Sallem El-Azouzi Modiano et Le Clézio: modèles de la réécriture Autour du concept de la réécriture, on avance: «la reprise d'un thème est le type de réécriture qui vient le plus immédiatement à l'esprit.»1 Ou bien on souscrit à l'aphorisme de La Bruyère dans les Caractères:«Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent.» Dès lors, la question de la réécriture dans la littérature mondiale s'avère épineuse. Elle charrie plusieurs époques de la pensée à travers l'Histoire. Le foisonnement d'idées imprégnant l'Histoire permet d'expertiserles écrits et d'essayer d'examiner la présence de la réécriture dans le panthéon des Belles Lettres à travers le choix d'une idée qui passe éminemment au niveau du mythe. Faisant, à présent, abstraction des définitions des concepts- qu'on pourra lire en filigrane de l'analyse-, et privilégiant l'exploration de deux écrits de deux écrivains contemporains, à savoir Patrick Modiano et Le Clézio. Nous avons jugé adéquat d'étudier respectivement Rue des boutiques obscures et Etoile errante. En effet, l'écriture et ses répercutions sur la figure du juif sera notre premier axe. Puis, on mettra l'accent sur la mémoire et son entrelacement avec l'identité. En dernier lieu, on sera amené à creuser de nouveau dans l'Histoire à travers les deux romans. Une écriture en flou: L'écriture de Patrick Modiano est une écriture à caractère versatile. En laissant voir des illusions, elle s'éloigne considérablement de l'écriture classique. Si la dernière prône la stagnation, celle de Modiano s'approprie une puissance exploratoire. Le flou y est la facette la mieux perceptible. Les destins brisés des personnages enlisent l'écriture dans l'indécision, voire dans l'incompris. Tous les personnages ne cessent de s'exclamer et de transmettre un sentiment auquel compatit le lecteur, celui de l'hésitation perpétuelle. «Jeune? Je n'avais jamais pensé que je pouvais être jeune. Un grand miroir avec un cadre doré était accroché au mur, tout près de moi. J'ai regardé mon visage. Jeune?» 2 Ici, le personnage manifeste une déperdition incommensurable. Il est face à un sort dont il ne connaît que ce qu'il est en train de vivre. A longueur du roman les hésitations d'un amnésique: Guy Roland, abondent. Chemin faisant, Guy qui entama une enquête fatigante mais surtout hallucinante, croise des situations étranges et des individus improbables. Ce faisant, l'écriture s'inscrit aussi dans la même perspective de recherche et de quête. Modiano s'ingénie à se passer des obstacles de l'écriture classique qui abuse des clauses et se ravale au rang de la «méthodomanie». Il développe une nouvelle vision de l'écriture comme outil efficace pour dévoiler ses idées. Elle véhicule la figure du juif sous la seconde guerre mondiale, figure traquée par la terreur et l'horreur. Elle va imprégner l'écriture qui travaille à son service. Le recours à la première personne n'est pas ordinaire: il déclenche un processus d'appropriation qui semble raviver un passé aussi bourré de mystères qu'absent dans le récit. Tout le tissu narratif est instauré sur des probabilités et des suppositions: «Un soir, j'ai peut-être pris l'un des volumes avant de monter dans ma chambre, et oublié à l'intérieur la lettre, la photo ou le télégramme qui me servait à marquer la page. Mais je n'ose pas demander au concierge la permission de feuilleter les dix-sept volumes, pour retrouver cette trace de moi-même»3 Le roman regorge d'adverbes, comme «peut-être», qui transfigurent le chemin de l'inlassable quête. En fait, toutes les formes discursives désignent implicitement la simple supposition. Le roman est quasiment instauré sur la forme dialogique où abonde l'interrogation. Les réponses nourrissent les troubles mentaux du personnage qui se doit impérativement de s'orienter sur la voie de la probabilité. Du coup, la situation de Guy, qui est relatée par le biais des suppositions, rime avec celle du juif. Mieux encore, la ponctuation contribue, elle aussi, à affubler le tissu phrastique de flou et d'hésitation; ainsi les points de suspension l'illustrent à merveille: «De…de…de Luz…L…U…Z…Howard de Luz…Howard de Luz…ce nom m'avait frappé…moitié anglais…moitié français… ou espagnol…»4 Le personnage s'efforce d'épeler le nom qui pourrait être le sien. Puis il avoue qu'il en est médusé. Ceci est à chaque fois tronqué des points de suspension. On pourrait imaginer l'état d'âme du personnage qui s'est empâté dans une quête interminable. Il a beau essayer de biaiser avec sa mémoire, mais en vain. L'écriture de Modiano fait partie de ces réécritures qui tendent souvent à disloquer et le personnage et le verbe. Ceci, dans un moule en vrac, pour nous donner l'image embrouillée du juif. C'est ce que Baptiste Roux essaie, nous semble-t-il, de résumeren disant: «La multiplication des fausses balises, (….) Constitue l'un des principes mêmes du projet romanesque- celui-ci tend à démontrer, par se moyens narratifs, l'impossibilité de saisir la globalité du passé…»5 Il parait que ce prisme d'écriture n'est guère semblable à celui de l'écriture de Le Clézio. Une écriture sobre: Maître incontesté de la modération, Le Clézio essaie d'être sobre dans son écriture, l'autre facette de sa personnalité. Son écriture offre au lecteur libre champ et pour puiser dans le patrimoine d'architectonique classique et pour découvrir une nouvelle audace du projet scriptural. L'écrivain dans Etoile errante met le fonctionnement de l'écriture au service du «juif» et de sa figure. D'emblée, le titre se donne à cultiver le culte de la diaspora juive. L'indéfini qu'on peut lire dans «étoile» démunie d'article pourrait étayer à coup sûr le consentement de l'écrivain et son adhésion sous-jacente. L'indéfini est savamment alimenté par «errante» comme adjectif verbal à une finalité d'alarmer le lecteur. Du coup, tout le roman concorde à merveille avec le titre. Esther porte un prénom juif qui signifie littéralement étoile. La signification rime avec l'état du personnage qui a dû faire un voyage rocambolesque et interminable (Saint-Martin-Vasubie; Festiona; port d'Alon…). L'écriture de Le Clézio est désormais orientée au profit des souffrances des juifs avant d'arriver à l'Etat d'Israël. Une fois le juif est évoqué le rythme de l'écriture va crescendo. «Qu'est ce que tu feras, quand la guerre sera finie? a demandé Rachel. Et avant qu'Esther n'ait eu le temps de réfléchir, elle a continué: «Moi je sais ce que je voudrais faire. Je voudrais faire de la musique, comme M.Ferne, jouer au piano, chanter. Aller dans les grandes villes, à Vienne, à Paris, à Berlin, en Amérique, partout.»6 Rachel a hâte de dévoiler son état d'âme imprégné de douleurs. Elle s'est empressée de répondre en faisant fi de son interlocuteur. La montée subite dans la tonalité du personnage est identique à celle du rythme de l'écriture en guise d'alerte au lecteur. Ici la guerre et ses ravages sont implicitement dénoncés. L'écrivain adhère au parti du personnage qui répugne aux dégâts de la guerre, mais sans l'afficher clairement. C'est l'une des nouvelles astuces de l'époque moderne qui rappelle une autre figure de la guerre: la guerre froide. A défaut d'échappatoire effective, le personnage se contente de la musique. Espoir enfantin certes, la musique constitue un aspect ostensible de la paix. Et de facto elle rejoint le rythme de l'écriture qui va s'accentuer en traçant une longue énumération: à Vienne…las de l'attente dérangeante, le personnage récite fiévreusement les endroits où elle pourrait vivre paisiblement. La diaspora réelle du juif est ralliée à une autre, mais mentale. Pour mieux se faire entendre Le Clézio multiplie ses hardiesses d'écriture. Il revient courageusement au patrimoine classique pour s'en inspirer. L'étiquette des leitmotivs pourrait l'illustrer: «Le matin, Tristan était sur la place du village, à l'heure où les juifs faisaient la queue devant la porte de l'hôtel Terminus. Les hommes et les femmes attendaient d'entrer à tour de rôle, pour qu'on marque leurs noms sur le registre, et pour recevoir leurs cartes de rationnement.»7 Ce moment de queue est imputé aux juifs seuls. La discrimination est patente. En répétant les péripéties de ce moment dérisoire, Le Clézio insiste sur la situation des juifs avant de rejoindre leurs bercails. Il s'est abreuvé des écrits classiques qui prônaient la réitération comme procédé réussi pour se faire comprendre. L'attente éternelle hante les juifs. Du coup l'image de la queue est réitérée à plusieurs reprises. Elle est en passe de devenir un rituel obligatoire auquel le juif se devait d'obtempérer. Par ailleurs, l'écriture à mi-chemin entre le «classicisme» et «le modernisme», bat son plein dans Etoile errante. Elle émane d'une mémoire qui débouche le plus souvent sur une crise identitaire. Une identité brisée La crise d'identité dans Etoile errante est manifeste. L'indécision s'y ancre sous plusieurs aspects. Les personnages finissent généralement dans l'incertitude. C'est leur identité précaire qui transforme leurs projets en idées volatiles. A l'encontre de Modiano (on le verra dans un autre chapitre), l'identité est déployée à travers une mémoire plus ou moins inébranlable. C'est le point de vue d'une adule porté sur sa vie d'enfant malmené à cause de la guerre. D'où l'enchevêtrement du rêve et de la réalité, qui trace un autre aspect de la vision du monde de Le Clézio optant pour l'optimisme. Dès l'incipit, le narrateur affiche une figure nette du mnémonique qui est le souvenir: « C'était peut-être ce bruit d'eau son plus ancien souvenir. Elle se souvenait du premier hiver à la montagne, et de la musique de l'eau au printemps.»8 Toutefois, le souvenir est irrémédiablement accolé à la musique. Tout au long du roman le piano de M. Ferne joue un rôle indispensable dans le processus de la mémoire. Son évocation accompagne pratiquement tous les souvenirs, comme seul rayon de grâce vécu pendant l'enfance. Esther suivait avec fougue la destinée de ce piano. «…et elle a vu M.Ferne, assis dans sa cuisine devant son piano noir.Ils l'ont ramené. Ils ont rendu le piano à M.Ferne.»9 Esther exulte d'avoir revu le piano qui est en passe de devenir une condition sine qua non pour le souvenir. Par ailleurs, le «son» est à vrai dire un motif dominant dans le roman de Le Clézio. C'est l'une des faces de la figure juive qui illustrent exactement la situation d'attente et la diaspora qui pourrait succomber au son comme outil d'optimisme. Le roman se clôt sur un passage empli d'occurrences de la musique évoquée à l'abord dans l'incipit: «le vent qui souffle… il arrive par rafales, apportant le bruit de la musique nasillarde, on dirait la voix de Billie Holiday… le vent de la nuit… parfois un tourbillon… le bruit de la mer fait tourner la tête des pêcheurs… il y a des chauves-souris qui dansent autour des réverbères.»10 Image terne pour une fin terne. Le personnage est toujours en quête interminable de son identité perdue. Néanmoins, la musique vient adoucir les plaies et fonctionner comme exutoire. Le passage donne une part léonine au son sous plusieurs aspects: vent tourbillon; musique…l'auditif est fortement déployé par le personnage qui commence à perdre les autres sensations. Il ne reste plus que l'oreille pour méditer sur une identité enfouie quelque part sur une terre dite promise. Subjugué par l'efficacité de l'image cinématographique, Le Clézio entend mener le lecteur à réfléchir sur la situation en fonction d'une image qui s'abreuve du cinéma. Le roman se boucle sur des sons comme ritournelle d'un rebondissement filmique résumant un nouveau retour. La crise identitaire est différemment conçue chez Modiano. Si Le Clézio l'affiche, Modiano laisse libre cours au lecteur avisé pour la chercher puis l'interpréter. Identité à rechercher pour une mémoire en brèches: Pendant des décennies d'écriture, il s'est arrogé un mode romanesque qui s'est ancré dans le panthéon des Belles Lettres comme cadre référentiel d'une mémoire brisée et une identité à remodeler. Rue des boutiques obscures l'illustre ostensiblement. A longueur du roman, l'écrivain essaie de dresser une image floue d'une communauté dite nationale, mais fédérée par des collabos. Ainsi, la mémoire «tatouée» et désordonnée du personnage, traduit-elle l'une de ses facettes les plus récurrentes. A défaut d'une mémoire vigilante, la situation du juif s'inscrit sous le signe de l'observation et de la simple recherche de l'identité, sans essayer de résoudre la crise et de dissoudre les cellules, causes des troubles identitaires. Le roman s'achève sur une mémoire «inexacte» et un problème qui pourrait perdurer implacablement. Les brèches infligées à la mémoire revêtent l'irréel de certains faits historiques. En dépit de toute l'horreur de l'époque de l'occupation, le lecteur trouve dans le roman de Modiano une marge d'hésitation et de réticence à trancher sur les événements d'alors. «La part intime de l'écrivain se trouve ainsi convoquée sur l'autel de la création, au même titre que les scènes et personnages issus de ses fantasmes.» 11 Ce constat prépondérant à l'oeuvre de Modiano, pourrait se lire à travers la situation déchirée et composite du personnage principal dans Rue des boutiques obscures, ainsi que celles de la plupart des personnages participants à l'enjeu: «Ma femme est beaucoup plus jeune que moi…Trente ans de différence…il ne faut jamais épouser une femme beaucoup plus jeune que soi… jamais…»12 Blunt, l'un des personnages rencontrés au cours de la quête de Guy, manifeste ici un regret similaire à celui éprouvé par quasiment tous les personnages. L'état de désarçonnement et de troubles, est en passe de devenir un leitmotiv dans l'écriture de Modiano. Celui-ci fait sans doute allusion à sa situation au sein d'une famille qui manque d'ordre. Les deux situations se recoupent. A travers le passage, on peut lire une surenchère récurrente de la douleur. Evidemment les points de suspension- insinuant l'hésitation de Modiano face à l'Histoire- collabore avec la répétition expressive de l'expression «beaucoup, plus jeune» et l'insistance par le biais de «jamais», à rendre compte des conformités de l'écriture avec le vécu de l'écrivain. Ce vécu constitue une tranche de l'Histoire, courte et individuelle, mais importante. Un nouveau traitement de l'Histoire: Impuissant à comprendre les désordres et les mouvements de la société, Modiano fait voir un nouveau traitement de l'Histoire notamment celle relative au juif. L'obsession de la période de l'Occupation allemande le traumatise. Mais il en fait une nouvelle lecture transmise différemment de celle de Le Clézio. Sa vaste documentation aidant, Modiano traduit une errance interminable et une quête sans but. Dans Rue des boutiques obscures la vision historique est centrée sur les victimes et non pas sur les bourreaux. Un détective amnésique cherche son identité, son nom. Un passé oublié mais qu'il faut revoir. Les événements de l'époque de l'Occupation allemande peuvent s'inscrire sous le même signe. L'écrivain veut éclaircir le lecteur sur une époque connue par les déchirements et les oublis. L'écrivain dévoile son projet scriptural lors d' une interview entretenue par Claude Lauzmann, citée par Nicolas Weil dans le monde du 28 janvier 1994:«Ces événements sont d'une telle ampleur qu'ils n'ont jamais fini de développer leurs conséquences.» la finalité semble se réduire à la quête: «Drôles de gens. De ceux qui ne laissent sur leur passage qu'une buée vite dissipée. Nous nous entretenions souvent, Hutte et moi, de ces êtres dont les traces se perdent.»13 La quête des traces est l'obsession de personnages indécis dans le roman de Modiano. Guy Roland réalise de retrouver et son passé et le passé d'une communauté longtemps en diaspora. Il découvre qu'il est peut-être Pedro Stern, juif poursuivi et délaissé dans la neige avec sa campagne. Une telle destinée ne serait-elle pas celle du père de Modiano, et de facto de tous les gens qui ont vécu l'Occupation? Dans un roman où une longue recherche sur le sens des traces est déployée, la précision des noms et des lieux, des adresses et des numéros de téléphone, est mise en exergue. Toute l'histoire de la terrible Occupation est réduite pertinemment au désir de retrouver les traces d'un personnage amnésique. Ce serait l'un des aspects nouveaux du traitement de l'Histoire à travers l'écriture de Modiano. Elle décrit le mode d'hallucination historique d'une période de décomposition. Elle décrit une France ravagée par les souteneurs, les délateurs, les profiteurs et le trafic. La recherche est un processus de refoulement et de défoulement. La voix hésitante du roman est doublement significative. Elle est cynique et atténuée. La violence du texte de Modiano traduit sa répugnanceà l'époque de l'Occupation, la recherche qui s'en sort transfigure un espoir de revivre le passé en vue de le scruter. Modiano ne tranche pas, son personnage souffre d'une amnésie; c'est dans l'errance qu'ils se font écho. Contrairement à Modiano, et comme dans les techniques d'écriture, Le Clézio s'est frayé la voie de la modération. Il essaie d'inculquer au lecteur les souffrances des juifs avant de rejoindre l'Etat d'Israël. Mais il est loin d'être xénophobe ou raciste. Histoire accolée à la situation du juif: Comme nous l'avons corroboré, dans Etoile errante le juif est vu d'un angle humaniste. Il fait partie de ceux qui souffrent à cause de la guerre et du racisme. D' où, effectivement, son cosmopolitisme et sa vision humaniste. Contrairement à d'autres écrits sur le thème, le juif est traité, dans l'oeuvre de Le Clézio, loin de tout engagement politique. L'histoire d'Esther est similaire à toute une époque connue par la guerre et les hostilités: «Un jour, au lieu de lui raconter des histoires, il lui avait raconté un peu de sa vie, par bribes. Avant la guerre, il était berger, du côté de Valdieri. Il n'avait pas voulu partir à la guerre, il s'était caché dans la montagne. Mais les fascistes avaient tué tous ses moutons et son chien, et Mario était entré dans le maquis.»14 La guerre n'épargne personne et aucune race. Pour le juif la hantise la plus évidente est celle relative aux allemands. Le roman regorge de différentes manifestations de cette face de la douleur. Mais Le Clézio ne s'y enlise pas de sorte que le lecteur est toujours sous l'effet de surprise. Nouveau traitement de l'Histoire et du coup du juif. Le texte ne se contente pas de relater les souffrances du juif, mais il est parsemé d'autres motifs de réécriture. Ceci dit, le rythme doit être forcément influencé. Tantôt en crescendo tantôt en decrescendo, il traduit les hauts et les bas de la vie de l'Homme. Le style est scellé par la psychologie des personnages et non pas par celle de Le Clézio qui s éloigne du texte pour éviter son intrusion subjective. A longueur du roman, Esther éprouve de la souffrance embellie, mais d'une manière disparate, par l'espoir. En se trouvant à la limite du gouffre, le personnage vit dans le rêve. Dans un monde où le nom juif porte préjudice, le personnage plonge dans l'univers onirique de la victime: «Je ne m'appelle pas Hélène. Je m'appelle Esther. C'est un nom juif.» Gasparini a dit: «si les Allemands arrivent, il faudra te cacher.»»15 Esther n'avait pas le droit de porter un nom juif. Et pour se rasséréner elle rêve de vivre sur la terre israélienne: «…et Esther pouvait franchir le temps et les montagnes, comme l'oiseau noir que lui montrait son père, jusque de l'autre côté des mers, là où naissait la lumière, jusqu' à Eretzrael.»16 L'espoir fleurit et le refoulement fonctionne. C'est probablement la résistance que Freud a expliquée dans Cinq leçons sur la psychanalyse: «J'ai appelé refoulement ce processus supposé par moi et je l'ai considéré comme prouvé par l'existence indéniable de la résistance.»17 Pour résister et survivre, le juif devient un personnage victimaire (concept forgé par René Girard) qui n'a d'autres solutions que l'onirique. Parti pris, c'est l'apport patent et clair de la psychanalyse, qui influence le Nouveau Roman. Faute d'outils matériels, Le Clézio, et bien d'autres romanciers modernes, imprègne son roman qui est une tranche d'une vie déchirée, d'une vue psychanalytique. D' où la résurgence continuelle de l'humanisme dans ce type d'écriture, ou plutôt dans cette réécriture. En définitive, nous aurons vu comment la réécriture imprime un cachet original aux idées devenues mythes et aux thèmes transformés en archétypes. Les deux romans étudiés s'inscrivent dans le même carde de renouvellement et d'exploration. Dans Rue des boutiques obscures, Modiano essaie de revoir l'Histoire de la France et de facto celle du juif sous l'Occupation, en introduisant des«troubles» et dans la mémoire du personnage et dans l'architectonique de l'oeuvre. De son côté, Le Clézio relit le même thème en s'adjugeant une méthode sobre et humaniste. Sa réécriture charrie les clauses d'antan et les nouveaux prismes des récits. Toutefois, notre analyse serait inachevée si on ne s'interrogeait pas sur le résultat des réécritures. Ne déboucheraient-elles pas sur un désordre inclassable des méthodes?
1 Les Réécritures, Ellipses Edition Marketing S.A, 2001: p. 9. 2 MODIANO Patrick, Rue des Boutiques Obscures, Editions Gallimard, 1978(collection Folio): p.41. 3 Ibid., p.125. 4 Op.cit, p.64. 5 ROUX Baptiste, Figures de l'occupation dans l'oeuvre de Patrick Modiano, Ed. L' Harmattan, 1999, p.146. 6 LE CLEZIO J.M.G. Etoile errante, Editions Gallimard, 1992, p.41. 7 Op.cit, p.29. 8 Op.cit., p.15. 9 Op.cit, p77, 78. 10 Op.cit, p.340. 11 ROUX Baptiste, Figures de l'occupation dans l'oeuvre de Patrick Modiano, Ed. L' Harmattan, 1999, p.129.
12 MODIANO Patrick, Rue des Boutiques Obscures, Editions Gallimard, 1978(collection Folio): p.67. 13 Ibid., p.72. 14 Ibid., p.56. 15 Ibid., p.63. 16 Ibid., p.82. 17 FREUD Sigmund: Cinq leçons sur la psychanalyse, Editions Payot, 1966, p.26.
Auteur : El-azouzi Sallem - - Titre : Modiano et Le Clézio modèles de la réécriture, Url :[https://www.marocagreg.com/doss/monographies/Modiano-Le-Clezio_modeles-de-reecriture-azouzi.php] publié : 2010-11-20 |