Pour une poétique de la traduction chez Marguerite YOURCENAR:

Cas de traduction des Vagues de Virginia WOOLF et la poésie de Constantin CAVAFY.
Article préparé par: Hanae ABDELOUAHED

Définitions problématiques

On entend communément par traduction, soit l'action de traduire, soit le résultat de cette opération. Dans le premier cas, il s'agit d'un phénomène vivant, organique, fonctionnel. Celui-ci se transforme ensuite en produit; une certaine prétention à la pérennité en est la conséquence. Le texte écrit se dépersonnalise et s'affranchit des contingences de sa genèse. Il n'est plus en situation. Cela est vrai pour tout énoncé écrit, original ou traduction.

La traduction immédiate, sur le vif, s'effectue, en principe, en vue de la consommation sur place. Son destinataire, l'interlocuteur, est présent ou supposé présent. C'est à lui que l'interprète s'adresse, et non pas à un public indéterminé.

En affirmant que traduire signifie faire passer un ouvrage d'une langue dans une autre, le dictionnaire de l'académie française ne tient compte que de la traduction en tant que produit.

* Action de traduire. La traduction est un travail difficile. La traduction demande une grande intelligence des deux langues, et de la matière dont il s'agit.

* Il signifie aussi, La version d'un ouvrage dans une langue différente de celle où il a été écrit. Traduction nouvelle, fidèle, exacte. Excellente traduction. Vieille traduction. Mauvaise traduction. Traduction servile. Traduction libre. Traduction littérale.

De ce fait, il néglige tout ce qui échappe à la fixation par la graphie. Or, traduire n'est pas transvaser une conserve d'une boîte dans une autre. La définition du Petit Robert est plus satisfaisante :

Faire que ce qui était énoncé dans une langue le soit dans une autre, en tendant à l'équivalence sémantique et expressive des deux énoncés.

Traduire est un acte de langage, parfois un acte de création linguistique. En tant que phénomène vivant et organique, cet acte laisse des traces. Il a sa part d'influence — si minime soit-elle — sur l'ensemble des actes de langage qui se produiront après lui.

Ainsi la traductologie1 en tant que science qui étudie les textes traduits dans une perspective comparatiste vise à interpréter cette pratique comme une tendance sociale et communicationnelle. La traduction littéraire vient suppléer la pensée de l'Autre, son esthétique et sa culture. La traduction suppose, quel que soit le degré de théorisation que soit en mesure de mettre en oeuvre le traducteur, un dédoublement de l'acte de lecture et de celui d'écriture, une mise en crise de l'un par l'autre, et un arrachement aux pratiques reçues comme les plus évidentes de la lecture et de l'écriture: «traduire c'est produire un texte second double du premier»2

Ce dédoublement réflexif atteint, en second lieu, le rapport à la langue. L'objet sort nécessairement transformé de cette incessante confrontation, du va-et-vient d'un système linguistique à un autre : une langue en interroge une autre, l'aisance devient opacité et résistance.

La traduction est, en effet, un cas extrême d'intertextualité manifeste, ouverte. L'attention nécessairement portée aux processus de constitution du sens du texte-source engage une lecture qui est déjà travail de récriture.

La traduction, qui est elle-même déjà travail d'assimilation-captation (de transformation dans le sens de l'intégration d'un nouvel objet au corps des textes recevables au moment où elle s'écrit), permet, par l'intermédiaire de sa productivité, des processus de captation plus larges.

Le statut même des textes traduits, leur mode d'insertion dans la production écrite d'une époque, ce qu'on peut savoir de leur réception, la situation plus ou moins spécifique qu'on leur attribue peuvent nous intéresser. La façon dont est exhibée ou voilée leur altérité permet d'observer les rapports d'une culture avec ce qui, du dehors, vient la remettre en question et la nourrir. Un clivage s'instaure au sein de l'objet texte, qui éclate en texte lu, et texte récrit.

Deux langues se confrontent, la lecture et l'écriture s'interrogent, la toute-puissance du modèle rencontre la liberté d'écrire, le pouvoir du texte se heurte à la loi du public. L'écriture se trouve constamment rapportée à d'autres champs du réel, donnant ainsi parfois à percevoir d'intéressantes homologies de structures. La situation conflictuelle du traducteur semble, à cette époque, ressentie de façon particulièrement aiguë. Tout au moins est-elle explicitement exprimée comme un écartèlement entre des nécessités opposées qui relient clairement les différentes modalités possibles de traduction (le mot à mot et le sens, les « propres termes » et la sentence) à des contraintes plus larges : celle des langues respectives,

La traduction se sent poussé à mettre en question la prétendue évidence des signifiés de ses propres mots, de qui renforce son espérance, sa vocation avec tout un surcroît d'énergie. En traduisant, en voulant faire revivre sa propre langue, l'écrivain rencontre la langue de l'autre en son ampleur séculaire, c'est-à-dire, un travail du concept. Traduire c'est réfléchir et évoluer même dans sa façon d'être.

De la source à la cible, de la pensée de l'équivalence, le discours sur la traduction est marqué par un vocabulaire qui la spatialise supposant une transformation homothétique du texte traduit, à la métaphore du « passeur »3. Cet ancrage dans l'espace détermine par voie de conséquence, ou s'origine dans, une superposition des valeurs géographiques et des valeurs politiques. Dire que la traduction est passage, par exemple, signifie à la fois la désigner comme « transport »4 dans une autre langue et y voir l'expression d'une relation de proximité à l'autre. La traduction, ses normes et sa théorie engagent en effet l'idéologie d'un temps, dans le rapport à l'altérité que ce temps entretient.

La métaphore de l'annexion, qui court dans la théorie occidentale contemporaine, est à cet égard révélatrice d'une époque encore hantée par la colonisation. Or, dès lors que la pensée rapproche commentaire et traduction, l'accent est mis sur la secondarité de ces gestes : l'un et l'autre viennent après le texte, en dépendent, mais aussi le secondent

C'est ce tournant, ce passage d'une approche spatialisée à une approche temporalisée qui est mesuré selon les enjeux d'une confrontation de la traduction au commentaire. Étudier la dynamique de leurs relations permet d'élaborer une pensée du texte traduit, de la traduction comme espace propre.

La relation entre centre et périphérie comme dialectique peut certes avoir un rendement théorique, soit qu'on envisage une logique esthétique centrée sur les relations interlinguistiques chez un écrivain, ou bien qu'on étudie l'historicité du traduire, ou bien encore qu'en étendant la problématique, une critique d'inspiration sociologique en tire une carte mondiale évolutive. Néanmoins, le texte traduit envisagé pour lui-même, et en lui-même, est animé d'une dynamique propre qui échappe à tout discours prisonnier de cette tension entre centre et périphérie. Cette dynamique ne se saisit qu'à condition d'abandonner cette perspective au profit d'un questionnement sur la mémoire des oeuvres, qu'à condition de défaire l'évidence apparente qui noue la relation entre commentaire et traduction, dans ses présupposés et ses effets.

Si Derrida postule une impossibilité à traduire, c'est-à-dire à refaire le « coup de génie de l'événement » Derrida situe son discours entre les traductions, entre les versions qu'offrent l'original et ses traductions. Ensuite, de cette situation du discours découle une caractérisation de la traduction par l'image de la « disjointure », inséparable de « l'anachronie » : la traduction est imparfaite, parce que creusée de ses écarts, de son écart à l'achèvement ; c'est pourquoi son temps est l'anachronie : elle prolonge l'oeuvre, lui donne une mémoire, jamais close par nature.

Traduire pour connaître

L'écrivain qui traduit subit une influence telle qu'on la reconnaît dans sa propre oeuvre et que l'étude comparée des poétiques modernes des différentes littératures repose évidemment sur leur interaction. La poétique moderne et la littérature comparée visent à expliquer que le rapport des oeuvres (écriture première) et de la traduction (écriture seconde) se caractérise par un engendrement réciproque et que la traduction, est à priori, présente dans tout original.

Toute oeuvre est un tissu de traductions ou une création fondée sur une opération traduisante, c'est-à-dire, «possible à traduire» ce qui lui permet d'atteindre sa plénitude d'oeuvre5. Ainsi MESCHONNIC considère le traducteur comme un «ré-écrivain» dans la mesure où il possède les mêmes performances d'un écrivain émergeant au milieu des remous d'une transformation poétique et culturel marquée par le sens de polysémie du texte traduit où la langue est indissociablement liée à la culture du traducteur et de son lecteur. Précisément MESCHONNIC n'effectue aucune distinction entre la forme (ou expression) et le sens (ou contenu) soutenant que: «traduire un texte n'est pas traduire de la langue, mais traduire un texte dans sa langue, qui est texte par sa langue, la langue étant elle-même par le texte»6. C'est ainsi que la traduction a une «poétique» qui revêt une «percée» de l'acte d'écrire.

Yourcenar construit sa propre définition de la traduction: elle conçoit la traduction comme un médium à l'écriture ce que Michel BAKHTINE interpelle l'impact de la traduction7. Elle aura puisé dans ces poèmes tout en appliquant la méthode qui est désormais la sienne: traduction/ écriture. C'est qu'au moment qu'elle avait traduit les poèmes de Constantin CAVAFY qu'elle écrivait le roman qui allait la rendre célèbre Les Mémoires d'Hadrien.

L'activité traduisante a un autre aspect chez YOURCENAR, elle réside dans sa recherche forcenée de rencontrer l'Autre. La découverte des littératures éloignées de la tradition gréco-latine et la civilisation européenne avait été l'un des vecteurs essentiels de sa connaissance du monde et des hommes témoignant le contenu cosmopolite de sa bibliothèque et son besoin irrépressible de voyage. La traduction devient un espace fertile pour quêter l'Autre comme figure d'une altérité à apprivoiser, certes, mais, c'est l'homme universel que recherche Marguerite Yourcenar car cette part d'universalité transforme l'Autre en une incarnation de Soi. Autrement dit, elle recherche Soi en la traduction de l'Autre.

Elle traduit par désir de découverte d'un nouveau pays, d'une nouvelle culture. La traduction est, pour elle, un moyen de s'approprier un temps-espace, un univers culturel et esthétique différent d'elle. Derrière cette activité traduisante, c'est sa propre conception de la création qui esquisse. L'oeuvre yourcenarienne est marquée par l'avènement d'une traduction sans frontières, crée une sorte de mutation de la traduction ouvrant la voie aux procédés d'écriture dont l'empreinte se transmute en ‘citation' et en ‘magie'. Traduire pour créer

La traduction représente une part non négligeable de l'oeuvre de YOURCENAR. La traduction est pour elle un prolongement naturel de son écriture romanesque. Traduire c'est créer car traduire est comme écrire; l'auteur devient un passeur.

Achmy HALLEY affirme que «la traduction a toujours représenté pour Yourcenar une sorte d'hygiène intellectuelle, une gymnastique stylistique, une recréation mentale qui lui permettent de «respirer» un peu entre deux projets romanesques, une manière de se ressourcer au contact des mots et de l'imaginaire d'un autre écrivain»8.

La découverte de CAVAFY à travers son ami Constantin Diamaras9 fut une vraie révélation pour Marguerite YOURCENAR à tel point qu'elle stylise l'imagination du poète grec dans son oeuvre. Le choix du style sentencieux est révélateur, YOURCENAR ne daigne pas de montrer son prisme de l'ici et de l'ailleurs, relation binaire où s'associent opportunément activité de l'écrivain et médiation créatrice. Cette relation ouvre des voies à des considérations engageant la trame profonde de l'acte de traduire restituant l'imprégnation aux menaces du texte qui intègrent fils textuels et fils transtextuels avec dextérité.

Un traducteur doit posséder maintes qualités que René de Ceccatty résume à propos de Michel Leyris, traducteur inspiré de poésie anglaise: «pour être un bon traducteur, il faut entre autres qualités, posséder un monde intérieur et linguistique propre, des obsessions, un vocabulaire singulier, une structure psychologique élaborée, bref une sorte de langue poétique qui ne se contente pas d'interpréter une autre langue, mais qui puisse la faire sienne»10.

Quel aspect du poète grec CAVAFY et de l'écrivain anglais V. WOOLF a attiré Marguerite YOURCENAR?La traduction détait pour YOURCENAR un «travail alimentaire»11? Yourcenar refuse catégoriquement de qualifier ses traductions d'alimentaires, en revanche elle les considère qu'elles faisaient partie de ses oeuvres personnelles et celles «entreprises par seul amour de l'oeuvre traduite»12 . La traduction représente donc pour elle le prolongement naturel de l'écriture.

Par ailleurs, YOURCENAR exerce l'anthropologie de l'homme et sa génétique où, par l'intermédiaire de l'histoire, elle saisit un être dans ses profondeurs. Les ressources du livre traduit sont prises à rebours. YOURCENAR les utilise à son propre compte pour effacer si possible les traces d'antan et retrouver l'actualité à travers le souffle du temps passé.

YOURCENAR n'a pas daigné de montrer sa fascination par la littérature anglo-saxonne. Sa prédilection des Vagues de Virginia Woolf provient de la spécificité de l'écriture de cette dernière qui inscrit son oeuvre dans le mouvement littéraire du «courant de conscience» avec lequel, de manière hégélienne, le roman devient manifestation de l'esprit13. Pour Woolf, le texte littéraire peut fonctionner comme le laboratoire de l'incorporation de la domination sociale, dans la vie psychique elle-même au point qu'une telle incorporation en vient à marquer les zones les plus obscures du corps et de l'esprit. Dans le cadre de ce questionnement qui prend aussi la forme d'une démystification et d'une dénonciation de ce qui se fait passer pour naturel14, V. WOOLF entrevoit une nouvelle tendance littéraire. Ainsi la prolifération de l'histoire dans sa pluralité ne l'intéresse guère, elle essaie de la comprendre d'opérer le sens à travers un réseau de significations manipulant le texte dans sas composantes à la fois réelles et fictives pour parvenir à la reconstruire se servant même de son imagination.

Dans la préface des Vagues, YOURCENAR fait apparaître la conjonction d'un espace double en résonnance avec le travail de seconde main (la traduction): «les quelques pages qui vont auront atteint leur but si je [YOURCENAR] parviens à persuader le lecteur de l'intense sentiment d'humanité qui se dégage d'une oeuvre où il est permis de ne voir d'abord qu'un ballet admirable que l'imagination offre à l'intelligence»15.

YOURCENAR découvre chez Virginia WOOLF et CAVAFY l'importance du sujet et l'affirmation d'un point de vue sur la vie et la prégnance de l'Etre au détriment d'un caractère: «l'oeuvre scintillante et vague de Virginia WOOLF se place ici aux antipodes de Marcel Proust qui aboutit à la pulvérisation complète de l'Etre mais chez qui les caractères atteignent leur forme-type de manies et de délires»16.

La conjonction de l'Etre et du temps a été le centre de préoccupation des écrivains d'après-guerre, tandis que Pirandello et Proust nous proposent la notion d'un «Temps-Espace, qui permet de faire le tour des petites figurines humaines ou d'un Temps-Evénement dont l'action physique finit au sens propre du mot par dégrader les invités de la Princesse de Guermantes, c'est un Temps-Atmosphère qui gonfle les feuillets des livres de Mrs Woolfet ses personnages baignent comme des plantes dans une durée vitale de la notre»17.

Ce temps que préconise Marguerite YOURCENAR et qu'elle retrouve dans l'écriture de V.WOOLF est un «trans» qui motive une «décantation» d'«un Temps-Océan, sous-jacente, et incessamment mu par la propulsion qui rejaillit [des] souvenirs, [des] rêves, [des] concrétions parfaites de la vie humaine [qui] nous font l'effet de coquillages au bord de majestueuses houles éternelles»18. Ce temps provient des raccourcis, de courants d'air des vagues qui nous amène aux premiers temps, ce temps par strates qui se perpétuent à travers l'oeuvre woolfienne se révèle féconde et apte à découvrir son élargissement dans la conception cavafienne.

En effet, les orientations transtemporelles permettent d'identifier les formes de coordination inter-individuelles dans la pensée cavafienne en situation de communication avec l'oeuvre yourcenarienne où s'interfèrent les dimensions transtextuelles.

CAVAFY met en évidence les motivations transhistoriques du temps qui paraissent être la source de la défaite et l'abaissement des mythes. Ainsi il entrevoit l'expérience charnelle comme un continuum à embrasser l'immortalité. CAVAFY utilise dans ses poèmes une isotopie charnelle (éjaculation sensuelle, sperme, cri, soupir…) et des scènes obscènes sans faire allusion à aucun sentiment de péché. YOURCENAR est fascinée par l'ambition de CAVAFY à dépasser le réel et trouver son chemin pour l'éternité loin du temps réel car «toute création humaine qui prétend à l'éternité doit s'adapter aux rythmes changeants des grands objets naturels, s'accorder au temps des astres»19 comme dira Hadrien reprenant CAVAFY qui revit le passé par l'imagination.

YOURCENAR brosse le portrait d'Hadrien à la manière de CAVAFY; Hadrien retrouve l'être aimé Antinoüs sous forme du souvenir. Il ne daigne pas aussi de montrer sa grécité autant que son cosmopolitisme, comme le poète grec qui ne nie pas son appartenance à l'hellénisme d'Egypte: «c'est en latin que j'ai administré l'empire; mon épitaphe sera en latin sur les murs de mon mausolée au bord du Tibre, mais c'est en grec que j'aurai pensé vécu»20. Les esquisses de la personnalité de CAVAFY servent de modèle pour sculpter le portrait de l'empereur. L'intérêt d'une telle symbiose prend sa charge avec l'imagination qui reconstruit et détruit en même temps. Le récit cavafien comme celui d'Hadrien est formé d'une série de mythologèmes qui «constituent un mythe destructif et qui se réalise à travers la décadence, ou mieux encore d'une série d'événements qui tissent l'Histoire, une histoire qui se présente sous les traits d'une biographie et vice-versa»21.

L'homologie des deux portraits offre à YOURCENAR comme pour son personnage Hadrien une issue pour échapper à l'«humanisme de l'abîme»22 . Devant cette réflexivité, le moi se lie comme une transposition subtile du réel dans le factuel: fiction et vie sont étroitement associées. Traduire pour se connaître (assimilation)

La traduction s'impose dans l'acte d'écriture, elle devient un espace où l'auteur francophone prend conscience des problèmes de la condition humaine, où les images du passé sont jouxtées à celles du présent pour rendre plus lucide l'actualité. La traduction est un espace de s'approprier un espace, un univers culturel et esthétique différent d'elle afin d'entrer plus intimement en résonance avec le nouveau territoire aimé. Traduire est pour YOURCENAR un acte qui lui permet de s'intégrer à une culture étrangère qu'elle désire faire intimement sienne. La longévité de ce projet est d'une grande ampleur. Son objectif est de revisiter les lieux communs, de dépoussiérer les trésors de l'Antiquité. Ce polissage abolit les frontières entre création et traduction: en traduisant, en les adaptant voire en les réinventant.

YOURCENAR a sa vision universaliste du monde filtrée à travers les grandes oeuvres des poètes de tous les temps et de toutes les cultures. L'art poétique de Yourcenar contient des notes tendres, émouvantes, parfois maladroites mais toujours sincères et fécondes. Yourcenar n'a jamais cessé d'habiter le monde en écrivant et de le réinventer avec les instruments mystérieux et infinis de la littérature la plus pure.

La traduction devient un espace fertile pour quêter l'Autre comme figure d'une altérité à apprivoiser, certes, mais, c'est l'homme universel que recherche Marguerite Yourcenar car cette part d'universalité transforme l'Autre en une incarnation de Soi. Autrement dit, elle recherche Soi en la traduction de l'Autre. Pour ce, Novalis suggère: «le traducteur est le poète des poètes»23

Traduire c'est créer avec, c'est une autre manière d'écrire, écrire avec un sens d'altruisme. La prise de contact avec des travaux étrangers à a langue et à sa culture s'appuie chez YOURCENAR sur un désir de rencontrer l'autre par une «ré-écriture» qui oscille entre fidélité et trahison, entre désir mais aussi échec. L'échec nous fournit donc un cadre où se chevauchent une des tentatives d'imiter l'écrivain traduit et d'autres de créer à la manière de cet écrivain. Dans cette configuration, l'architecture de l'oeuvre yourcenarienne est caractérisée par cette empreinte particulièrement significative entraînant l'acte de création de vers la relance et la transposition. Comme l'insigne J. Kristeva, la transposition envisage la possibilité du passage d'un système signifiant à un autre. La traduction s'avère être une intertextualité qui révèle une altérité représentative de similitude entre deux systèmes: signifiants caractérisés par leur transitivité. La fonctionnalité de la traduction est tributaire d'un pré-texte sur lequel se greffent toutes sortes de discours. Le cadre linguistique vient suppléer à la déficience de la structure du texte et offrir une unité contre la multiplicité des écritures.

La traduction se sent poussé à mettre en question la prétendue évidence des signifiés de ses propres mots, ce qui renforce son espérance, sa vocation avec tout un surcroît d'énergie. Il ya un reflux vers soi, vers le plus profond de soi, inhérent à toute admiration.

En effet, ce qui module la conscience que l'on a de quelque chose sont, en termes husserliens, les formes de l'attention que l'on porte à cette chose, la façon dont on la découpe en la considérant comme ce qu'il est pertinent de percevoir; c'est à travers ces variations de l'attention esthétique que s'éclaire «le moment de l'identification et de l'extraction du mémorable»: le champ attentionnel s'y organise autour d'un centre défini par ce qui compte pour nous, par ce vers quoi nous sommes orientés, ou encore, déposés.

Conclusion

En somme l'oeuvre de YOURCENAR est un immense palimpseste dont le texte effacé est sa poésie, matrice recouverte au fil des ans par la masse de ses écrits romanesques, de ses essais et mémoires, de son théâtre…ses nombreuses traductions-recréations témoigne un moyen de dépasser le découragement du monde et le désespoir d'être, et la paralyse de la création personnelle. Yourcenar rejoint des multitudes de voix comme une «nappe secrète» qui permet de défricher le terrain et de briser le silence qui entoure son rapport intime à la littérature.

Bibliographie Ouvrages de M. YOURCENAR YOURCENAR Marguerite, Les Mémoires d'Hadrien, Folio, livre de Poche, 1977. YOURCENAR Marguerite, «Les charmes de l'innocence. Une relecture d'Henry James», Pèlerin et étranger, Essais et mémoires, ed. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1991 WOOLF Virginia, Les Vagues, préfacé et traduit de l'anglais par Marguerite YOURCENAR, STOCK, 1937 et 1974.
Articles FRERIS Georges, Décadence et conception de l'Histoire de Cavafy dans Mémoires d'Hadrien, In: Marguerite Yourcenar: écriture, réécriture, traduction: Actes du colloque international de Tours, 20-22 novembre 1997, Tours, Société internationale d'Etudes Yourcenarienne, 2000, p. 65-76 DESBLACHE Lucile dans Marguerite Yourcenar: de la traduction à la création, Bulletin de la SIEY, n°15, Septembre 1995
Ouvrages sur la traduction CECCATTY René de, «Leyris, poète des poètes», Le Monde des livres, 21 juin 2002, MESCHONNIC Henri, Pour la poétique II, Paris, Gallimard, 1986 MESCHONNIC Henri, De la langue française. Essai sur une clarté obscure, Paris, Hachette, Littératures, 1997

LADMIRAL René, Traduire théorèmes pour la traduction , Payot, 1979

Ouvrage sur YOURCENAR HALLEY Achmy, Marguerite Yourcenar en poésie Archéologie d'un silence, Rodopi, New York, 2005.
Ouvrages généraux RICOEUR Paul, Temps et récit 2, Paris, Le Seuil, 1984, p.27-28. BOURDIEU Pierre, la Domination masculine, Paris, Le Seuil, 1998, p.89-90 BAKHTINE Michel, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978 GENETTE Genette., Minologiques, Paris, Le Seuil, 1976. PAGEAUX Henri, Littérature générale et comparée, A. Colon, 1994


1 Terme inventé par J. René LADMIRAL, Traduire, Payot, 1979.

2 D.H. PAGEAUX, Littérature générale et comparée, A. Colon, 1994, p.41.

3 Henri MESCHONNIC, De la langue française. Essai sur une clarté obscure, Paris, Hachette Littératures, 1997, p.17

4Ibid, p.95.

5 BAKHTINE effleurant l'histoire des transtextualités et des traductions affirme: «On peut dire sans détours que la prose romanesque européenne naît et s'élabore dans un processus de traduction libre (transformatrice) des oeuvres d'autrui» et «L'un des meilleurs connaisseurs de la parodie médiévale, Paul Lehmann, n'hésite pas à affirmer que l'histoire de la littérature médiévale, et la littérature latine en particulier, est ‘l'histoire de l'adoption, du reniement et de l'imitation du bien d'autrui'», op. cit, p.193.

6 Henri MESCHONNIC, Pour la poétique II, Paris, Gallimard, 1986, p.311-312.

7 Voir les travaux de M. BAKHTINE, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978 et de G.GENETTE, Minologiques, Paris, Le Seuil, 1976.

88 Achmy HALLEY, Marguerite Yourcenar en poésie Archéologie d'un silence, Rodopi, New York, 2005.p, 468.

9 Chercheur, professeur à la Sorbonne et critique de la littérature néo-hellénique (1904-1991), travaillant en particulier sur les sources des oeuvres littéraires néo-grecques de l'âge des lumières et du romantisme.

10 Voir «Leyris, poète des poètes»,

11 Lucile DESBLACHE dans Marguerite Yourcenar: de la traduction à la création, Bulletin de la SIEY, n°15, Septembre 1995, p.19.

12Marguerite YOURCENAR, «Les charmes de l'innocence. Une relecture d'Henry James», Pèlerin et étranger, Essais et mémoires, ed. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1991, p.557

13 P. Ricoeur, Temps et récit 2, Paris, Le Seuil, 1984, p.27-28.

14 Pierre Bourdieu, la Domination masculine, Paris, Le Seuil, 1998, p.89-90

15 Virginia WOOLF, Les Vagues, préfacé et traduit de l'anglais par Marguerite YOURCENAR, STOCK, 1937 et 1974.

16 Ibid, pp.8-9

17 Ibid, p.9

18 Ibid, p.9

19 Marguerite YOURCENAR, Les Mémoires d'Hadrien, livre de Poche, 1998, p.125.

20 Ibid, p.45.

21 Georges FRERIS, Décadence et conception de l'Histoire de Cavafy dans Mémoires d'Hadrien, p.71.

22 Ibid, p.73.

23 Cité par René de CECCATTY, «Leyris, poète des poètes», Le Monde des livres, 21 juin 2002, p. IV


Pour citer cet article :
Auteur : abdelouahed hanae -   - Titre : Pour une poétique de la traduction chez Marguerite YOURCENAR,
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