Il pose doucement son pied de l'autre côté de la jeune fille […] Il y a cinq hommes. Ils ont fait le plus possible pour l'aisance de leurs corps; écartant les jambes, […] Il soulève sa jambe, enjambe un paysan qui dort […]. Toutes les places sont prises. Tout le monde dort.»15 «Dedans, des tables, des gens assis, des hommes, femmes; très peu parlent ensemble; quelques uns sont seuls; tous donnent l'impression d'être seuls côte à côte avec un verre d'apéritif.»16 La foule est là , réunie dans un seul et même espace. Pourtant, elle ne se donne pas l'occasion de parler ni de s'exprimer. Qu'est-ce qui la rend si taciturne, si muette? Qu'est-ce qui la prend à demeurer ainsi retranchée dans ce mutisme et dans cette incommunicabilité? Et enfin, qu'est ce qui la force à cette situation de débandade totale? Paradoxalement, nous n'avons qu'une seule réponse et qui est, malheureusement, infâme: cette foule est coupée d'elle-même. Elle n'a pas le temps de se soucier de la présence de l'autre («Toutes les places sont prises.») et elle n'accorde d'importance qu'à ce dont elle tire vanité, se ruant sur les superfluités de la vie: mise, coiffure, ajustement de cravate, etc. Les signes extérieurs de richesse (argent) supplantent le désir de communiquer. La richesse matérielle s'érige en valeur absolue et devient la préoccupation sacro-sainte des hommes. L'essentiel (qui est, aux yeux de Giono, formulable comme cette inaptitude – voire inclination – à ne pouvoir fermer les yeux qu'après avoir été rassuré de l'état sauf de ses frères et de leur bien-être) est mis à l'écart. Ainsi la notion d'humanité est-elle escamotée au profit du but personnel qui la supplante: «Ce sont des hommes bien habillés, jeunes, les cheveux lisses, le col bas, extrêmement propre et beau de forme autour de leur cou propre, rasé et poudré: leur cravate est très belle et le noeud est plein d'esprit, les femmes ont des fourrures, de grosses bagues, etc.»17 Le domaine politique, lieu par excellence de vivre-ensemble, n'échappe pas à son tour à ce maudit monstre. Les hommes manifestent un désintérêt inacceptable vis-à -vis des événements politiques mondiaux. L'indifférence du petit employé de banque en matière de politique l'illustre parfaitement. Il n'ose pas dire un seul mot sur le climat de guerre dont l'ambiance devient de plus en plus évidente, alors que les journaux sont travaillés par l'angoisse d'une possible attaque par les armes chimiques. Giono ne se prononce pas sur le caractère humiliant de ce prototype des modernes. Il laisse à chaque lecteur le soin d'évaluer cette conduite aberrante et évite de s'y mêler (en la commentant bien entendu) comme s'il craignait d'en être sali: «Tu as le journal? (dit la dactylo) Le petit employé de banque: Oui. La dactylo: Tu l'as lu? Le petit employé de banque: Oui. La dactylo: Prête-le-moi, je te le rendrai ce soir. Une protection contre la guerre aéro-chimique est-elle possible?»18 L'amour, aussi, souffre énormément de la solitude19 en pleine société. Ce mal que Giono qualifie de lèpre le dépouille de toute noblesse humaine et lui fait porter des hardes à faire rougir toute «âme pure». L'amour, comme élan pur et spontané, doit normalement réunir les hommes dans la plus merveilleuse «fraternité shakespearienne», faire d'eux un seul et même corps dont la souffrance d'un organe fait souffrir tous les autres. Or, dans la «morale moderne», il est presque considéré comme un objet éculé qui fait honte. La froideur de la dactylo à l'égard de la souffrance permanente de sa mère en est l'expression extrême. Dans le dialogue des deux prétendus amoureux, des lignes sont sautées. Elles doivent normalement être consacrées à l'expression du malaise qu'aurait ressenti la dactylo: c'est une manière d'insinuer le degré de déchéance qu'ont atteint les hommes dans leur quotidien vide de sens. La dactylo est, à cet égard, l'apostasie filiale même: «Le petit employé de banque: Tu es malade? La dactylo: Non, c'est ma mère. Mais c'est sa maladie habituelle. Quelle heure est-il? Le petit employé de banque: Huit heures et demie. On a encore une demi-heure. Tu viendras ce soir? La dactylo: Comment faire? Je ne peux plus avoir la peur que j'ai eue le mois dernier.»20 Cependant, il est à noter que l'échec de la communication peut déboucher sur le suicide pour s'affranchir d'un tel cataclysme humain. Le suicide constitue, à nos yeux, une volonté de se débarrasser des équivoques d'une vie agitée et qui ne vaut plus la peine d'être vécue. S'il y a vraiment une force qui attache l'homme à la vie, ce serait bien cette sorte de redevance ou de responsabilité envers un alter ego pour qui l'on a de l'amour, de la compassion ou du respect et auquel l'on ne veut pas causer de la peine en se suicidant. Or, l'ère moderne, caractérisée surtout par son individualisme à outrance, favorise cette pratique morbide, vu que l'individu, sans lien affectif avec l'autre, voit du même coup tomber cette notion de responsabilité. Dans son essai L'ère du vide, Gilles Lipovetsky affirme que : «L'individualisme est la valeur cardinale des sociétés modernes»21. Le suicide est donc considéré comme l'impossibilité de s'intégrer dans un milieu social avec lequel l'on ne peut s'entendre: «Devenu subitement fou, un père tente de s'asphyxier avec sa femme et ses deux enfants.»22 Le cas extrême de l'échec de la communication est celui du recours à la guerre comme un moyen d'expression et de résolution des problèmes entre nations. Le recours à cette action violente constitue en fait une dislocation totale de tous les liens humains et qui fait jaillir soudain le monstre à la place de l'homme. La guerre est le constat in extremis de l'échec du dialogue, car les hommes, en état de guerre, devenus adversaires, se maintiennent dans la fermeté corrosive du diktat qui nie l'altérité de l'autre ainsi que son droit à la différence. Faire la guerre veut dire vouloir «imposer» un état de choses qui n'est pas forcément unanime. Le conflit surgit, bien souvent, de la prise de parole unilatérale par celui qui tend à la domination. Ce n'est pas dialoguer, communiquer, échanger, mais bel et bien imposer par la violence et la terreur une situation que l'autre refuse. «Quand la parole ne suffit pas, on passe aux armes, nous l'avons fait en Espagne où des milliers d'italiens sont tombés pour la défense de la civilisation.»23 Vitupérant contre cette déjection générée par la société moderne, Giono, dès le début de l'essai, manifeste son hostilité à son égard. Il critique avec acrimonie et sans ménagement ceux qui se trouvent pris à ce piège mortel et les condamne à l'inutilité totale, sinon à un acheminement malheureux vers la solitude malgré les fausses apparences de «beauté» et de joie qu'ils affichent: «Mais, votre corps, il ne compose rien; sinon une infinité de corps, séparés les uns des autres, pauvrement solitaires malgré toute leur beauté. Seul dans la vie, seul dans l'amour, dans la douleur, dans la joie, dans la mort.»24 Il voit dans le rétablissement de la pureté perdue de l'âme – ce véritable pivot autour duquel s'articule toute l'esthétique romantique et qui est, d'ailleurs, relégué au dernier plan au profit de la richesse matérielle – un besoin vital de recouvrer les «anciennes formes «organiques», communautaires de la vie sociale»25 et regagner ce sein chaleureux de mutualité et de synergie, tant regretté par les hommes car, selon lui, «(l') âme est la composante de tout. Elle organise; elle ordonne, elle unit, elle rejoint, elle se marie, elle se mélange. Pure, elle attache les hommes solitaires dans la compagnie du monde. Elle en fait comme des oiseaux couverts de racines.»26 Il oeuvre pour une rhétorique de l'âme dès le début de l'essai, comme pour la bien mettre en relief. Il s'agit, en fait, chez Giono, d'une opposition extrême et fort poussée entre, d'un côté, «un corps moderne»27 que les hommes cherchent à nettoyer et à embellir par tous les moyens («des pierres ponces, des savons, des laits en bouteille, des alcools, des couleurs fraîches pour les ongles, pour les yeux, pour les lèvres…»)28, ce qui ne favorise pourtant pas la joie humaine et, de l'autre, une âme qui «est couverte d'eczéma»29 et qui ne peut s'empêcher de «se gratte(r) tout le temps avec ses grands ongles noirs.»30 Etant donné que l'âme moderne n'est influencée que par une saleté indicible, toutes les actions qui en émanent ne vont pousser le monde que dans le sens de la destruction totale31. Sur le mode allégorique, Giono décrit cette âme moderne qui porte atteinte à l'ordre du monde, parce qu'«elle souille les près qu'elle traverse (que) les arbres qui la touchent du haut des branches recroquevillent leurs feuilles comme s'ils avaient touché du feu. (Et que) les ruisseaux s'assèchent devant elle comme si elle soufflait le vent de l'apocalypse»32 Ainsi apparaît l'image d'un Giono craintif et certain des malheurs que peut engendrer une âme dépossédée, dénuée d'une solide valeur qui pourrait constituer un cas de conscience, un obstacle la séparant des rivages de la souillure. Pour éradiquer le mal, il propose et souligne avec force la nécessité de laver l'âme comme un excellent moyen de se délivrer des maux qui abaissent et avilissent l'humanité, s'apitoie sur l'état lamentable de l'âme humaine et garde – comme pour ne pas désespérer ces hommes qui ont «une âme lépreuse» - la confiance en la possibilité de revenir à la beauté première de l'âme, car l'homme, malgré les dégradations qu'il a subies, porte en lui un potentiel humain inexploité, capable de défaire toutes les bassesses auxquelles il s'est livré; seulement, il faut essayer de purifier l'âme avant cette étape, il faut avoir un désir ardent de le faire: «[…] mais l'âme? Instinctivement, encore une fois et malgré vos philosophes, vous êtes arrivés à savoir qu'elle est immortelle. Oui, elle est immortelle. Regardez dans quel état est l'âme humaine maintenant et dites-moi si c'est consolant de savoir que, malgré tout, elle est encore vivante; qu'elle ne mourra jamais, malgré toutes ses plaies! On n'a jamais essayé de la laver complètement avec tout ce luxe de lait, de savons, de ponces et de brosses. On n'a jamais essayé de la purifier.»33 Giono, motivé par un humanisme incommensurable, ne se contente pas du rôle d'un simple théoricien. Son culte de tout ce qui est de l'homme, et son incapacité à ne pas réagir face à la souffrance d'un homme l'acculent parfois à pousser des affirmations contraires à l'ordre des choses. Par voie de conséquence, son lyrisme atteint, la plupart des fois, la très haute place sur l'échelle des valeurs morales et esthétiques romantiques grâce à son contenu humanitaire qui est tout à fait dépourvu de toute intention d'exploiter les autres: «Quand je suis à côté d'un homme qu'on saigne et que je vois le sang jaillir de son bras en bel arceau rouge, avec son bruit d'étoffe froissée, mon sang frappe contre ma peau comme s'il était obligé de suivre l'autre sang dans un arc parallèle, et mon coeur s'abandonne.»34 De l'attitude gionienne dans ce passage, il ressort la nécessité de porter secours à son prochain, de communier avec lui dans son malheur. Il ne faut pas le laisser seul et l'abandonner à son sort. L'homme n'éprouve la véritable joie de vivre que dans les collectivités «d'âmes pures»35 réunies par des liens très solides. Dans cette perspective, les artisans représentent une très grande consolation du moment que leur amitié n'est pas due à un calcul égoïste mais à un sentiment d'amitié pur basé sur l'intimité, l'entraide et la communication. Il s'agit, chez cette catégorie sociale, d'une jouissance continuelle du temps et de l'espace du travail qui leur fait éprouver une joie pure et une simplicité parfaite sur tous les plans: «[…] avec les longs compagnonnages d'ouvriers charpentiers, les bandes de copains en pantalons housards de velours, portant le baluchon et fournaguant à la rigolade le long des interminables chantiers forestiers, en marche de chantier en chantier, chantant, ramassant des champignons, dormant dans les bardanes, etc.»36 En effet, les artisans et les paysans illustrent parfaitement cette permanence de l'esprit de groupe, cette communauté de pensée face à la dissolution des liens sociaux. Ils résistent aux «temps modernes» par un mode de travail dans lequel hommes, femmes et enfant s'aident, travaillent et peinent ensemble, côte à côte, à gagner le pain du groupe. Dans cet environnement d'union et d'harmonie, l'individu considéré isolément n'a pas de valeur en soi, parce qu'il est élément d'une cellule et que, seul, il ne peut pas accomplir les diverses tâches. La réalisation d'un bonheur commun est son but ultime; l'intérêt général prend donc le dessus et la nature du travail fait par les artisans ou les paysans exige l'instauration d'une communication ininterrompue entre les membres de la communauté faisant la même besogne, du fait que ce sont eux-mêmes qui décident de la manière dont le travail doit être mené à bien et non pas un tiers (l'Etat, le Patronat, …): «Alors, dit sa femme (la femme du tisserand du village), écoute Jules, moi je vais faire ma blanquette de chevreau. Vas-y, dit-il, car sa femme travaille avec lui, ainsi que ses filles et son fils et Henriette Coeur qui est l'ouvrière.»37 «De tous les côtés, on avait engagé à fond le travail des labours. Il s'agissait pour tous ces hommes de faire le pain de leur table.»38 Dans l'épisode de la recherche d'un asile auprès d'une famille paysanne dont le nom n'est pas annoncé, le narrateur, devenu personnage, entame une discussion avec un de ses membres. Celle-ci commence, contrairement à «l'aliénation des rapports humains»39 dont ce définit ce «haut lieu»40 de solitude qu'est la ville, par un délicieux échange de saluts. Nous nous apercevons que le pivot de cette famille est l'esprit de concertation, du moment que chacun est incapable d'accepter la demande du narrateur sans se référer aux autres. Cet aperçu est considéré comme un précieux témoin du lien qui soude les membres de la famille (voire la communauté) paysanne en faisant une unité insensible à tout désir de séparation et que rien ne peut morceler41: «(Le narrateur interrogeant un des membres de la famille): Vous ne savez pas si on pourra me faire coucher dans la grange? - Faut voir le patron, c'est de lui que ça dépend […]. (Le patron, après avoir plus ou moins longuement discuté avec le narrateur): - Oh! C'est une catastrophe. Tenez, allez voir la mère, là bas […] C'est là que, devant la ferme, la mère était assise. Les bras enfin pendants, me regardait venir vers elle, mais elle savait que le Patron m'envoyait.»42 Le patron, interrogeant son nouvel hôte sur sa provenance ainsi que sur l'état des habitants de la région de Briançon, n'est pas inquiet à propos du sort de sa ferme; au contraire, il veut avoir une idée sur l'épidémie dont souffrent ces paysans. C'est donc par un pur humanisme qu'il agit ainsi: «(Le patron) – Vous venez de Briançon? Ils ont toujours la fièvre aphteuse là -haut? Il y a longtemps que vous êtes parti? (Le narrateur) – Oui, ils ont toujours la fièvre aphteuse, mais moi je me suis désinfecté avec du chlore. J'ai laissé mes vieux souliers là -haut, j'en ai acheté des neufs, une fois sorti des barrières d'épidémies. Oh! Ce n'est pas pour ça que je le dis, mais c'est bien de prendre des précautions.»43 L'emploi de l'interjection «Oh!» marque la surprise du patron, son inaptitude à comprendre de telles paroles. Il marque aussi la volonté de se dépouiller vite de l'accusation que le narrateur peut lui imputer comme quelqu'un que n'intéresse que le sort de sa ferme. A travers la description du mode de vie des paysans et des artisans, nous pouvons déduire que le narrateur (Giono) veut que ces familles soient son porte-parole, un exemple qu'il faut imiter fidèlement pour redonner du sens à l'existence humaine. Comme nous l'avons vu, celles-ci incarnent des valeurs organiques qui ne sont plus, un penchant naturel à faire de l'intérêt commun un besoin comme celui qu'a l'homme de l'air pour vivre. Dans cette perspective, tout repliement sur soi est interdit parce qu'il est susceptible de faire sombrer tout homme, même l'artiste, dans un état de tristesse totale et d'«arrêt de la musique»: «La dactylo: Si, je t'écoute; mais je voudrais savoir ce que l'homme fait là -haut dans sa chambre; maintenant qu'on ne le voit plus et que la musique s'est arrêtée. Tu sais comment il s'appelle? C'est curieux, cette fenêtre toute ouverte et plus rien ne bouge. Il ne revient plus. Pourtant il y a du soleil.»44 D'où la nécessité de réhabiliter la communication interhumaine, car l'homme est essentiellement communicatif. Les cris émis par l'enfant dès sa sortie du ventre de sa mère nous en persuadent largement. La texture même de l'univers la suggère, car celui-ci est composé de divers éléments qui forment un corps, et chaque élément du cosmos n'existe que par rapport aux autres et entretient avec eux une étroite relation d'interdépendance. Que l'on songe à la loi de la gravitation, voire même à l'impossibilité de vivre sans rayonnements solaires. Dans un passage à portée symbolique et qui se prête à une double lecture, Giono s'emploie à donner une description aussi exhaustive que possible de l'ordonnance du cosmos. Si Giono s'efforce de donner du fonctionnement du cosmos une image qui est loin d'être un effet de reflet, une évidence insignifiante et qui ne peut être inscrite dans une poétique des restes45, il entend, nonobstant, insuffler à son lecteur une idée sur la fascinante harmonie qui régit les rapports entre les éléments cosmiques et l'inciter à s'inspirer de ce modèle naturel afin d'aboutir au stade de création d'une âme humaine qui échapperait à «l'égoïsme social» qui caractérise l'ère capitaliste. Les éléments du cosmos effectuent un mouvement que leur a imprimé la nature et cette vérité nous suggère l'image d'une famille paysanne ou artisanale où règne l'entente totale, le respect mutuel et l'euphorie, car ces familles constituent presque le seul trait d'union entre un passé lointain et un présent moderne désenchantant, du fait qu'elles n'obéissent qu'à ce que la nature avait appris à leurs ancêtres: «Les neuf planètes tournent autour (du soleil) et de temps en temps se voient. Dans ce gouffre qui existe parce qu'il existe, le soleil serre autours de lui les masses énormes de matières; elles tournent sans s'échapper sur les orbites…»46 Aussi la réintégration de l'homme, non seulement dans la société mais dans l'univers, paraît-elle une exigence urgente et l'homme doit désormais se débarrasser de sa prétention à être le centre du monde, son seigneur, pour se considérer comme un simple habitant de son globe: «Il faudrait que je m'habitue à vivre sans barrières au bord du gouffre qui me ressemble. Les étoiles ont des intensités de lumière différentes les unes des autres. Chaque fois, ce peut être en raison de leur distance ou de leur grosseur. Il est d'abord difficile de se représenter le corps qu'elles composent, le soleil est une étoile. Les accès de sa passion déchirent brusquement la sensibilité, la poétique et le courage des hommes; une simple irritation de son drame peut nous dépenser d'un seul coup par exemple comme Cassandre devant la porte d'Agamemnon dépense d'un seul coup ses prophéties et après elle est vide; elle entre dans le palais, elle devient autre chose. Maintenant, la passion de toutes les étoiles que je vois, je comprends qu'elle compose un corps. Et c'est pour moi un besoin vital de connaître l'anatomie de ce corps et de la construire autour de moi. Pour l'habiter. Car j'habite tout ce qui est à la portée de mes sens (même, et c'est le point où je commence à me fondre, j'habite tout ce qui est à la portée de mon intelligence).»47 Bibliographie Jean Giono, Le Poids du ciel, Editions Gallimard, 1949. Récits et Essais, bibliothèque de la Pléiade, Tome 7, Gallimard, Paris, 1989 Claude Duchet,
Auteur : KARRA Anouar - - Titre : Une lecture sociocritique du Poids du ciel de Jean Giono, Url :[https://www.marocagreg.com/doss/monographies/article-sociocritique-giono-rtry-karra-anouar.php] publié : 0000-00-00 |