jabraneachak@hotmail.com

Analyse linguistique des énoncés au cours des interactions verbales

Les formes écrites ont, dans les sociétés actuelles, une importance considérable. De nos jours, l'apparition de nouvelles pratiques qui ont un aspect dialogué conviennent de les envisager au sein du processus communicatif. Il existe alors entre les productions orales et écrites une sorte de complémentarité. Mais il est tout aussi évident que c'est d'abord sous forme orale que se réalise le langage verbal et ce, la linguistique moderne ne cesse de le répéter. Avec les interactions verbales, les choses sont actuellement en train de changer et les études se sont penchées sur les productions orales authentiques. L'étude du discours oral apparaît aujourd'hui comme un objet nouveau. Le travail descriptif effectué à partir des conversations enregistrées dans des classes de langue, est proche de la communication quotidienne qui est infinie dans sa variabilité. Certes, la « parole adressée » se déroulant pendant la préparation du projet dramatique en classe peut être assimilée à une conversation telle qu'elle se déroule dans une communication quotidienne authentique. Les énoncés produits, c'est-à-dire, les messages oraux, se caractérisent par une forme spontanée puisqu'ils se développent sous le signe de la suggestion et non de la sanction. Un adjuvant, pour résoudre ce dilemme, réside dans le passage du langage imposé au langage joué.

Les objets prioritaires de cette analyse sont les conversations entre les différents partenaires en classe. Il est donc commandé de les considérer comme une forme d'interaction « authentique ». Le souci est de travailler à partir de corpus enregistré et soigneusement transcrit. Le recours aux données authentiques de nature conversationnelle fournit des observations considérables et peuvent être une matière première. Cet aspect méthodologique important doit beaucoup à un facteur technologique « la caméra » : ce sont des recherches en matière d'interaction filmée.

A partir du moment où les enseignants accordent une importance particulière aux échanges oraux, cette description ne doit pas prendre en compte seulement le discours verbal, mais aussi les données vocales et gestuelles.

Le contexte dans lequel se déroulent ces interactions comprend des éléments matériels tels : feuille, stylo, livres, etc. et une organisation de l'espace : disposition des élèves autour d'une table.

Pendant les différentes conversations, il est noté une présence massive de quelques unités d'élocution qui entravent quelquefois les productions langagière des élèves comme des bégaiements, des lapsus, les faux départs, des constructions qui restent en suspens, les reformulations, les changements, les « euh », les « hein », les « mmh » : ce sont tous des marques d'hésitation même au sein d'un processus d'essai-erreur au cours de l'activité.

L'exemple suivant est issue d'un enregistrement effectué pendant une séance du travail théâtral. Les participants du groupe se préparent et énoncent à tour de rôle les segments qu'ils prennent en charge. Tous ces exemples sont directement extraits des enregistrements en classe de français.

Exemple 1 (vidéo n°0670) E = élève

E1 : ici deux amis qui ont une somme d'argent, un voleur (désigné du doigt) et un policier. (Tenant son téléphone) Allo chérie, ça va ? Tout va bien, à toi…

E2 : toi tu es le voleur vous ? Qui est-il (euh)…..

E3 : donnez de l'argent, vite, arrête ! Et….

E4 : arrête ! Tous au commissariat (le commissaire, un révolver à la main) : il a le droit de prendre tout ce qu'il veut pour….

E5 : mmh, mmh…

A partir de cette préparation au niveau thématique, les élèves définissent les grandes lignes de l'organisation des tours de parole par ce travail collectif. Dans cet exemple, deux constructions de phrase restent en suspens. Dans la suite de cette interaction, il y en a qui ne sont plus concernés : ils se cachent sur scène et procèdent aux reformulations en répétant les propos des autres. Lorsque les uns ne sont plus concernés, les autres montrent de façon visible leur désengagement par leur position corporelle en tournant le dos. Et puisqu'ils ne peuvent produire des énoncés, leur dérapage crée des déviations. On en déduit que les élèves jouant le rôle du voleur n'ont pas réussi leur tâche, ils se sont tous laissé envahir par leur désir de semer le trouble. L'utilisation par E2 des deux termes « toi » et « vous » en s'adressant à une même personne plonge l'énoncé dans une approche interculturelle des termes d'adresse élaboré par Orecchioni.1 Ces termes jouent un rôle important pour l'organisation de l'interaction et pour la construction de la relation interpersonnelle. Ces termes reposent sur toute sorte de problème d'utilisation chez les lycéens. L'usage qui en était fait porte sur les pronoms d'adresse avec le fameux choix entre le « tu » et le « vous ». Ces divers phénomènes sont effectivement présents dans la parole adressée des élèves.

L'explication généralement avancée est la suivante : étant donné le peu de temps dont on dispose à l'oral ainsi que l'impossibilité de rature, on ne peut à l'oral effacer ce qu'on a dit. On résout le problème par ajouter d'autres termes ou d'autres expressions. Ceux qui parlent ne peuvent pas maîtriser parfaitement l'ensemble de leur discours, d'où la non perfection de cette parole improvisée. Si cette explication est valide, elle ne rend pas compte de la totalité des phénomènes observables. Ces élèves du lycée maîtrisent au moins leur discours. En effet, si l'on regarde ce qui se passe pendant les échanges, d'un point de vue interactif, on s'aperçoit que le désordre apparaît dans leurs discours. L'exemple suivant provient d'un autre groupe qui réalise une tâche au cours d'un jeu de rôle.

Exemple 2 (2757)

E1 : oh ! Aujourd'hui nous sommes lundi [trant] et un Décembre 2012, J'ai trop tard, j'ai… réunion, j'ai… très important…il (démarre sa voiture : deux filles se servent d'une corde pour matérialiser la voiture).

E2 : arrête ! Le feu est rouge……

E3 : donnez- moi tout les l'argent donnez et vite…

Pendant que le groupe réfléchit sur les grands traits du dialogue à rédiger, et à la suite d'une absence de réponse de la part des autres élèves, l'un d'eux se désigne comme étant le responsable qui va gérer le groupe. Quant E1 parle avec une intonation qui rendait sa voix vibrante, les autres essaient de lui venir en aide. Quelquefois, l'un s'empare du stylo de l'autre, cela témoigne d'un conflit quant au droit de prendre en charge l'exécution de la tâche. Cette responsabilité du chef du groupe est déjà négociée au début. L'élève qui maîtrisera mieux la langue sera celui qui présentera le travail devant tout le monde avant que le groupe continue la préparation sur le jeu de rôle.

Leurs phrases sont agrammaticales, elles sont coupées par des pauses. Cette interruption détourne l'attention des autres groupes. Leurs phrases sont inachevées, nous y reviendrons après.

Pour communiquer, il faut préalablement être en mesure, au moyen du langage, de former des phrases communicables, car pour comprendre un texte, il faut évidemment d'abord comprendre le sens des mots qui le compose. Les mêmes constatations ont été effectuées sur les phénomènes d'hésitation qui empêchent le but interactif. Il s'agit là du manque du langage qui conduit forcément au manque de techniques interactives qui permettent de résoudre coopérativement certains problèmes communicatifs. Cela dit, la description de ces unités pose bien des problèmes ; ce n'est pas évident d'exiger des analyses effectuées toujours sur la base des enregistrements. Certes, il est possible d'analyser ces donnés telles qu'elles se déroulent nettement en se référant aux descriptions linguistiques. Disons simplement que quelquefois l'analyse des interactions verbales transgresse les frontières traditionnelles reconnues : elles croisent le domaine des relations interpersonnelles comme c'est le cas pour la sociolinguistique interactionniste. Pour élucider ce propos, prenons l'exemple des deux filles qui servent de voiture (en se servant d'une corde) pour échapper aux productions d'énoncés.

Pour les autres filles qui participent à ce jeu de rôle et qui suivent le groupe, elles ne vont rien faire. C'est pour la première fois que les deux filles acceptent de jouer mais sans parler. Elles sont timides. Le groupe a eu besoin d'elles. L'important était qu'elles soient sollicitées, ce qui correspondait à un désir du groupe et d'elles-mêmes. Elles sont donc entrées pour la première fois dans l'aire du jeu, puisque leur présence a été jugée nécessaire marquant ainsi le début d'un jeu possible2. Les élèves qui ont perdu le sens du jeu sont très bien connus. D'autre élèves ne veulent plus jouer (ils sont deux ou trois). Ils regardent jusqu'au moment où ils ont une réaction (parfois un mot, une mimique) en rapport avec le jeu, signe qu'ils participent intérieurement au jeu. Il peut s'écouler beaucoup de temps avant que quelque chose se passe. Ils refusent de jouer mais participent activement à la séance, dans la mesure où ils regardent jusqu'au moment où ils annoncent des phrases du genre « …ce n'est même pas comme ça qu'on fait…je n'aime pas ceci comme ça, voilà ce qu'il faut pour…». Ils peuvent se lever et faire ce qu'il fallait faire : mais personne ne l'a fait dans les classes que nous avons filmées.

Les analyses de corpus conduisent à des interprétations interactionnistes envisagées sous différents aspects. Nous ne pouvons pas interpréter la totalité des faits observables.

Cette analyse sur le travail en groupe de paire qui concerne les relations élève/élève et élèves/personnages montre à quel point l'efficacité de ce dispositif pédagogique offre un climat sécurisant pour les participants.

Dans les deux situations décrites ci-dessus, trois principes didactiques guideront une exploitation et réflexions sur les formes et enjeux du langage dans un jeu de rôle. Il est à souligner tout d'abord que les notions grammaticales ne seront pas étudiées pour elles-mêmes.

L'approche syntaxique et linguistique des deux extraits, au service des pratiques orales, fera le signe d'un enseignement décloisonné. Ancré dans une observation des formes et des pratiques langagières, l'examen attentif de ces deux scènes favorisera essentiellement une démarche inductive. Ces deux extraits viennent du choix linguistique des élèves eux-mêmes. Enfin, ces deux exemples dont les énoncés sont ancrés dans une situation d'énonciation seront un moyen de mettre à couvert les connaissances et les compétences des élèves dans le domaine du langage théâtral.

Avant d'être au lycée marocain, les élèves ont déjà étudié les caractéristiques d'une situation de communication théâtrales. Des personnages échangent des paroles et des messages. Les élèves sont donc habitués à mettre en évidence les principales propriétés grammaticales du langage théâtral en répondant à une série de questions telles que « qui parle ? A qui ? De quoi ? Où ? Et quand ? », et en prenant en compte la distribution et la valeur des pronoms personnels et des temps verbaux. Ce questionnement permet de distinguer les différentes marques d'énonciation du discours dans les deux situations. L'emploi du pronom personnel « je » caractérise l'émetteur E1 ; la deuxième personne désigne le récepteur E2. Alors que la troisième E3 évoque l'être absent dont parlent les élèves « qui est-il ? »…

Le relevé des temps verbaux fait apparaître la prédominance du présent (« deux amis qui ont une somme d'argent » ; « il a le droit de… » ; « Arrête ! » ; « Nous sommes lundi » ; et l'emploi du passé composé («j'ai…réunion » ; « j'ai…très important ». Ces temps situent les faits par rapport au moment de l'énonciation : en même temps, avant, ou après. Ce relevé souligne également l'absence du passé simple généralement employé dans un récit et montre que lorsque E1 commence son récit, il a recours au présent « toi tu es le voleur vous ? » qui n'est pas coupé de la situation d'énonciation. De même les indications de temps et de lieu qu'utilisent les personnages sont en rapport direct avec la situation d'énonciation (« aujourd'hui nous sommes lundi [trant] et un Décembre 2012 » ; « ici ».

Les deux exemples proposent un dialogue singulier entre les différents élèves. Ils sont désignés par E1, E2 et E3…Ils sont des personnages quelconques. Il ne faut pas préciser leur identité parce que ces élèves sont là pour une simple fonction dramatique. C'est à travers un langage, des tournures syntaxiques employés et dans la manière de mener le dialogue que se révèle chaque personnage. L'échange entre les différents personnages est marqué par le choix linguistique et syntaxique. Mais l'intérêt et l'originalité des deux exemples cités naissent de la façon de s'exprimer des personnages. Les élèves ne terminent pas leurs phrases. Certaines se terminent par des « euh, et…et, mmh… », ou par des points de suspension qui laissent l'énoncé en suspens « j'ai… très important », « j'ai… réunion » ces exemples se fondent sur des non-dits qui sont des mots nécessaires à la compréhension de leurs énoncés. Certains mots clés ont disparus : le sens provient du contexte et du geste (la tonalité et la gestuelle importent autant que les mots). Cette incomplétude syntaxique n'empêche pas du tout la communication des élèves : le sens provient d'une déduction contextuelle (j'ai trop tard, j'ai… réunion, j'ai… très important…) : le rythme phrastique de l'élève devient vif.

Cependant, tandis que les élèves/personnages de l'action se comprennent, étant donné qu'ils parlent à peu près le même langage, le groupe classe/spectateur découvre les défaillances langagières. Pour parvenir au sens de ces deux dialogues, le groupe classe doit deviner le non-dit à partir de ce qui est dit et joué. Le procédé stylistique (des deux exemples relevés du corpus) met en question l'une des notions fondamentales de la grammaire : la phrase. Les élèves ont appris dès l'école primaire qu'une phrase est un ensemble de terme qui commence par une majuscule et se termine par un point. Le dialogue entre E1, E2 et E3 semble à première vue constituer de phrase courte. Leurs répliques seraient presque incompréhensibles. Mais ces deux exemples permettent de rappeler qu'une phrase ne se caractérise pas seulement par une ponctuation précise : elle est aussi un ensemble de mots organisés ou non et qui sont capables de produire un sens. Rappelons-nous que le procédé d'essai-erreurs permet une adaptation des stratégies d'apprentissage aux différences individuelles. Cet apprentissage permet de mettre en œuvre les principes du conditionnement opérant. C'est en parlant qu'on apprend à parler, et c'est en commettant des erreurs qu'on se corrige.

Un des intérêts de ces deux saynètes, réside effectivement, dans la possibilité qu'elles offre à l'enseignant la possibilité de bien faire comprendre aux élèves dans quelle mesure l'enchainement des phrases et les tournures grammaticales révèlent non seulement la personnalité de E1, E2 ou de E3 mais aussi des rapports entre les autres élèves. Quand les autres groupes passent pour présenter leurs saynètes, E1, E2 et E 3 doivent faire attention pour s'approprier des structures langagières qui deviendront siennes avant même l'intervention de leur enseignant.

Sur le plan syntaxique, les élèves des exemples usent de tournures interrogatives, exemple (1) (toi tu es le voleur vous ? Qui est-il (euh) ?), (allo chérie, ça va ?), d'une tournure impérative exprimant l'ordre et montrant aussi que c'est lui qui mène l'échange (E3 : donnez de l'argent, vite, arrête !). Significativement, il est le seul parmi ces élèves à recourir au monde permettant de formuler un ordre ou une interdiction : une certaine supériorité dans le jeu est alors stylistiquement suggérée puisqu'il s'agit de rôle d'un voleur. Une autre supériorité effective surgit de nulle part. C'est l'élève/commissaire, qui, non seulement mène le dialogue, mais aussi fait preuve d'un pouvoir protecteur.

Pour clore l'analyse des deux exemples, mettre en scène ces jeux de rôle permettra aux élèves de réinvestir leurs réflexions concernant la ponctuation, la construction de « phrases achevée » et mettre en œuvre les différents types de phrases.

Etudier le langage dramaturgique invite à montrer que le théâtre est, avant tout, un art du spectacle. En travaillant les situations d'interlocution et les intonations générées par les différents types de phrases, les élèves donneront un bon exemple quant au sens de leurs phrases ou à l'analyse grammaticale. Ils comprendront mieux la situation de communication et se demanderont comment jouer les phrases simples et comment les faire munir des gestes appropriés en s'adressant tant au élèves/personnages qu'au public/classe. Il faut penser à l'importance du non-verbale dans la communication théâtrale, notamment dans un tel dialogue au phrases « non française » : alors le jeu théâtral peut suppléer aux carences langagières du texte. A partir de cette analyse relevant à la fois de la grammaire de l'énoncé, de texte et de la phrase3, cette analyse linguistique des énoncés met le point sur le niveau de l'élève au lycée. Cela rappelle toujours combien il est pertinent de faire découvrir et exploiter le processus d'essai-erreur et le jeu.

Le jeu invite les élèves pendant des exercices de mise en scène à savourer des moments de plaisir, toujours est-ils pour eux de se lancer avec le groupe en formant des énoncés qui seront corrigés et enrichis par eux-mêmes ou par leur enseignant. Ces jeux de rôle servent comme un bon exemple du souci de l'enseignant pour la question du langage et deviennent un support pertinent dans l'enseignement de la langue française et de son utilisation. Malgré la défaillance langagière des deux situations langagières analysées, elles sont comme construites sur la base d'un registre comique. Nous espérons que cette comédie aiguisera l'intérêt des élèves et sensibilisera les enseignants à mieux s'intéresser à résoudre leurs problèmes de langue par les jeux de rôle.

1 Conférence de Catherine Kerbrat-Orecchioni dans le colloque : Les Enjeux de la communication interculturelle. (6juillet2007) ; I.U.F.M de Montpellier, France. Retiré sur le site de MSH-M.TV : http://www.msh-m.tvspip.php?article124.

2 Au début de l'exploitation de cette scène, il était question de faire jouer les filles timides n'ayant jamais passé au tableau, après plusieurs répétitions, les autres filles désirent interpréter le personnage dont il est question.

3 Delphine Denis et Anne Sancier-Château. 2003(1997). Grammaire du français. Édition, le livre de poche.



Pour citer cet article :
Auteur : jabrane Mohammed -   - Titre : Analyse linguistique des énoncés au cours des interactions verbales,
Url :[https://www.marocagreg.com/doss/monographies/article-analyse-interactions-verbales-jabrane-mohammed.php]
publié : 2017-02-19

confidentialite