Abdelkader KARRA

Chercheur

L'écriture gionienne entre beauté et nouveauté

Jean Giono est un écrivain français sur lequel se font beaucoup de recherches1 ces dernières années. Son écriture trouve son originalité et sa beauté dans la nouveauté de ses thèmes et dans son esthétique raffinée. En effet, Giono est l'un des écrivains rares de son siècle qui se sont retournés vers le monde naturel, monde dont ils ont chanté et glorifié les merveilles. Giono a parlé par le biais d'un style, d'une poésie tellement admirable, qu'elle a vite éveillé notre curiosité et admiration. C. Chonez nous dit à ce propos:


«Il n'en est peut-être aucun qui, après vingt années de notoriété, de réputation d'ailleurs contestée2, soit monté aussi rapidement, en six ou sept ans au tout premier rang. Beaucoup pensent qu'il est actuellement, en France, le premier, le seul qui réussisse à tel degré de dons souvent contradictoires de style très pur et très personnel, de l'action et de la psychologie, du lyrisme et de l'intelligence aiguë, tout cela en un art d'imaginer et de conter à la fois raffiné et très spontané, presque bonhomme.»3

Son style est caractérisé par une exubérance d'images que Giono sait choisir, adapter, réanimer. Liant l'anecdote à la réflexion, maniant les images les plus osées et les plus originales, Giono gomme les frontières qui séparent le réel de l'imaginaire. Grâce à la puissance de l'image, l'écrivain fait rêver son lecteur et le transporte dans un monde inconnu et inexploré.

Certes son oeuvre est désignée pour faire rêver le lecteur. Conteur habile, romancier génial, contestataire et «réfractaire» à la bêtise humaine, Giono reste le porte-parole d'une époque; celle de l'entre-deux-guerres, époque des grands auteurs et faiseurs de livres. Celui-ci est né parmi les grands et arrivera en quelques années à les éclipser ou, selon l'expression de C. Chonez:


«Il n'en est peut-être aucun qui, après vingt années de notoriété, de réputation d'ailleurs contestée, soit monté aussi rapidement, en six ou sept ans au tout premier rang.»4

Toujours est-il vrai que ce sont les oeuvres d'avant-guerre qui l'ont hissé au rang du plus grand écrivain du vingtième siècle. Faisant partie de ce que la critique gionienne appelle la «première manière», ces romans relatent des événements qui ne sont sans doute pas sans rapport avec la vie et les préoccupations de l'écrivain. Frustré par les souvenirs du premier conflit mondial, Giono retarde l'exaltation de l'homme et met la nature au premier plan de ses soucis. En se dégageant des catégories et des contraintes, il s'efforce de s'ouvrir immensément pour franchir le monde désenchanté et partir à la découverte du réenchantement du monde. Son oeuvre comprend bien des interrogations qui dialoguent avec son temps et avec les temps antérieurs, ce qui a fait d'ailleurs sa modernité. Cette dernière remonte à la tradition culturelle et surtout romantique. En traversant son époque, elle prédit, sous forme de romans, le changement de la littérature du vingtième siècle. Contrairement à ses contemporains, Giono recourt à une technique fabulative basée sur le métaphorique et qui fait preuve de beaucoup de génie littéraire. En fait, notre choix de ces romans d'avant-guerre n'est pas gratuit. Nous pouvons affirmer sans crainte d'être contredit que les oeuvres de«première manière» sont plus riches en images que les Chroniques romanesques. Aussi, elles ne présentent pas un champ convoité pour l'analyste à cause de leur complexité.

Dès lors, une question s'impose: Comment devons-nous étudier cette oeuvre d'avant-guerre? Et quelle stratégie devons-nous suivre pour le faire?

Dans un passage d'Anatomie de la critique, Northrop Fry met en évidence l'importance, en critique littéraire, du regard éloigné dans la mesure où il est le seul à permettre la saisie cohérente des grands ensembles. L'oeuvre d'un auteur est à l'image d'un tableau car:


«plus l'on s'éloigne, plus la conception d'ensemble devient visible.»5

Le seul reproche que l'on pourrait faire à la perspective de Fry est que l'exigence de l'éloignement du regard et de la distance critique font courir au critique le risque de se contenter de spatialiser l'oeuvre, et de la découper en grandes masses formelles qu'il s'agit de décrire avec le plus d'exactitude possible6.


«Le danger implicite de la métaphore picturale de Northrop Fry réside, précisément, dans la spatialisation de l'oeuvre, comparée à un tableau, une surface peinte dont il va s'agir d'exprimer l'architecture secrète, la combinatoire d'éléments, en un mot, la structure.»7

Nous ne doutons pas de la pertinence de la méthode structurale. La deuxième partie de notre travail est consacrée à l'analyse structurale et sémantique des images à l'oeuvre dans les romans d'avant-guerre de Giono, allant de Naissance de l'Odyssée à Batailles dans la montagne. Ce qu'on appelle communément, comme nous l'avons déjà mentionné auparavant, les écrits de «première manière».

Le risque que le critique court en épousant unilatéralement la perspective formelle est de succomber aux charmes des interprétations fallacieuses qui ne prennent pas en compte l'évolution de l'oeuvre au fil du temps et vice-versa; comme nous aurons l'occasion de le voir lors de notre mécontentement à l'égard de l'interprétation de J.-F. Durand qui, dépourvu du moyen stylistique, faussera complètement le sens. Donc il faut avoir toutes les cordes en mains pour bien interpréter le texte littéraire.

Lorsque Hegel définit la poésie lyrique en tant que réponse au désenchantement du monde qui caractérise la modernité, il entend par poésie lyrique, à notre avis, la poésie romantique, puisque le tome III de son Esthétique est consacré à l'art romantique.

André Breton a été particulièrement conscient des pouvoirs réenchanteurs du métaphorique. Il avance dans Signe Ascendant:


«La plus belle lueur sur le sens général, obligatoire, que doit prendre l'image digne de ce nom est fournie par cet apologue du Zen: Par bonté bouddhique, Bashô modifia un jour, avec ingéniosité, un haïkaï cruel composé par son humoristique disciple Ki Ka Kou. Celui-ci ayant dit: Une libellule rouge – arrachez-lui les ailes – un piment; Bashô y substitua: Un piment – mettez-lui des ailes – une libellule rouge.»8

Le désenchantement du monde est intimement lié à la modernité en ce sens que cette dernière prend acte de l'impossibilité du mythe. La rationalité a ôté au monde son aura mythique. Ce qui fait dire à Marcel Gauchet:


«Nous sommes voués à vivre désormais à nu et dans l'angoisse ce qui nous fut plus ou moins épargné depuis le début de l'aventure humaine par la grâce des dieux.»9

Jean-François Durand a été très sensible à la veine romantique qui traverse toute l'oeuvre de Jean Giono:


«Cette grande temporalité où s'origine la dimension de l'oeuvre, il nous est apparu que chez Giono, elle portait le nom de romantisme… Par romantisme, nous entendons une configuration esthétique, de dimension européenne, et non strictement française qui, dès la fin du 18ème siècle, marque l'émergence d'un nouveau rapport à l'objet esthétique, à l'écriture et à la subjectivité.»10

Il serait très difficile de résumer le travail de J.-F. Durand qui analyse profondément la création gionienne dans ses rapports avec le romantisme. La subjectivité romantique n'enferme pas le moi créateur dans sa clôture narcissique. Ce dernier s'ouvre aux influences de la langue, de l'inspiration et du lyrisme.

Partant de là, Durand va aller à l'encontre d'une critique traditionnelle qui s'ingéniait à découper l'oeuvre de Giono en deux parties distinctes: une première manière et une seconde. Il partira d'une citation de Giono qui nous parle de trois moments dans le devenir de son oeuvre:


«Le hussard est au milieu du cigare; Colline est la pointe où l'on met la bouche. Après viendront les livres de braise à l'autre bout.»11

Le dénominateur commun à ces moments de la création reste une sensibilité romantique qui tente de réagir à la modernité dans sa dimension désenchanteresse.

On pourrait, et à la suite de J.-F. Durand, parler d'une imagination créatrice gionienne sous-tendue par trois romantismes: un romantisme du mythe; les oeuvres inaugurales de Giono visent du mythe en tant que moyen de réenchantement du monde. La figure du dieu Pan est fortement présente. Et ce n'est pas sans raison qu'on donnera aux oeuvres allant de Colline à Regain le titre de Trilogie de Pan. Il n'en reste pas moins que l'influence du mythe perdurera jusqu'au Chant du monde. Toutefois, Giono n'est pas dupe de son imagination créatrice qui tente par tous les moyens de réenchanter le monde. En ceci Giono est profondément romantique. Jean-Luc Nancy dit à ce propos:


«Le romantisme lui-même pourrait se définir comme l'invention du mythe fondateur, comme la conscience simultanée de la perte de la puissance de ce mythe, et comme le désir de retrouver cette puissance vivante de l'origine, en même temps que l'origine de cette puissance.»12

Les puissances réenchanteresses du mythe s'essoufflent dès Le Chant du monde. Giono s'essaiera dès lors à ce que J.-F. Durand appelle le «romantisme du métaphorique». Giono partira dès lors à la recherche des correspondances qui font de la nature «un temple vivant»13 et de l'homme un micro-cosme en parfaite harmonie avec ce macro-cosme qu'est l'univers14. L'expérience se solde par une saison en enfer15. Giono fera l'expérience de la vacuité du langage. L'univers se refuse aux correspondances et reste muet à notre désir d'union. L'homme est renvoyé à sa solitude ontologique. Giono dit à ce propos dans Jean le Bleu:


«Maintenant c'est le grand hiver. Il n'y a plus rien que du froid: ni arbres, ni collines, ni chemins, ni villes, ni ciel, il n'y a plus rien.»16

Le monde se soustrait à l'illusion du métaphorique qui crée l'illusion de la présence d'un monde rassurant qui distrait l'âme romantique17 de sa solitude et du silence effrayant du cosmos.

Et c'est avec les Chroniques que commencera le romantisme de l'ironie. Elle est l'expression d'un retrait qui oblige l'artiste à prendre acte de la vacuité du langage.

Ces préliminaires théoriques ne sont nécessaires que parce qu'ils justifient une démarche qui considère essentielle l'intégration d'une oeuvre dans une configuration esthétique pour une bonne interprétation de l'image que génère une telle oeuvre.

Interpréter, c'est ancrer l'imagination créatrice dans un héritage ou un choix esthétique qui la rend lisible. Notre intention est d'interpréter les images dans les romans d'avant-guerre, c'est-à-dire que nous allons nous mesurer au texte gionien et vérifier son imaginaire et nous devons prendre en considération l'ancrage de cette oeuvre dans la configuration de la pensée romantique.

Mais qu'entendons-nous par imaginaire gionien?

Lorsqu'il s'agit de parler de l'imagination en général et de l'imaginaire d'un écrivain, en l'occurrence Giono dans notre cas, il est nécessaire d'aborder la place qu'occupent les quatre éléments dans l'imagination créatrice de l'autre, car, et de l'avis de Gaston Bachelard:


«La philosophie et les sciences antiques continuées par l'alchimie ont placé à la base de toutes les choses»18l'imagination des quatre éléments matériels.

Dans le cadre de ce travail, nous pouvons affirmer, sans être contredit, que les quatre éléments hantent de manière significative l'univers romanesque gionien. «Naissance de l'Odyssée», clin d'oeil de l'auteur à l'épopée homérique, fait de l'eau le protagoniste principal de l'oeuvre. Fragment d'un Paradis est une ode à l'élément liquide. Batailles dans la montagne n'est pas en reste car c'est le récit d'un déluge qui rivalise avec celui du récit biblique quand il n'en emprunte pas les symboles religieux19.

Dans Regain et Manosque des Plateaux, le vent s'élève à la dignité d'un personnage. Il suffit de rappeler l'étreinte érotique que fait subir le vent au corps d'Arsule.

Colline est le roman de la terre. Le feu est présent dans ce roman aussi bien que dans Noé, Le chant du monde…

Nous cherchons à justifier un travail qui emprunterait à la phénoménologie bachelardienne sa méthode. Personne, à notre avis, ne l'a fait avant nous20. Ce que nous voulons dire, c'est que ces éléments sont à la base de l'imaginaire gionien et d'eux découlent les métaphores que nous tenterons d'analyser ultérieurement.

Encore faut-il que nous nous mettions d'accord sur ce que nous entendons par imagination et imaginaire. Encore une fois, l'épistémologie que fait Bachelard va nous être d'un grand secours:


«Pour le philosophe réaliste comme pour le commun des psychologues, c'est la perception des images qui détermine les processus de l'imagination. Pour eux, on voit les choses d'abord, on les imagine ensuite; on combine, par imagination des fragments du réel perçu, des souvenirs du réel vécu, mais on ne saurait atteindre le règne d'une imagination foncièrement créatrice.»21

En lisant ce fragment de Noé, on pourrait croire que Giono est partisan de cette philosophie réaliste décriée par Bachelard:


«J'ai ma vision du monde; je suis le premier, (parfois le seul) à me servir de cette vision, au lieu de me servir d'une vision commune. Ma sensibilité dépouille la réalité quotidienne de tous ses masques; et voilà, telle qu'elle est: magique. Je suis un réaliste.»22

Sauf qu'il est nécessaire de rappeler que Giono est avant tout un romantique23. Il a essayé de rompre avec une esthétique aristotélicienne de la mimesis pour une autre: celle de la poïesis où l'on assiste à un divorce entre la réalité et le monde de l'art:


«Une telle conception de l'activité poétique comme productrice d'elle-même, capacité d'engendrement de son propre univers, est l'acte de naissance de toutes les esthétiques romantiques. L'accent est alors mis sur l'activité créatrice: l'art n'est plus la simple réception du monde extérieur.»24

Pour abonder dans le sens de Jean-François Durand, nous avancerons sans risque d'être contredit par l'imaginaire gionien25 que le romantisme est d'abord l'exigence d'une vision théologique. Cette vision est l'expression d'un divorce avec la pensée philosophique rationaliste26 qui se base sur la séparation entre le sujet et l'objet.

Novalis dit à ce propos:


«La réalité est accessible uniquement à travers une extase qui échappe à la discursivité rationnelle, puisque cette dernière présuppose toujours la dualité entre un sujet qui énonce et un objet sur lequel porte l'énonciation. Seule la création poétique a accès à une contemplation extatique dans laquelle le poète est à la fois sujet et objet, moi et monde.»27

Giono est partisan de cette philosophie de rase campagne qui se révolte contre la philosophie académique. Et c'est Albin qui dira en métaphores ce que Novalis dit en langage conceptuel:


«Je regardais donc mon pays dans moi, et c'était de la douleur: mais dans l'orne, là, en face, ce fut le rossignol qui chanta, puis, tous les bassins ronflèrent sous les gosiers des rainettes.»28(C'est nous qui soulignons).

Le dire poétique peut parfois dépasser cet état d'extase où il se confond avec le monde pour créer son propre monde. L'imaginaire devient ainsi le référent unique à une imagination créatrice qui file ses métaphores jusqu'à atteindre l'opacité du discours prophétique:


«Tu inventeras! Tout est là! (…) Quand la parole viendra à celle qui est Madeleine, ou à celui qui est Jésus (…). Quand la parole leur viendra, ça se mettra à couler comme d'une source, ça ruissèlera dans les olives.»29

Encore faut-il être sensible à la dimension de la créativité et de l'invention lorsqu'il s'agit d'aborder la géographie de l'oeuvre gionienne. Celui qui cherchera dans la Provence française l'origine des paysages gioniens se tromperait lourdement30.

Ce préliminaire est là pour justifier une démarche méthodologique qui voudrait analyser les paysages gioniens sans une quelconque référence à une Provence réelle, ni à aucune référence à un paganisme qui ferait de Giono le pur produit d'un mythe grec. Pan, et c'est là où réside la force des thèses de Durand, est avant tout ce buisson ardent d'où jaillit la parole poétique:


«Pour que je te dise: Pan, et pour qu'on le comprenne comme je l'ai compris à côté de toi, cette nuit, toute la sauvagerie, toute la grandeur de ce mot, il faudra que j'ajoute des mots et que j'en fasse des tas bien séparés.»31(C'est moi qui souligne).

Giono jette là les fondements d'une analyse du sublime, afférente à l'accession à la parole poétique. Nous retrouvons ici les deux composantes du sublime en tant qu'élément esthétique transcendant le beau et qui se caractérise par la terreur «sauvagerie» et la grandeur32.

L'apprentissage de la langue est un moment de sublime en ce sens qu'il fait entrevoir au héros gionien la dimension terrifiante et grandiose de la nature. Cette expérience du sublime, Giono en fera l'expérience dès Jean-Le-Bleu. La parole poétique fait éclore un monde à la fois beau et terrifiant:


«j'entends des villages neufs éclore autour de moi en des éclatements de graines et vivre en leur ruissellement de charrettes et d'araires, de torrents, de troupeaux, des envols de poules, d'hirondelles et de corbeaux. Des montagnes se gonflaient sous notre parquet, me portant tout debout jusqu'aux hauteurs du ciel, comme la houle de quelque géante mer (…)»33

Dès lors le désir de l'oeuvre se confond avec la quête d'un pays imaginaire ayant rompu toute amarre avec la Provence réelle:


«Tout ce qui touchait les au-delà de l'air, je m'en sentais intimement amoureux comme d'une patrie, comme d'un pays jadis habité et bien-aimé dont j'étais exilé mais vivant tout entier en moi avec ses lacis de chemins, ses grands fleuves étendus à plat sur la terre comme des arbres aux grands rameaux.»34

Il faut dire que cette propension au rêve est favorisée par le dénuement de la maison familiale:


«On ne pouvait vivre dans notre maison qu'en rêvant.»35

La réalité prosaïque est vécue comme un exil, une chute qui expulse des paradis perdus de l'enfance. Une part de l'esthétique gionienne est à saisir sous le double prisme de l'expulsion des univers idylliques de l'enfance et de la volonté de reconstruire, par le biais de l'imaginaire, ces paysages féeriques:


«L'esthétique (selon Binswanger) s'enracine dans le wunsh de l'enfance, elle prolonge, dans la forme artistique, l'univers ondoyant des rêveries enfantines»36

Interpréter les images dans l'oeuvre gionienne revient à épouser le point de vue herméneutique. Il s'agira avant tout du regard du poète / enfant qui tente à travers le pouvoir transfigurant de la langue poétique de transcender la vision utilitariste37, produit de la modernité, qui ne cherche qu'à assouvir et les hommes et la nature38.

L'accession à l'image est tributaire du regard artiste qui nie le monde ordinaire:


«Quand on emporte avec soi les mots chefs des bêtes et la sourde musique du pin-lyre, on n'est plus l'homme d'avant, on fait un pas vers le pays de derrière l'air, on est jeté dans l'air, on est déjà derrière l'air, le monde ordinaire passe tout juste contre votre dos, devant vous s'ouvre la large plaine des images et toute votre peau se gonfle de la succion des terres inconnues.»39(C'est nous qui soulignons).

Quand Giono parle ici des «chefs de bêtes», il parle des bergers. Par ses derniers il ne faut nullement entendre le berger en tant que tel, il faut entendre les maîtres des métaphores. Le berger et le paysan sont les doubles poémagogiques du poète40. Et dès qu'on devient berger, les pays de derrière l'air se laissent entrapercevoir. Il s'agit avant tout de tourner le dos au monde ordinaire pour basculer dans un univers tout autre, celui des images. Donc c'est la conscience malheureuse du poète révolté contre le désenchantement du monde qui est la source du métaphorique.

Ce phénomène a déjà été analysé par M.M. Abrams41 lorsqu'il opposa l'esthétique classique du miroir à celle romantique de la lampe. La sensibilité romantique est à l'image d'une lampe qui va projeter sa lumière sur la prose du monde et lui superposer les univers du métaphorique. Giono ne pense pas autre chose lorsqu'il parle de Janet:


«Le plus terrible, c'est que ça commence dans les cervelles, dans les cervelles où personne ne voit rien.»42

L'accession à la langue poétique n'est pas sans risque puisqu'elle suppose un moment du sublime, donc de terreur que l'apprenti/poète est parfois incapable de supporter. S'il y arrive, il devient ce maître du métaphorique qui dispose de ce regard dont parle Nietzsche. En effet, les poètes ont le pouvoir de:


«rendre les choses belles, attrayantes, désirables quand elles ne le sont pas… […] de s'éloigner des choses au point d'en estomper maints détails, d'y ajouter beaucoup de regard.»43

Le poète est d'abord «ce mangeur de regardelle, ce mangeur de vision»44 qui nous décrira le monde non tel qu'il est mais tel que le veut cette exigence de réenchantement du monde qui hante l'âme romantique.

1 Chaque année, après les ouvrages académiques consacrés à Giono, viennent ceux autour de Proust et Gide.

2 Ses adversaires le considéraient comme celui qui sympathisait avec les fascistes.

3 C. Chonez, Giono, écrivain de toujours, Ed. Saul Bourges, 1956, p.5.

4 Ibid., p.5.

5 Northrop Fry, Anatomie de la critique littéraire, 1969, p.172.

6 A ce niveau, nous sommes redevables à J.-F. Durand; Les métamorphoses de l'artiste. L'esthétique de Jean Giono de Naissance de l'Odyssée à l'Iris de Suse, Publication de l'Université de Provence, 2000. Notre intérêt pour ce travail réside dans le fait qu'il situe l'oeuvre de Giono dans un dialogue avec les textes fondateurs de la culture occidentale (Homère, Machiavel, Faulkner, Stendhal, etc.). Il n'en reste pas moins que ce dialogue va atteindre son apogée avec la configuration de pensée romantique. Notre optique est justement d'interpréter les figures de rhétorique dont use Giono, en nous appuyant sur ce dialogue intensément créateur que Giono a su instaurer avec ce que Robert Sayer et Michael Lowy appellent la vision du monde romantique (cf. Révolte et mélancolie, Le romantisme à contre-courant de la modernité, Payot, 1992.)

7 Ibid., p.15.

8 Poésie, Gallimard, p.13.

9 Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion. Gallimard, Bibliothèque des Sciences Humaines, 1985, p.302.

10 J.-F. Durand, op.cit., pp.18-19.

11 Jean Giono, Carnets, 1932.

12 J.-L. Nancy, La communauté désoeuvrée, Bourgeois, 1986, p.115.

13Nous renvoyons au poème de Charles Baudelaire «Les Correspondances».

14 Nous sommes redevables à la lecture que Hassan Chafik fait de ce romantisme métaphorique. Partant d'une bonne lecture «[Des] mots et [des] choses» de Foucault, il montre combien est grande l'influence de Paracelse et des alchimistes sur l'imaginaire gionien. Nous renvoyons plus particulièrement au chapitre intitulé «Le rôle du poète». Thèse de Doctorat d'Etat soutenue à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines Dhar El Mehraz, 2007.

15 Nous renvoyons à la désillusion rimbaldienne qui croyait dans sa Lettre dite du Voyant aux pouvoirs du métaphorique. Ce dernier croyait que le métaphorique participait du don divin de la voyance. L'invention d'une langue participe de cette alchimie qui transforme le poète en voyant. La Saison en Enfer est l'occasion pour Rimbaud de se rendre compte ce qu'il prenait pour des illuminations n'était en fait que les hallucinations d'une âme en quête de réenchantement. Il fait ainsi l'expérience de la chute qui guette à chaque moment le poète et que Baudelaire a magistralement illustré à travers son Albatros.

16 oeuvres Romanesques Complètes II, Ed. de la Pléiade, p.140.

17 Nous empruntons l'expression à Albert Beguin, L'âme romantique et le rêve, Payot, Gallimard, 1992, p.96.

18 Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, Essai sur l'imagination de la matière, José Corti, p.1.

19 Dans le cas de Batailles dans la montagne, nous renvoyons à la thèse de doctorat d'Etat de M. Hassan Chafik. Ce dernier affirme que le déluge aussi bien chez Giono que dans le récit biblique est l'expression d'une révélation. Il s'agit dans la Bible d'une divinité vengeresse qui se révèle à travers le déluge pour punir. Dans Batailles dans la montagne, c'est le héros qui se révèle à lui-même, à travers l'entreprise héroïque.

20 Contentons-nous de citer, entre autres, le travail de Jacques Chabot, L'imagionaire.

21 G. Bachelard, op.cit., p.3.

22 Noé, O.R.C. III, p.705.

23 Cette affirmation vient du fait que nous croyons fermement qu'il ne faut point enfermer les courants littéraires dans le cadre d'un découpage chronologique étroit. «Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité» de R. Sayre et M. Lowy est l'exemple d'une recherche qui transcende ce découpage chronologique pour faire du romantisme une sensibilité qui perdure et que l'on retrouve aussi bien dans les écrits du jeune Marx que dans les romans d'Albert Camus. (Sur la sensibilité romantique de Camus, nous renvoyons à l'analyse pertinente que Jacques Chabot fait de son oeuvre.)

24 Jean-François Durand, op.cit., p.35.

25 C'est ce que nous tenterons de démontrer en analysant l'image dans les romans objets de notre étude en nous appuyant sur cette séparation que Durand établit entre le romantisme du mythe et celui de la métaphore.

26 Nous entendons par là la philosophie kantienne qui limite le domaine du savoir humain aux formes et catégories subjectives et qui considère que les questions de l'être et de Dieu sont inaccessibles à la spéculation théorique. Elles ne sont pour Kant que de pures Idées de la raison.

27 Cité par Jean-Marie Schaeffer, L'Art de l'âge moderne.

28 Jean Giono, Un de Baumugnes, O.R.C. I, p.244.

29 Jean Giono, Présentation de Pan, O.R.C. I, p.762.

30 Nous renvoyons au lumineux travail de Jacques Chabot, La Provence de Giono.

31 Présentation de Pan, op.cit., O.R.C. I, p.777.

32 Voir surtout Longin, Kant et Marc Richir. Nous développerons ultérieurement la réflexion sur le sublime lorsque nous aborderons le gigantisme dans l'oeuvre de Giono.

33 Jean Le Bleu, p.13, O.R.C. I, p.20.

34 Ibid., p.21.

35 Jean Le Bleu, op.cit., p.37.

36 Cité par J.-F. Durand, op.cit., p.80.

37 «Le concept d'inutile, dans la mesure où celui-ci n'a aucune fin, aucune raison d'être, se rattache le plus volontiers et de plus près, au concept de beau dans la mesure où celui-ci n'a besoin, lui non plus, d'aucune fin, d'aucune raison d'être en dehors de lui mais possède toute sa valeur et la fin de son existence en lui-même.» dit Moritz cité par Tzvetan Todorov, Théorie du symbole, coll. Point, p.187. A l'image de Moritz, Giono oppose le beau et l'artistique à la vision utilitariste. En cela il est profondément romantique. Il oppose les univers de la qualité à ceux de la quantité.

38 Les travaux de l'Ecole de francfort ont insisté sur la dimension totalitariste de la science et de la technique (voir surtout les travaux de H. Marcuse et Yurgen Habermas).

39 Jean Giono, Le Serpent d'Etoiles, Essais et récits, O.R.C. 7, p.82.

40 Voir Jean-François Durand, op.cit., p.130.

41 M.M. Abrams,cité par J-F-Durand,Op.cit,p.130

42 Jean Giono, Colline, O.R.C. I, p.185.

43 F. Nietzsche. Humain, trop humain, cité par Sarah Kofman in Nietzsche et la métaphore, p.49.

44 Le serpent d'étoiles, op.cit., p.106.



Pour citer cet article :
Auteur : karra abdelkader -   - Titre : Lécriture gionienne entre beauté et nouveauté,
Url :[https://www.marocagreg.com/doss/monographies/article-ecriture-giono-2svu-karra-abdelkader.php]
publié : 0000-00-00

confidentialite