Dans la préface de Phèdre, Racine exprime le désir de ne peindre les passions «que montrer le désordre dont elles sont la cause ». Il préfère, contrairement à Corneille, faire passer le vraisemblable avant le vrai car «il n'y a que le vraisemblable qui touche dans la tragédie ». Si Racine recourt si volontiers à l'imitation des anciens, c'est justement que, dans la peinture des caractères et des passions, ils ont pu saisir avec naturel les aspects permanents de l'âme humaine. Leurs tentatives peuvent servir d'épreuves, d'esquisses préparatoires en quelque sorte, à l'auteur moderne qui constate, plusieurs siècles plus tard, la vérité absolue de leurs peintures. Le poète se préoccupe avant tout de respecter le tempérament d'un personnage, les mœurs d'un peuple, la couleur de l'époque.

1- Caractéristiques de la tragédie racinienne :
Selon le dramaturge : « L'action doit être simple, chargée de peu de matière, telle que doit être une action qui se passe en un seul jour, et qui, s'avançant par degrés vers sa fin, n'est soutenu que par les intérêts, les sentiments et les passions des personnages ». Ainsi, revient à dire qu'il serait inutile de multiplier les intrigues pour occuper la scène, qu'il faut une intrigue simple mais profonde par ex : « Andromaque épousera-t-elle Pyrrhus ? » (Tel est l'événement attendu par le spectateur. Un autre trait serait la netteté de situations (les personnages sont peu nombreux et connus dès la scène d'exposition). Enfin, la caractéristique la plus intéressante est «la crise» autrement peindre une crise passionnelle qui provoquerait l'issue fatale. Au lieu de s'attarder, comme Marivaux, à l'analyse délicate des sentiments qui s'éveillent, Racine commence sa pièce au moment où les passions longtemps contenues vont déchaîner leur fureur : depuis longtemps déjà, Pyrrhus s'empresse autour d'Andromaque, Hermione « pleure en secret le mépris de ses charmes » et Oreste « traîne de en mers en mers sa chaîne et ses ennuis».
2- Le Drame intérieur selon Racine :
Dès l'exposition, le spectateur sait tout de la psychologie du personnage. Parfois le fait initial qui va déclencher la crise s'explique déjà par les caractères : l'ambassade des Grecs a été provoquée par la jalousie d'Hermione.Devant ce fait, chaque héros réagit selon ses intérêts personnels, ses sentiments et ses passions, et l'attitude de chacun se répercute à son tour sur les autres. Oreste, apprenant qu'Hermione reviendrait vers lui si elle était repoussé par Pyrrhus, subordonne son ambassade à son intérêt et, par son insolence, pousse Pyrrhus à refuser de livrer Astyanax ; aussitôt Pyrrhus exploite la situation nouvelle : pour obtenir son appui, Andromaque devra se montrer plus conciliante ; comme elle résiste encore, il passe de la galanterie à la menace, puis retourne vers Hermione ; cette dernière rayonne de bonheur : Oreste est désespéré…etc. Cette chaîne de réactions psychologiques anime la tragédie et laisse les personnages agir selon la logique de leurs passions. Une autre marque du drame intérieur est celle de progresser de façon continue en laissant croire que l'issue tragique peut être évitée. Généralement vers le quatrième acte survient un moment d'indécision où plusieurs solutions demeurent possibles : Hermione condamne Pyrrhus, puis arrête le bras d'Oreste, mais au dernier acte, les passions aveugles reprennent leur marche, et c'est une vague furieuse qui entraîne le dénouement logique. D'ailleurs, Racine adhère à la conception aristotélicienne qui fait reposer le tragique sur «la compassion et la terreur». Cela dit, Andromaque reste un personnage sympathique, héroïne marquée par le destin, consciente de sa voie douloureuse.

3- L'amour irrésistible :
Le théâtre de Racine doit son intense vérité psychologique à la peinture de l'Amour-Passion ; Même s'il y a l'amour maternel par exemple avec Andromaque, il est frappant de voir qu'elle chérit avant tout, en Astyanax, le souvenir d'Hector (l'image), qu'elle est plus amante que mère.
La raison ni la volonté ne peuvent rien contre l'amour. Il éclate comme un coup de foudre et se traduit par un désordre physiologique. L'exemple d'Oreste est fort illustratif : Il passe par des phases qu'on appellerait les trois étapes de la défaitedans la lutte contre la passion envahissante 1- Oreste ne peut étouffer l'amour dans son cœur 2-Il parle de cet amour à Pylade 3-Il l'avoue à Hermione elle-même. Il fait preuve d'aveuglement ; il a beau savoir que sa passion n'est point partagée, sentir qu'il fait horreur à l'être qu'il aime, il espère encore, contre toute évidence.
Ainsi, aucun devoir ne peut résister à la passion. Pyrrhus oublie la parole donnée (il est fiancé à Hermione). Oreste trahit ses devoirs d'ambassadeur ; il s'acquitte mal de sa mission (I, 2) dont il souhaite l'échec par amour pour Hermione ; bien mieux, il assassine le prince qu'il était chargé de convaincre. Pyrrhus de son côté, trahit ses devoirs de souverain : par amour pour Andromaque, sa captive, il est prêt à lancer son pays dans une guerre contre les Grecs ses alliés de la veille (I, 4), et même à relever les murailles de Troie (v.332). La passion pousse donc ces héros, si orgueilleux, à des démarches déshonorantes et humiliantes. Elle leur inspire le mensonge et la perfidie. Les amantes perdent parfois le sentiment de leur dignité, d'une façon non pas odieuse, mais déchirante. Entre les reproches et les menaces, Hermione se laisse aller à supplier Pyrrhus (IV, 5). « L'on veut faire tout le bonheur, ou si cela ne se peut ainsi, tout le malheur de ce qu'on aime » cette maxime de La Bruyère (IV, Du cœur, 39) résume la conception racinienne de la passion. En ce sens, la passion exclut la tendresse : l'être qui aime s'attendrit souvent sur lui-même, mais il n'a aucune pitié pour l'être aimé si celui-ci est rebelle à sa flamme. Il y a, pour ainsi dire, un égoïsme de la passion. Irrésistible, elle est dévorante et dévastatrice puisqu'elle porte en elle un germe de la mort. On tue et on meurt part amour et la jalousie qui, semble tenue en bride, attend le moment opportun pour envahir les cœurs.

4- L'amour impossible
Si l'adversaire ne cède pas, on le brisera. Il cède d'autant moins qu'il aime ailleurs (cas d'Hermione). La jalousie sera la manifestation essentielle de la passion. C'est alors que l'on va faire tout le malheur de ce qu'on aime. (Hermione demandera à Oreste de tuer l'ingrat Pyrrhus) dès lors, elle se livre tout entière aux tortures et à la fureur de la jalousie qu'elle périsse. En effet, elle se suicide à la fin.
L'amour impossible est souligné, dans même sens, par la lutte contre l'être-aimé. Tous les moyens sont bons pour forcer la résistance de l'être aimé méprisant ou indifférent : menaces de mort, refus de mariage. L'exemple d'Andromaque en est éloquent : ne consentant pas à l'épouser, Pyrrhus fera périr son enfant. Comment donc croire qu'on se fera aimer par de tels procédés ? C'est à vrai dire un combat sans espoir. La passion racinienne va jusque-là : que l'être aimé vous haïsse pourvu qu'il cède. Il devient une chose dont on veut pouvoir disposer à son gré. Faute de la réalité de l'amour, le héros se contente d'acquiescer et abdiquer tout amour-propre.
Une autre force fait que l'amour est impossible : Les Dieux, le destin, la fatalité bref « le tragique » (Oreste en parle presque toujours) qui font le plus souvent de l'être aimé lui-même l'obstacle ultime devant l'amour-passion. Oreste aime HermioneHermione aime PyrrhusPyrrhus aime AndromaqueAndromaque reste passionnément fidèle à la mémoire d'Hector : Aucun amour partagé : celui d'Andromaque l'a été mais Hector est mort. Il y a là plus qu'un hasard : la passion, aveugle et fatale, semble aboutir nécessairement à une impasse.
5- Un cœur partagé :
Par la jalousie, l'amour se retourne contre lui-même. Lorsque le héros est sûr d'être « trahi », sa première réaction est toujours une explosion de haine et un brûlant désir de vengeance. Le silence d'Hermione, définitivement abandonnée par Pyrrhus (IV, 2). Elle s'abandonne à un vrai délire de sang. C'est alors le «cruel» passage de l'amour à la haine. C'est que la haine n'est qu'une autre forme, tout aussi passionnée, de l'amour. Pyrrhus a beau se montrer cynique puis en réponse à ses sarcasmes de son amante, ironique, cruel, indifférent enfin à ses supplications comme à ses menaces, le cœur d'Hermione demeure partagé (entre Amour et Haine) « Ah ! ne puis-je savoir si j'aime ou si je hais ? ». Une âme jalouse et déchirée entre l'amour et la haine, incapable jusqu'au dernier moment de voir claire. En proie aux impulsions contradictoires de la passion. Pyrrhus est mort, toute la haine se retourne contre Oreste. Racine tire un effet singulièrement tragique du contraste éclatant entre la faiblesse de l'âme jalouse et le pouvoir absolu de l'amante ou de l'amant sur la vie de l'être aimé.
6-L'homme et son destin :
La psychologie racinienne est d'une intense vérité. Ces héros tragiques poussent à l'extrême, jusqu'à l'assassinat et au suicide, des tendances qui sont les nôtres. On ne voit pas en eux des monstres mais des humains. Il y a une vérité morale universelle qui se peint en filigrane de leurs actions, souffrances et passions. L'exemple d'Andromaque est révélateur : Cette jeune veuve est encore une amante. Sa tendresse maternelle se confond avec sa passion conjugale. C'est à Hector qu'elle recourt lors de sa détresse « Allons sur son tombeau consulter mon époux » (v.1048). L'âme féminine est merveilleusement humaine : Pyrrhus qui torture Andromaque, elle n'éprouve pour lui ni horreur ni mépris. Elle le comprend, mesure sa faiblesse et sa grandeur, et sent tout le pouvoir qu'elle a sur lui. Il y a du sublime dans ce personnage.
Dans ce même biais, l'on pense qu'il y a un type tout à fait racinien présent dans sa tragédie : l'humain tiraillé entre faiblesse et violence, lucidité et aveuglement, orgueil et abaissement, amour et amour-propre. Constamment soumis à une fatalité 'antique' comme le montre Oreste qui se sent tout le temps condamné à souffrir et à semer le malheur autour de lui « Evite un malheureux, abandonne un coupable » conseille-t-il à son ami Pylade (v.782). Haï des dieux, le héros racinien n'est pas libre, et pourtant se débat comme s'il l'était. Il se juge responsable de ses actes, c'est en cela qu'il est humain. Passant d'une fatalité extérieure à une autre intérieure (celle provoquée par la passion), il subit son destin et le porte en lui-même.
Or le destin intériorisé donne écho à une cruauté difficile à surmonter. Le langage racinien traduit parfaitement la violence des sentiments et le mot « cruel » est omniprésent dans sa pièce. Volontairement ou involontairement, tous les personnages se font souffrir l'un l'autre. Aux sarcasmes d'Hermione (v.1340), Pyrrhus, blessé dans son orgueil, répond avec une ironie féroce (v.1341-1355). Il se plaint lui-même qu'Andromaque, sa victime, le torture (v.343). Pour Péguy, dans la tragédie de Racine : « Tout est adversaire, tout est ennemi aux personnages, les hommes et les dieux, leur maîtresse, leur amant, leur propre cœur ». Un monde de passions épique et écrasant.
Références: Lagarde et Michar XVII


Pour citer cet article :
Auteur : Hassoun Oumaima -   - Titre : La passion dans le théâtre de Racine,
Url :[https://www.marocagreg.com/doss/cpge/cpge-monographie-la-passion-dans-le-theatre-de-racine-rpt7.php]
publié le : 2015/11/29 17:44:04

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