LYCEE ABDELMALK SAADI- Kénitra.

CPGE.

2012-2013.

Dissertation.

Proposé par: Ali NAJI.

«La parole»

Sujet:

«La passion est l'âme de la parole.» Fénelon.

Consigne: Dans quelle mesure ce propos de Fénelon peut-il correspondre à votre lecture du thème de la parole dans les oeuvres au programme?

Rédigez la dissertation.

Corrigé.

Généralement, on s'invite et on s'incite à être raisonnable et même rationnel au niveau de ses ambitions, de ses actions et bien évidemment de ses paroles. Cependant, le théologien, précepteur et écrivain français Fénelon va à l'encontre d'une telle tendance en affirmant que « la passion est l'âme de la parole.» Pour bien arbitrer ce conflit tendu entre la raison et la passion, au niveau de Phèdre de Platon, les Fausses Confidences de Marivaux et Romances sans paroles de Verlaine, la dimension éthique ne serait-elle pas la force motrice supplémentaire et nécessaire à la parole? On verra, d'abord, comment la passion peut bien animer les mots au point d'en devenir le moteur principal. Et vu le pouvoir parfois dévastateur des passions, on essaiera, ensuite, de montrer comment la présence du raisonnement peut les freiner en introduisant un certain ordre dans le discours et les actions qui en résultent. Il s'agira, finalement, de vérifier si l'âme de la parole ne réside pas, en fait, dans son intégrité éthique au-delà de la répulsion réciproque entre le pathos et le logos.

Parmi les premières fonctions de la parole, on trouve celle d'exprimer un état émotionnel parfois intense. De ce fait, on peut être livré à une force émanant de notre for intérieur et qui risque, par moments, de nous dépasser en puissance. Dans «Ariettes oubliées», Verlaine dit, avec une grande charge émotionnelle, un mal existentiel radical et profond:«un coeur qui s'ennuie»; «un coeur qui s'écoeure.» La passion est prise ici dans le sens d'une grande souffrance qui donne lieu à une émotion qui détruit le poète de l'intérieur. Cette destruction prend une autre force et une autre forme chez Madame Argante. En effet, elle prend en haine Dorante et éclate de colère contre lui à la fin de la pièce pour avoir fait échouer son projet de marier sa fille au comte Dorimont:« Ce maudit intendant.» L'émotion est porteuse ici d'un certain aveuglement dû à un conflit d'intérêts. Par contre, avec Phèdre l'émotion se déplace, comme par ironie, sur le plan intellectuel, le foyer par excellence de la raison. Au début de son dialogue avec Socrate, il affiche une forte admiration vis-à-vis de son maitre Lysiasen le présentant comme étant «le plus habile des écrivains actuels.» et en se considérant juste comme un «profane.» Dans ce cas, l'émotion et l'admiration sont tellement fortes au point de voir le sujet parlant s'annuler et s'écraser devant le modèle célébré et sacralisé passionnément. Avec la passion, la parole devient ainsi un véritable moteur avec lequel on écrase autrui ou avec lequel on se fait volontairement ou involontairement écraser.

En plus, quand on prend la parole, on a généralement des objectifs et des visées à atteindre. De ce fait, on fait de son mieux pour y arriver en jouant sur le cordon du pathos. Sur ce plan, Dubois cherche à tout prix à provoquer et à attiser les émotions d'Araminte par ses récits volontairement dramatisés. Avec lui, séduire ne peut voir le jour sans parler avec passion. Avec Platon, la fonction des mots n'est pas moins similaire. La rhétorique est avant tout une séduction qui vise par l'émotion, donc la passion, à frapper celle du récepteur de la parole: «Tu me semblais illuminé par ce discours.», dit Socrate à Phèdre. De ce fait, la parole pathétique peut viser à déposséder autrui de lui-même. Chez Marivaux, la parole qui ensorcelle prend esthétiquement forme avec le marivaudage fait de galanterie et de raffinement langagier. Avec Verlaine, les mots jouent sur le pathos pour sensibiliser à la souffrance des ouvriers de Charleroi d'où cette mission de la passion à vouloir responsabiliser le récepteur pour dire une forme d'unité dans le malheur. La parole pathétique vise donc à frapper autrui pour le mieux dompter sentimentalement ou intellectuellement.

Comme moteur des mots, la passion se révèle, enfin, comme un critère de définition du sujet parlant. En effet, elle peut être fondatrice d'un style de parole. Chez les sophistes, le style enflammé est à la base de la rhétorique. Avec eux, persuader veut dire à la fois se jouer des passions d'autrui et être la finalité suprême de la parole. A ce niveau, la poésie comme un style de parole particulier est assimilée à la folie:«Devant la poésie de ceux qui sont fous, s'efface la poésie de ceux qui sont de bon sens.» Chez Verlaine, la double passion amoureuse et existentielle est mariée à une musicalité légère sur la base de la réconciliation entre jovialité et mélancolie; ce qui donne lieu à une esthétique qui lui est propre. Le théâtre de Marivaux se distingue, de sa part, par le marivaudage passionnel où la légèreté fait preuve d'utilité pour divertir et éduquer. Cela montre bien que Buffon parle en bon connaisseur de l'âme humaine et de la littérature quand il affirme que «le style c'est l'homme.»

Si la passion se révèle comme le moteur incontournable de la parole, sur quel appui peut-on compter pour juguler ses dévastations? La raison ne peut-elle pas nous apporter la bonne solution sur ce plan en se définissant comme la seconde âme des mots?

La raison incarne, en premier lieu, ce pouvoir de lucidité dont on a énormément besoin pour garder une emprise clairvoyante sur le réel. Elle est porteuse de la distinction entre le bien et le mal, entre la vérité et la fausseté. C'est le bon sens qui fait épargner à Dorante de céder aux tentatives de corruption dont il fait l'objet. Grâce à sa perspicacité, il n'est pas aveuglé par sa passion pour approuver les dires moralement déviés de Madame Argante sur le procès. C'est encore une fois la raison qui permet à Socrate de prendre ses distances avec une rhétorique qui ne fait pas de distinction entre le vrai et le faux, entre le juste et l'injuste. De ce fait, la raison devient une référence et un moyen de mesure et d'évaluation pour remettre de l'ordre dans le monde. Par contre, chez Verlaine, la raison a du mal à se manifester d'où son enclin et sa tentation frénétiques au désespoir surtout que la poésie est le domaine par excellence des passions et de «la folie» au sens platonicien et poétique du terme. Par conséquent, la raison semble définir les limites entre l'ordre et le désordre, donc entre la mesure et la démesure au niveau de la parole et des actions.

Si la raison permet une évaluation correcte et lucide de la situation, elle peut agir, en second lieu, comme une autorité de censure. Elle devient ainsi un principe d'action et de direction sûr. Elle est la puissance normative et régulatrice des forces vives et vitales de l'âme et du corps. C'est son absence qui crée chez Verlaine la tentation de la possession sadique. «La dent rapace» est un indice de bestialisation et même de diabolisation de soi. Sans raison, on est donc plus enclin au mal le plus radical parfois. C'est dans la même logique que tombe le mythe du cocher et des deux chevaux qui illustre bien le pouvoir régulateur et même répressif de la raison vis-à-vis de la passion. Face à «la démesure» des passions, se dresse la force de résistance de la raison à travers la décision réfléchie du cocher qui amortit leur énergie excessive. De son côté, Dorante se présente comme le directeur et le tuteur des consciences. Face à la cupidité de Marton, il mobilise la raison pour la ramener au droit chemin: «Ce n'est que faute de réflexion que ces mille écus vous tentent.» C'est ce qui fait de la raison une digue fiable face au flux destructeur des passions.

Etant une force de création, la parole a, en dernier lieu, besoin d'être à la fois raisonnable et rationnelle. Elle exige ainsi la logique qui agit comme un principe de cohérence indispensable. En effet, avec Socrate, la composition du discours obéit à une certaine rigueur. Il dit avoir besoin «desdivisions et des rassemblements» lui permettant de «parler et de penser.» De ce fait, si la passion peut être un facteur de divagation et d'errance, la raison est un tremplin positif d'agencement et d'organisation. En plus, la déraison passionnelle de Verlaine ne l'empêche pas de la compenser par une autre raison d'ordre esthétique. Les vers hétéro mètres trouvent leur raison d'être dans le flux et le reflux qui orientent l'état d'âme du poète tiraillé entre abattement et jovialité: «extase langoureuse », «ô délices.» Ce vagabondage et cette instabilité métrique s'accompagnent d'une mobilité spatiale et temporelle qui se justifie par la quête d'une guérison introuvable. Par contre, la raison revêt une dimension machiavélique avec Dubois chez qui la monnaie et la devise d'action ne sont que la fin qui justifie le moyen. Avant de penser à l'élan passionnel de sa parole pour séduire Araminte, il calcule et mesure d'avance les effets attendus de ses beaux discours: «Nous sommes convenus de toutes nos actions; toutes nos mesures sont prises.», «notre affaire est infaillible.» De ce point de vue, avec la raison, rien n'est laissé au hasard, on va droit au but.

Tout comme la passion, la raison risque parfois de nous conduire sur le mauvais chemin. Les mauvaises intentions bien calculées ne peuvent-elles pas trouver leur frein au niveau de l'intégrité éthique de la parolepour parler et agir au mieux?

En effet, par l'invocation d'une série de règles parfois austères, la parole chargée d'éthique peut contenir en elle-même un pouvoir de rectification significatif. C'est ce qui peut juguler et corriger les débordements éventuels et potentiels des passions. La probité et l'intégrité morales de Dorante agissent sur lui et le poussent à révéler la vérité à Araminte avant de la prendre en mariage. Attitude idéale récompensée par un pardon magnanime. De plus, quand Socrate invoque les règles éthiques de vérité et de justice au niveau de la prise de parole et de la conduite en général, Phèdre s'empresse de réviser le mythe de la suprématie de son maitre Lysias. De là, on sent le pouvoir didactique et instructif de la parole qui s'enracine dans l'éthique. Chez Verlaine, les règles de bienséance imposent un frein à l'érotisme. L'image est la solution apportée à la tentation de l'immoralité verbale: «Piège exquis.» De ce fait, l'éthique ou l'autorité sociale atténuent la force du désir qui veut envahir les mots. L'éthique intervient donc comme une autorité de réparation face aux dommages potentiels aussi bien des passions que de la raison.

La parole éthique peut, encore, avoir une mission et un pouvoir de responsabilisation. Il est question de parler en se respectant et en respectant autrui. Avec Verlaine, les mots sont porteurs d'une double éthique amoureuse et sociale. Dans «Charleroi», il sensibilise aux dérives d'une modernité génératrice de souffrance et d'exploitation. Dans «Birds in the night», il responsabilise la bienaimée invitée à plus de compassion vis-à-vis de l'amoureux; le code amoureux nécessitant une réponse positive aux avances du soupirant. De son côté, Dorante s'impose en autorité morale qui prodigue des leçons de conduite aux autres personnages. Marton est invitée à reconsidérer les intérêts de sa maîtresse en castrant sa cupidité. Madame Argante est appelée à se réconcilier avec la rectitude morale. Sur un autre plan, Platon donne à la parole éthique une dimension politique en incitant les sophistes, même en sachant d'avance qu'ils ne vont pas répondre positivement, à réintroduire la vérité et la justice dans les affaires publiques. La parole éthique vise et permet ainsi la correction et le perfectionnement continu du comportement.

Les mots qui prêchent les valeurs éthiques sont, finalement, indicateurs du chemin du bonheur. Il s'agit de parler et d'agir mieux pour vivre au mieux. En effet, Socrate voit dans la connaissance, la vérité et la justice des conditions infaillibles de perfection et de perfectionnement pour l'orateur. Et la perfection verbale animée par la rectitude éthique ne peut être que génératrice d'une certaine joie et d'un certain bien être existentiel. Pour Verlaine, le plaisir des mots est éprouvé à travers cette audace que l'on peut avoir en dénonçant les choses quand elles vont mal sur le plan social, amoureux et même psychologique. Surprendre le peuple dans ses pulsions, c'est éprouver un certain bonheur à le dénigrer pour le corriger en le libérant de son attaque et de ses bouffées de joie qui font paradoxalement écho avec son mal dans le ventre. En plus, Dorante trouve la récompense de sa rectitude éthique, aussi bien en paroles qu'en actions, dansles bras de sa bienaimée. Le couronnement de l'action dramatique par l'amour pourrait simplement dire le triomphe de la parole éthique des mots passionnels et même de la raison intéressée. De ce fait, l'éthique s'impose comme l'arbitre idéal et juste entre passion et raison au niveau de la parole.

On aura ainsi vu que la passion est un moteur primordial pour dynamiser les mots et leur donner une certaine vie et un certain élan. Elle peut être une énergie pulsionnelle ou créatrice d'où sa nature indispensable pour tout sujet parlant. Cependant, il s'est révélé que la raison est vitale pour dépasser les abus et les aveuglements des passions qui peuvent nous dérouter si on leur confie sans mesure notre destin. Un être qui raisonne peut ainsi se réserver une zone de retraite et de secours une fois qu'il se sent encerclé par les déchaînements de ses propres passions. La raison peut ainsi devenir la voie par excellence du rachat et du salut face aux malheurs de la vie. Seulement, on a vu que cette deuxième âme de la parole peut, elle aussi, nous égarer quand on regarde nos intérêts les plus égoïstes et les plus étroits par son oeil calculateur et intéressé. Cela implique et exige une troisième âme plus sûre et plus crédible pour la parole. C'est la fonction que l'éthique a daignée remplir. Cette valeur peut-elle résister, tant au niveau de sa dimension pratique que normative, à une nature humaine essentiellement animée par ses pulsions et ses intérêts? Et jusqu'à quel point peut-on réduire l'écart entre dire et faire, entre raison et passion, d'un côté, et l'éthique, d'un autre côté, pour dire et recevoir une parole qui nous rapproche au lieu de nous faire éloigner les uns des autres?



Pour citer cet article :
Auteur : naji ali -   - Titre : La passion est âme de la parole,
Url :[https://www.marocagreg.com/doss/cpge/cpge-dissertation-passion-ame-parole-rqqu.php]
publié le : 2014/01/13 08:24:46

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