L'Espace dans Léon l'africain de Maalouf

Dans son Essais sur le roman, Michel Butor affirme: «La première grande époque du roman réaliste moderne, celle du roman picaresque coïncide précisément avec celle des premières circumnavigations».D'emblée, la représentation des voyages et explorations de l'homme traduit un nouvel intérêt porté à l'espace et à sa valeur. Car, évoquer la notion de l'espace revient à évoquer l'homme en tant qu'instance ordinairement liée à lui. Or, cette liaison se fait souvent non pas par choix mais par une espèce de fatalité qu'il est appelé à surmonter ou d'au moins interroger. Ainsi la thématique de l'espace envisagée comme une donnée essentielle à la construction de l'identité humaine est dans le genre romanesque une référence géographique et symbolique. En effet, formant tout un système de signes parsemés dans le récit, l'espace acquiert une fonction, une nature, une organisation et un mode de description divers. Même présenté comme réel, l'espace narratif est toujours construit par l'écriture, et l'itinéraire qu'il crée associe le destin des personnages à la rencontre de l'aventure. Conscient de cela, Amin Maalouf dans son Léon L'Africain retrace le parcours spatial et culturel de son héros éponyme; un parcours qui s'effectue à la recherche d'une possible harmonie entre, d'une part, le moi et le monde et d'autre part, entre deux univers prétendument différents, à savoir l'Orient et l'Occident. A ce stade, l'écriture de l'espace réel (extérieur) se double d'une écriture de l'espace du moi (intérieur) et la réconciliation des deux semble entraîner, de surcroit, une nouvelle perception des espaces visités et du rapport étroit qui les allie aussi bien à l'identité individuelle qu'à l'existence collective.

Dès lors, il s'agit de voir comment Léon L'Africain représente l'espace double comme un élément constitutif de la fiction qui non seulement en propose une nouvelle esthétique mais en fait le gage de tout un parcours de formation. L'espace est ainsi investit au profit de la fiction. Il permet donc au personnage d'assurer son apprentissage et plus largement de construire son identité afin d'atteindre à une forme de sagesse. Pour démontrer cela:

*Nous allons tout d'abord voir en quoi:

(Organisation de l'espace)

Un espace double peut-il exiger un regard double (passionnel/émotionnel)?

Grenade: Un espace qui se construit sur les débris d'un autre

Deux mondes visités, deux perceptions différentes

Espace et son rapport au temps

*Pour ensuite montrer que:

(Représentation de l'espace)

Ce regard double est bénéfique pour une nouvelle «Poétique de l'espace»:

Réécriture de l'espace

a) Le langage

b) L'Utopie et l'anti-utopie

L'espace est un élément constitutif de l'évolution du roman et du héros

Valeurs de l'espace

Voyage: Contact de deux espaces (le moi et le monde)

*Et enfin, nous examinerons:

(Fonction de l'espace)

L'espace comme gage d'un parcours de formation:

Léon-Hassan à la quête d'une nouvelle «Tour de Babel»

«Partout, l'homme a une seule identité»

A.

La représentation de l'espace dans Léon l'Africain n'est pas tributaire d'une vision unique du monde mais tout au contraire elle se fait sur un mode de binarité qui garantit l'objectivité et le regard critique. A cet égard, Amin Maalouf ou comme le qualifie certains critiques«le nomade des cultures» offre à son personnage Hassan-Léon la possibilité de visiter deux sphères dites opposées pour mieux en dégager leurs différences et leurs similitudes. Mais avant d'effectuer ces visites, Hassan nait à Grenade; espace qui combine au premier chef cette binarité entre le monde musulman et le monde chrétien, entre l'Orient et l'Occident.

Cependant, il se trouve que cette communion court d'emblée le risque de sa propre disparition. C'est ce qu'exprime la description de Salma à la page 13 en disant: «Une ville minée par la guerre civile et menacée par les infidèles». Au lieu de décrire l'espace Grenadin dans son infrastructure et plonger le lecteur dans une écriture de carte postale, l'auteur (par le biais des narrateurs Grenadins) choisit de présenter cet espace sous l'angle d'une perception purement historique ou anecdotique et alors plus vraisemblable. L'on assiste, à cet effet, à un inventaire d'espaces signalés par la simple évocation des actants, comme l'est le cas des soldats défilant à la parade d'Abou-l-Hassan Ali:«pendant que des détachements de soldats venant de tous les coins du royaume, de Ronda à Basta et de Malaga à Almeria, défilaient sans arrêt…»p.20 et des «habitants de Grenade et des villages alentour qui avaient pris l'habitude de se rassembler(…) sur les pentes de la Sabika, au pied de l'Alhambra, près du cimetière». La programmation de la chute de l'espace grenadin dans le ‘‘Livre de Grenade'' qui se fait à travers l'analyse psychologique de ses habitants exprime, en réalité, la symbolique d'un espace reflétant en permanence la claustration du peuple et la dépravation de son gouvernant et dit, en conséquence, l'inévitable jonction entre l'homme et l'espace auquel il appartient. Comme si l'évolution ou la régression de l'unité spatiale dépendait principalement des actes des hommes qui l'occupent et vice-versa!

Cette peinture le plus souvent métonymique embrasse, en effet, la volonté de cerner encore mieux l'ancrage des personnages dans l'espace. Aussi voit-on une Grenade au début (c'est-à-dire avant sa prise par les Castillans) somptueuse et riche telle que la décrit Salma lors de l'averse «jardins et vergers, des milliers d'arbres, ormeaux majestueux, noyers centenaires, des frênes, des amandiers…des trophées au coeur de la cité»p.23, poétisée comme le soulignent ces vers rappelés par le médecin Abou-Khamr «Grenade, nulle cité ne te ressemble/ Ni en Egypte, ni en Syrie, ni en Irak/ C'est toi la mariée/ Et ces pays ne sont que ta dot.» p.55, ensuite une Grenade qui s'efface premièrement à causede la division instaurée par l'ennemi: Espaces occupés par les Musulmans comme en atteste «le faubourg d'Albaicin», «Basta: cité musulmane à l'est de Grenade»p.32, autres par les Chrétiens «Loja, Santa Fe, le Palais de l'Alhambra» et deuxièmement à cause des événements historiques fatals:«La cité aurait tellement voulu que le temps l'oublie!» p.60. L'espace Grenadin où Musulmans (famille d'Hassan…) et Juifs (Ishak Ben Yahouda, Sarah-la-bariolée…) vivaient en harmonie et en paix témoigne désormais d'une chute, on ne peut plus, déplorable. Assimilée à une prison, Grenade, espace jadis familier et chaleureux, perd son éclat et exige alors à ses habitants un départ funeste et malheureux. En certifie cet exemple: «dans les jardins de Grenade les promeneurs étaient rares et les fleurs sans éclat. Les plus belles maisons de la cité s'étaient vidées, les échoppes des souks avaient perdu leurs étalages et le brouhaha des rues s'était éteint» p.81.

La double représentation de Grenade, avant et après sa chute, contribue d'ores et déjà à l'agencement d'un monde qui se construit sur les débris d'un autre. L'Occident symbolisé par Ferdinand d'Aragon et sa troupe castillane qui s'empare de l'Orient –ancienne Andalousie- accentue non pas uniquement la chute d'une «patrie délaissée» sous contrainte mais également la prétendue antinomie entre les deux mondes.

Il va sans dire que l'Orient et l'Occident sont perpétuellement visités dans la fiction d'Amin Maalouf. Tel «Dieu qui a rattaché sur chaque nouveau rivage le nom d'Hassan»p.87, Maalouf pousse pareillement son personnage d'un univers à un autre et lui offre l'occasion de révéler ses sentiments au contact de ces espaces.

A Fès, Hassan dit: «le spectacle des toits m'emplit le regard» p. 89, «la découverte de Fès ne faisait que commencer. Nous (Hassan et Haroun) allions la déshabiller voile après voile comme une mariée dans sa chambre de noces» p. 114. Agé de 9ans alors, Hassan garde un bon souvenir de l'espace maghrébin et le brosse subséquemment dans tous ses aspects, des plus joviaux aux plus tristes. C'est qu'il cherche, comme il l'avoue d'ailleurs lui-même à être un «témoin fidèle».

Le jeune enfant suivant la description de Normand DOIRON1 devient un « promeneur qui suit une route […] s'en écarte sans cesse, y revient, s'en écarte à nouveau, pour le pur plaisir du détour ou la digression » c'est ce dont témoignent les promenades faites à la place des Prodiges où «il y avait seulement de quoi regarder, humer et entendre»; A l'image de la Cour des Miracles de Hugo dans Notre-Dame de Paris, la place des Prodiges occupe dans Léon l'Africain deux pages (p.113/114) où la description est purement symbolique puisqu'elle rend compte des caractères fantasques et effrayants des «faux malades/ bateleurs/ monteurs de singes/conteurs». Cette place est aussi comme l'assure Hassan, le lieu «où [sa] curiosité était rarement déçue» p.145. L'espace fassi est, à ce stade, un nouveau monde pour Hassan car non seulement il coïncide avec son enfance et son innocence mais également parce qu'il met en scène un univers qui tient toujours à ses valeurs séculaires, mythiques et historiques.

A Rome, échantillon du monde occidental, Hassan adulte a un regard différent de l'espace. Certes, il visite la Place Navona p.291 qui rappelle celle des Prodiges, or, son compagnon en l'occurrence le jeune Hans le contraint à voir dans ce canton l'indigence de Rome ou pour ainsi dire sa chute allusive qui se prépare. Il l'atteste en répliquant: «Je voulais que tu aies constamment devant les yeux ce spectacle de misère, quand tu verras vivre les princes de l'Eglise, tous ces cardinaux qui possèdent trois palais chacun, où ils rivalisent de somptuosité et de débauche» p.292.

Fès et Rome deux villes qui suscitent intérêt tout de même critique représentent dans la fiction les mondes Oriental et Occidental en miniature. Ainsi l'on voit leur description s'effectuer de façon plus globale, autant sur le plan spatial que temporel.

Hassan demande à Hans dans le chapitre consacré à ''L'Année des Hérétiques'' de visiter la Rome antique mais contraint encore une fois à écouter les indignations du jeune élève comme il le révèlep.293: «Et, sans attendre un instant, je courus me réfugier dans le calme de mon ancienne prison, me jurant de ne plus jamais me promener dans Rome avec un guide luthérien», il exprime sa joie de se retrouver avec le nouveau guide Florentin Guicciardini qui, lui, peint Rome comme suit: «Ville éternelle mais avec des absences…Ville sainte, mais avec des impiétés; ville oisive, mais qui, chaque jour, donne au monde un chef-d'oeuvre». Il est à noter que le narrateur aperçoit particulièrement l'espace à travers le regard que les autres jettent sur lui. Aussi laisse-t-il entendre l'espace comme actant, personnifié ou allégorique. Rome est ainsi une ville contradictoire comme le donne à entendre la description de Guicciardini. Elle est «morte» p.303 et paradoxalement «éternelle» p.333. Cette binarité de perception renvoie, en fait, au temps auquel la description de l'espace est établie. Même processus qu'on remarque concernant Fès qui, au tout début était «autre chose» p.88 au sens positif du terme puis est devenue, à cause de ceux qui la gouvernent, «un chantier, une ruine peuplée de regrets et vide de souvenirs»p.249. C'est dire que, seuls, les circonstances et l'événementiel qui rapprochent le personnage de l'espace ou le poussent à s'en éloigner. La dimension émotionnelle est à ce propos largement investie. Combinant temps et espace, elle donne une vision développée sur la conscience du personnage.

Si Bachelardstipule qu'«on ne trouve pas l'espace, il faut le construire»2 cela n'est point applicable dans le roman d'Amin Maalouf. Car l'espace est présent et il l'est d'autant plus par la mention du temps. A ce propos, le narrateur inscrit la perception de l'espace par rapport à l'âge de celui qui perçoit. Les exemplesen sont multiples et l'on peut citer quelques uns tels que: «Ayant visité Fès dans sa première jeunesse» p.95/ «j'ai gardé mille souvenirs qui me ramènent à la candeur insouciante de mes neuf ans»p.114/ «Hassan mon fils, tu es à présent dans ta douzième année (…) vois-tu, tous ces hommes ont encore, accrochée à leurs murs, la clé de leur maison à Grenade»p.127. Cette combinaison aide moins à décrire l'espace que l'impact qu'il a sur le personnage qui le voit et surtout le conçoit. Le temps de l'Histoire ramené à l'actualité par le temps de la fiction explicite cette idée et met, par ailleurs, en exergue la relation fortement affective du couple espace/personnage. L'oncle souligne cela en brossant la situation des Grenadins exilés: «Leur seule raison de vivre, c'est de penser que bientôt (…) ils retrouveront leur maison, la couleur de ses pierres, les odeurs de son jardin, l'eau de sa fontaine, intacts, inaltérés, comme dans leurs rêves» p.127.

De la sorte, la description de l'espace Oriental et Occidental et le rapport de l'espace-temps rendent compte d'une vision plutôt réaliste autant de la fiction que de la conscience extrêmement traumatisée de ses personnages. Entre ceux qui assistent à la déconstruction de leur terre (cas des Egyptiens et Romains) et ceux qui ont été forcés à l'abandonner (cas des Grenadins), il n'y a visiblement pas de différence. Le regard double, lucide et émotionnel, ne fait que renforcer la similitude entre ces deux mondes prétendument opposés. L'autobiographie fictive d'Hassan-Léon propose, en conséquence, une nouvelle conception de l'espace qui dépasse l'aspect dramatique et sécable des deux mondes et réécrit un univers teinté de multiples couleurs locales et humaines.

B.

Dans Léon l'Africain, le lecteur est propulsé dans la spirale du temps et de l'espace géographique et culturel. L'évocation de celui-ci ne se fait pas uniquement à travers la référence à des lieux précis mais également à travers le langage. C'est ce qu'on retrouve au prologuelorsqu'Hassan dit: «De ma bouche, tu entendras l'arabe, le turc, le castillan, le berbère, l'hébreu, le latin et l'italien vulgaire». Maalouf recourt à un ancrage de mots étrangers pour étayer la vraisemblance de sa fiction et écrire l'espace sous une configuration symbolique. A cet effet, l'accent du père Mohamed le peseur est fortement révélateur: «cette empoisonneuse de Sirah; il sifflait son nom avec l'accent typique de Grenade qu'il allait garder toute sa vie et qui lui faisait appeler ma mère Silma, sa concubine Wirda(…) sa vile Ghirnata» p.17.

Dans l'épisode de ‘'L'Année de Saint-Ange'', le premier discours qu'entame Hassan-Léon avec Guicciardini est centré sur la langue, à la page 283 on lit: «Nous conversions en castillan, langue que je comprenais assez bien (…) –Moi-même j'ignore l'arabe, pourtant parlé tout autour la Méditerranée (…)-Après quoi, je lui promis sur un tom de défi amical: Avant la fin de l'année, je parlerai ta langue». C'est dire que le facteur linguistique renvoie à son tour à la valeur spatiale et en dévoile ses caractéristiques.

En addition de cet aspect dialectologique, la réécriture de l'espace chez Maalouf s'effectue grâce à la visite de contrées inaccessibles ou merveilleuses. L'on évoque dans cette optique: La visite de Mestasa, dans ‘‘ L'année de la Caravane'', qui cristallise l'écriture utopique p.156, l'observation des palais tels que la Cour de Tombouctou p.167 et le Sérail de Selim le terrible p.256 qui disent moins la somptuosité de l'espace que la nature du règne qui s'y fait et autant d'exemples qui représentent non pas la visite mais la revisite spatiale de l'Histoire humaine par le biais de la fiction.

A cela s'ajoute les dimensions spirituelle et mythique de l'espace. Pour illustrer la première, Hassan décrit son pèlerinage à la Mecque en ces termes p.274: «Je me sentais transporté dans un univers de rêve: cette ville, bâtie sur des terres stériles, semblaient n'avoir jamais eu d'autre destin que le recueillement.», la deuxième, elle, est concrètement associée à l'épisode du voyage vers Tombouctou et où la caravane devait traverser une localité appelée Oum Jounaibap.156: «il y a un cours d'eau, que longent les caravanes, et l'on dit que tout homme qui passe par là ne doit avancer qu'en dansant et sautillant, faute de quoi il est atteint par la fièvre quarte». Le narrateur sous-entend la nécessité de se plier à une espèce de fiction pour échapper au mauvais sort ou même à l'Histoire écrasante. Relatifs à l'espace, le mythe et la spiritualité donnent à l'homme l'occasion de se débarrasser de cette contrainte spatiale et accéder à une forme d'absolu où seule l'âme reste intacte. Bachelard pense, à cet égard, que « l'être est tour à tour condensation qui se disperse en éclatant et dispersion qui reflue vers un centre »3 et ces moments de voyage intérieur accentue cette idée.

La réécriture de l'espace ou pour emprunter la notion à Bachelard, la «poétique» de l'espace pour Maalouf traduit, subséquemment, la nécessité du traitement de ce dernier dans une fiction qui se veut réellement crédible. Aussi fait-il de l'espace un élément constitutif de l'évolution romanesque.

Il va sans dire que l'évolution de la fiction est corollaire à l'évolution du personnage dans l'espace-temps. Les dates de chaque année (du calendrier arabe et grégorien) et le périple d'Hassan qui commence avant sa naissance et va jusqu'à l'âge adulte miment l'écriture d'une autobiographie certes fictive mais singulièrement humaine. Cette évolution est le garant même d'un témoignage fidèle et sincère. La technique de la mise en abyme, notamment, par l'imbrication du livre Description de l'Afrique (p.95) dans Léon l'Africain en est la parfaite preuve. L'écriture réelle du livre d'Hassan El Wazzan sert, à cela, de soubassement au livre de Maalouf puisque celui-ci greffe sa fiction sur un élément réel. C'est une manière de passer de l'écriture d'un espace à un espace de l'écriture qui permet, comme le dit Maurice Blanchot:«le passage d'un espace extérieur, homogène et divisible à un espace intérieur, imaginaire»4 où va se déployer toute la créativité de l'auteur.

Par ailleurs, le recours à une onomastique cosmopolite explicite la valeur déterminante de l'espace à la fois dans la fiction et dans la vie du personnage.

Hassan fils de Mohamed le peseur, le Zayyati (vendeur d'huile)Â…Â…Â…Â…Â….

Orient

Jean-Léon de Médicis, le Grenadin……………………………………………………………….

Occident

Le Fassi (de Fès)……………………………………………………………………………………………..

Afrique

L'éventail des noms réfèrent à l'Orient, l'Occident et l'Afrique. Le nom d'Hassan est ainsi attaché à l'espace géographique multiple ou plus précisément universel. La prédestination à l'errance s'annonce donc grâce à l'onomastique et donne libre cours à une fiction qui avance au gré des voyages de son héros.

En effet, destiné au nomadisme parfois à la perte telle que le montre ‘'l'Année de la Tempête'' p.211 où il fût condamné à l'exil après le meurtre de Zerouali (qu'il n'avait pas commis) et ensuite «surpris par la tempête», Hassan-Léon se voit comme étant «le dernier des voyageurs, qui connait soixante royaumes noirs» mais qui apprend, particulièrement, que seul le déplacement dans l'espace et dans le temps est capable de cautionner la sagesse et la profonde connaissance du monde. C'est la morale majeure de la fiction-même.

Par une espèce de jeu de miroir assuré par le roman, la description du moi dans l'espace se transforme en une description de l'espace d'un moi qui, ayant assisté aux chutes de différentes contrées: [Chute de Grenade (Livre de Grenade) par la prise de Ferdinand d'Aragon, le châtiment du Caire (Livre du Caire) par la peste et la guerre contre Selim le terrible, le sac de Rome (Livre de Rome) par les Lansquenets, les bouleversements à Tefza (Livre de Fès)], il atteint une forme de lucidité qui lui permet de jeter un regard moins naïf sur les événements et sur les hommes. La fiction en tant que garant d'une lecture représentative de l'Histoire se trouve elle aussi doublée du déplacement dans l'espace pour accentuer cette lecture. Si donc le roman retrace le périple et la vie d'Hassan en commençant par sa naissance à Grenade, l'exil de sa famille à Fès, son voyage à Tombouctou, son arrivée au Caire, son retour à Fès, son départ à Constantinople, son pèlerinage à la Mecque, son enlèvement à Rome et enfin son retour à la côté Africaine, ce n'est que pour mieux révéler la portée symbolique du contact du héros avec le monde. Cet «ancêtre de l'humanité cosmopolite d'aujourd'hui»5 construit effectivement son héroïsme par le biais de ses innombrables aventures autant sur le plan externe (espace) qu'interne (pensées et sentiments).

L'évolution dans l'espace entraîne, somme toute, l'évolution du roman et du personnage principal. Le regard jeté sur le monde, sur les hommes et sur l'Histoire qui les regroupe, murit comme en témoignent ces deux révélations faites en deux stations de la vie (enfance et âge adulte): «Il est vrai qu'à douze ans je croyais encore que, des fauves et des hommes, les premiers étaient les plus nuisibles» p.132, et «il était écrit que je passerai d'une patrie à l'autre comme on passe de vie au trépas» p.345 écrit aussi bien par Dieu que par Amin Maalouf.

La sagesse n'est donc que le résultat d'un long périple à la fois temporel et spatial. La poétique de ce dernier semble, indubitablement, être le gage d'un parcours de formation inédit.

C.

Léon l'Africain retrace le parcours initiatique d'Hassan-Léon; Combinant récit de voyage et roman d'aventures, il se donne à lire comme un roman moderne par excellence. A l'instar d'un Sindbad dans Mille et Une nuits, Hassan-Léon est constamment appelé à se déplacer, bon gré mal gré, pour une mission ou un désir de découvrir les espaces non-explorés. La quête du savoir des espaces (comme le souligne l'écriture de Description de l'Afrique) dépasse celui-ci pour se transformer en une quête de savoir les hommes, connaître leurs idéologies et leurs aspirations. L'espace n'est donc plus ce lieu où va se concentrer une description pittoresque ou encore ethnographique pour le simple plaisir de la vue. Il est désormais la matière de tout un parcours d'apprentissage et de découvertes.

A la quête d'une nouvelle Tour de Babel où vont pourront communiquer toutes les cultures du monde, Hassan-Léon peut être lui-même aperçu comme le trait d'union entre celles-ci. Grâce à son voyage, il tente d'exposer aux hommes moins leurs différences que leurs similitudes. A Rome, il explique au pape ce que c'est que la Foi islamique: «Les musulmans apprennent que le meilleur des hommes est le plus utile aux hommes»p.319. Au Caire, il dit à Nour la circassienne la raison de son pacifisme: «Entre l'Andalousie que j'ai quittée et le Paradis qui m'est promis, la vie n'est qu'une traversée. Je ne vais nulle part, je ne convoite rien, je ne m'accroche à rien, je fais confiance à ma passion de vivre, à mon instinct du bonheur»p.258, A Tombouctou, il avoue son épicurisme instinctif «Certes, au bout du désert, toutes les villes sont belles, toutes les oasis ressemblent au jardin d'Eden. Mais nulle part la vie ne m'a semblé aussi souriant qu'à Tombouctou»p.166, A Fès, il manifeste son innocence: «L'inquiété montait parmi les miens, mais je n'en étais que peu affecté encore, tout à mes études et à mes amitiés naissantes»p.111. Autant d'intervalles relatifs aux sentiments et aux pensées dans l'espace qui donnent à voir le désir d'Hassan à unifier les hommes ou tout au plus à leur montrer la valeur de la communication et du dialogue. Cela est clairement perceptible:

A travers ‘'l'affect'' que suggèrent ses rapports avec des femmes de différentes civilisations. Tout comme son père, Hassan tombe amoureux de Hiba (une esclave que le seigneur d'Ouarzazate lui a offert) et la libère avant son voyage au Caire; Il épouse ensuite sa cousine Fatima pour préserver la coutume des siens; rencontre Nour, la Circassienne (veuve de l'émir Aladin neveu du Grand Turc), se marie enfin avec Maddalena de son vrai nom Judith avec qui il eut son fils Giuseppe (Youssef ou Joseph). Ces différentes relations expliquent, incontestablement, la possibilité d'une réconciliation probable entre les hommes et les cultures. L'espace interne ou le sentiment d'amour est à ce propos fort révélateur de l'union que l'on ne cesse de briser, voilà pourquoi le secrétaire d'Etat en Egypte s'étonne en voyant: «Un Maghrébin (Hassan), habillé à l'égyptienne, marié à une Circassienne, veuve d'un émir Ottoman, et qui ornait sa maison à la manière d'un chrétien»p.261.

A travers ‘'l'intellect'' que suscite le livre ou le conte. L'écriture d'une «Description de l'Afrique et des choses notables qui s'y trouvent», les parabolescorrespondant à diverses cultures: Celle du juif et ses pigeons racontée par Sarah-la-bariolée p.69; Celle du calife et sa mère relatée par Astaghfirullah p.106; Celle de la Bédouine racontée par l'oncle Marwân p.171 ainsi que le Testament d'Hassan légué à son fils illustrent textuellement la valeur de l'espace comme gage du savoir et de l'apprentissage. L'espace est dans cette perspective un espace métaphorique renvoyant coûte que coûte aux traditions et aux connaissances de ceux qui y vivent.

Le symbolisme de l'espace est, à cet égard, lié à l'identité individuelle et collective. Suivant la description de Barthes, il faut «s'excentrer»6, sortir de soi pour observer l'autre et se retrouver par la même occasion. Ainsi, par l'élément spatial, le héros parvient à retrouver les parcelles de son identité et efface par là même tout espace susceptible à l'enfermer. La négation dans la chanson de Nour et Hassan en est une grande preuve: «Ni en Egypte, ni en Syrie, ni en Candie (…) Ni au royaume de Fès, ni au Sous –Ni à Brousse, ni à Constantinople –Ni à Alger –Ni en Circassie –Ni en Andalousie»p.276.

De la même manière, dans la plupart de ses textes adressés à son fils, Hassan-Léon bat en brèche l'espace géographique pour ne laisser paraître que son importance tout au long de son parcours de formation. L'insistance sur «un moi multiple et indivisible, un moi traversé par un on»7 est continuellement accolée à l'effacement de l'espace concret et à l'éloge d'un espace de vie, d'une existence spirituelle et humaine. Dans le prologue, il avoue: «je ne viens d'aucun pays, d'aucune cité, d'aucune tribu. Je suis fils de la route, ma patrie est caravane et ma vie la plus inattendue des traversées» et à la fin, il conclut: «Où que tu sois certains voudront fouiller ta peau(…) Lorsque l'esprit des hommes te paraîtra étroit, dis-toi que la terre de Dieu est vaste (…) N'hésite jamais à t'éloigner, au-delà de toutes les mers, au-delà de toutes les frontières, de toutes les patries, de toutes les croyances». Sous la plume, cette fois, d'Hassan l'espace devient un non-espace et l'homme seul à le pouvoir de le concrétiser et faire de lui un «ensemble des signes qui produisent un effet de représentation » selon Yves Tardier8.

Lors même que le personnage acquiert son identité et sa clairvoyance grâce au voyage, au déplacement dans l'espace-temps, ce dernier couple semble disparaître pour permettre une mise en scène de soi et de toute une odyssée humaine. Les multiples dialogues et récits effectués dans des espaces différents ont manifestement contribué à forger une personnalité dorénavant sage et assagie.

Ainsi l'organisation, la représentation et la fonction de l'espace participent toutes d'une vision globale du monde où évolue le personnage Léon-Hassan et permet, au-delà de toute implantation typique, de concevoir la fiction d'un oeil réel et avisé.

L'espace, comme thématique sans doute expressive dans Léon l'Africain, est, somme toute, emblématique des aspects politiques et sociaux au Moyen-âge. L'itinéraire entrepris par Léon-Hassan qui coïncide à chaque fois avec les chutes des empires et des royautés explique en fait, malgrél'emprise des événements, la possible échappatoire de l'homme à la tentative autant spatiale que temporelle de l'enfermer et séquestrer son identité. L'opportunité qu'offrent le voyage et le contact avec des mondes différents ne peut qu'être profitable à une éventuelle coexistence entre les hommes. Maalouf réussit, grâce même à une poétique de l'espace, d'accéder à un non-espace où peuvent communiquer toutes les ethnies et toutes les cultures. Et même s'il arrive que ses héros doutent de la valeur de cette découverte tel que l'avoue Baldassare «A quoi bon parcourir le monde si c'est pour y voir ce qui est déjà en moi?»9, la nécessité de visiter l'espace extérieur à soi et à sa patrie est, entre autres, bénéfique pour effectuer un bon retour à /et en soi.

HASSOUN Oumaima

1 Normand DOIRON, L'Art de voyager. Pour une définition du récit de voyage à l'époque classique

2 Gaston Bachelard, Le Nouvel Esprit scientifique, p.46

3 Gaston Bachelard, La Poétique de l'Espacep.196

4 Maurice Blanchot, L'Espace littéraire, p.183

5 Préface de Léon l'Africain, 1986, Amin Maalouf

6 Roland Barthes, Figure de l'étranger, p.75

7 Les Identités meurtrières, Amin Maalouf

8 Le récit poétique, Yves Tardier

9 Le Périple de Baldassare, Amin Maalouf, p.62



Pour citer cet article :
Auteur : Hassoun Oumaima -   - Titre : LEspace dans Léon africain de Maalouf,
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