DISSERTATION


Fouad MEHDI


Dans la philosophe grecque, le stoïcisme est probablement la pensée qui a su le mieux répondre à l'obsession humaine de la mort. Partant du postulat que l'homme ne peut échapper à ce destin indépendant de sa volonté, il n'a d'autre alternative que de s'y résigner. Chemin faisant, il dépasse son caractère tragique. La lettre de Sénèque, qu'il adresse à Marcia, une mère qui a perdu son fils, s'inscrit dans cette optique : « Appuyée tout entière sur le point sensible de vos souffrances, et oubliant les douceurs qu'elles vous laissent, vous n'envisagez votre sort que par son côté le plus triste. » Et le philosophe stoïcien latin d'ajouter : « Au lieu de retracer tout ce qu'était votre fils, la douceur de son commerce, le charme de sa présence, les délicieuses caresses de son enfance, l'éclat de ses premiers progrès, vous ne vous attachez qu'à la dernière scène de sa vie ; et, comme si en lui-même le tableau n'était pas assez sombre, votre imagination s'épuise à le noircir. » Dans la droite ligne de la philosophie grecque, qui ne dissocie pas la pensée de la vie, Sénèque propose à Marcia un véritable modus operandi de gestion de la douleur. Il commence par reprocher à la mère endeuillée de faire une fixation sur son traumatisme. En attestent les indications qui soulignent le caractère absolu des « souffrances » ressenties : « tout entière », la négation restrictive « vous n'envisagez votre sort que » et « vous ne vous attachez qu'à ». Pour dépasser le traumatisme, fruit d'une imagination qui « noirci[t] » la réalité, le philosophe propose à Marcia de faire de la souvenance le lieu d'une recréation heureuse de la figure du défunt. D'où la prédominance d'un champ lexical de l'euphorie : « douceur », « charme », « délicieuses » et « éclat ». Il convient donc d'entretenir une mémoire heureuse du mort. Dès lors, la question qui se pose est de savoir que, si le souvenir agréable après un événement traumatisant est un vecteur de résilience, la totalité du souvenir est une force de vivre. Pour tenter d'apporter quelques éléments de réponse à la problématique, à la lumière des Contemplations de Victor Hugo, du Gai Savoir de Friedrich Nietzsche et de La Supplication de Svetlana Alexievitch, il s'agira de montrer, d'abord, que la fixation est un processus psychologique traumatisant et mortifère, avant, ensuite, de donner à voir l'aspect résilient du souvenir agréable, pour, in fine, faire ressortir la nécessité d'assumer la totalité du souvenir afin d'opérer une alchimie de la douleur.


La mort d'un être cher est une expérience traumatisante que le souvenir contribue à amplifier par un processus mental obsessif. Conséquence : les vivants eux-mêmes glissent vers la sphère des morts.

Les œuvres au programme, en particulier Les Contemplations et La Supplication, ont un point commun évident. Elles trouvent leur ancrage dans un événement douloureux, la mort. Les deux œuvres mettent en scène la mort traumatisante d'êtres chers partis trop tôt. Beaucoup de personnages de La Supplication passent leur temps à évoquer les morts. Le témoignage de Valentina est édifiant à cet effet ; il est totalement consacré à la description de la mort progressive de Micha, son mari. Les contemplations est un livre qui ne peut se comprendre que par référence à la mort de Léopoldine, la fille du poète. Certes son nom n'apparaît à aucun moment, mais sa présence n'en est que plus persistante. Il n'y a pas jusqu'à la structure de l'œuvre qui ne soit une référence directe à l'accident tragique. Les titres des parties « Autrefois » et « Aujourd'hui » doivent être compris dans le contexte affectif de la détresse d'un père qui vit la disparition de sa fille comme le moment d'un destin qui bascule. C'est, semble-t-il, pour cette raison que Nietzsche trouve étrange que la pensée de la finitude ne donne pas aux humains le sentiment d'appartenir à « une confrérie de la mort ».

Mais si la mort est une réalité incontournable des œuvres au programme, le souvenir lui donne une persistance quelque peu morbide. Autrement dit, les vivants font une fixation sur l'événement traumatisant qui revient avec une récurrence obsessionnelle. Tout comme Marcia, les vivants sont tellement attachés à la mémoire des disparus qu'ils en oublient de vivre. En s'enlisant dans une mémoire traumatisée, le souvenir se substitue à la réalité et emprisonne une conscience qui ne peut dépasser l'événement lui-même. Le vers liminaire de « Dolorosae » dit : « Mère, voilà douze ans que notre fille est morte ». Douze ans après la mort de Léopoldine, le poète continue à égrener le chapelet des années ; la plaie est toujours ouverte. En dépit du temps passé, le souvenir de la morte demeure vivace. Et La Supplication est un livre-tombeau qui ne donne la parole aux vivants que pour faire parler les morts. C'est un vaste cimetière dont chaque recoin est hanté par les fantômes des morts. Ces fantômes peuvent être un proche disparu mais aussi un animal aimé, une maison, la porte d'une maison recouverte de souvenirs ou un bout de terre ; et on ne vit que pour s'en souvenir. C'est d'ailleurs pour cette raison que Nietzsche met en garde, dans le paragraphe 337, contre ce qu'il appelle « le sens historique ». Regarder trop derrière soi « saisit beaucoup comme un coup de gel », c'est-à-dire empêche de vivre.

Pire encore, à force de ne vivre que pour les morts, les vivants deviennent eux-mêmes des morts. La préface des Contemplations recommande au lecteur de lire le recueil « comme on lirait le livre d'un mort ». Dans beaucoup de poèmes, le poète se décrit comme un mort exilé parmi les vivants. Il nourrit le vœu de rejoindre le monde céleste pour rétablir le contact avec celle qui est partie. « Veni, vidi, vixi » est un texte dont l'intérêt vient du détournement qu'il fait subir à la parole mémorable de Jules César « Veni, vidi, vici ». En substituant « j'ai vécu » à « j'ai vaincu », Hugo donne à voir la fin de l'envie de continuer à vivre. Dans « Paroles sur la dune », la mort est devenue une entité intériorisée : « Au-dedans de moi le soir tombe ». Cette conscience tragique d'une vie qui est déjà en soi trépas explique le vœu, exprimé plus d'une fois, de rejoindre la morte : « Ô Seigneur ! Ouvrez-moi les portes de la nuit ». C'est sans doute ce qui explique, dans le paragraphe 278, et malgré la dette qu'il a à l'égard du stoïcisme et de l'épicurisme, pourquoi Nietzsche prend ses distances d'avec ces deux philosophies qui sont le lieu d'un paradoxe. En voulant libérer l'homme de la peur de la mort, elles ont fait de cette dernière une véritable obsession philosophique.

Si la mort est une expérience largement décrite dans les œuvres au programme, la douleur qui l'accompagne en fait l'expression d'une force mortifère. A force de s'attacher au souvenir de l'événement douloureux, les hommes hypothèquent leur vie. Comment alors le souvenir peut-il se muer en force de reconstruction de soi ?

Faire l'effort de chasser une mémoire malheureuse par une mémoire heureuse suppose une recréation subjective du temps, voire une idéalisation du passé. Ce passé transfiguré est la condition même de la volonté de continuer à vivre.

Les œuvres fictionnelles au programme ne se donnent pas à lire comme des reproductions fidèles du vécu. Elles n'en donnent pas un récit rétrospectif ordonné. L'être se remémorant, qui sait à quel point cette activité est vitale pour son intégrité psychique, réorganise le matériau biographique en donnant une vision totalement subjective du temps. Dans La Supplication, le plus souvent, les personnages qui se remémorent leurs vies antérieures en donnent la vision de petites touches juxtaposées qui donnent du passé l'image d'un univers heureux, une sorte de paradis perdu. Cette pratique est quasi-systématique ; ce qui prouve que l'être humain y recourt inconsciemment afin de se préserver du souvenir destructeur de l'événement traumatisant. Dans Les Contemplations, Hugo pousse cette logique jusqu'à son extrême limite. Dans le processus de la souvenance, il insiste sur les instants heureux vécus en compagnie de sa fille. Et il les traite comme des moments sinon vécus au présent du moins étirés au point de déborder les frontières du passé. N'est-il pas vrai que l'imparfait, le temps de la durée par excellence, est de loin le temps le plus prisé par Hugo ? Mieux encore, dans « Elle avait pris ce pli », le poète prend soin de gommer purement et simplement toute référence temporelle, faisant ainsi du spectacle du bonheur familial un motif pictural, un tableau de peinture pour tout dire : « Mes quatre enfants groupés sur mes genoux, leur mère/Tout près, quelques amis causant au coin du feu ! »

La mémoire procède donc bien à l'idéalisation du passé par l'idéalisation du portrait du disparu. Ce n'est pas un hasard si Alexievitch a décidé d'ouvrir et de clore son livre par deux voix de femmes qui ont perdu leurs maris. Et Elena et Valentina représentent leurs maris avec un lyrisme inégalé. Chacune évoque, de façon obsessionnelle, la force du sentiment qui la lie à son époux. C'est ainsi que le verbe « aimer » revient comme un refrain dans les deux monologues. « Je l'aimais ! Je ne savais pas à quel point je l'aimais ! ». A ce discours d'Elena fait écho celui de Valentina : « Je lui ai dit :''Epouse-moi. Je t'aime tant.'' ». Cette idéalisation est le maître-mot des Contemplations quand il s'agit de décrire Léopoldine. Tout est fait pour faire d'elle un être littéralement hors du commun, qui appartient à une autre sphère que celle de l'espèce humaine. A travers des détails liés à son portrait physique ou moral, le père donne de la fille la dimension d'un être angélique, céleste : « Et c'était un esprit avant d'être une femme/Son regard reflétait la clarté de son âme. ». Elle est aussi un être de lumière « Et mon front s'éclairait dans l'ombre/A la lumière de ses yeux. »

Sénèque a alors raison de demander à Marcia de cultiver en elle le souvenir heureux de son fils. C'est la condition même du désir de continuer à vivre. Si Elena a trouvé en elle suffisamment de force pour se remarier, c'est justement pour donner du sens à sa vie et à ses souvenirs. Le départ du défunt devient la condition de possibilité d'un désir ardent d'honorer sa mémoire en continuant à vivre pour lui. D'où ce devoir de vérité avec le nouveau mari, comme pour dire que le souvenir du mort non seulement ne doit pas s'opposer mais, au contraire, doit encourager à rester en vie : « J'ai trouvé un homme...Je lui ai tout raconté. Toute la vérité. » C'est d'ailleurs tout le sens de la démarche nietzschéenne de l'entre-deux. En mettant Le Gai Savoir sous le signe du mois d'avril, c'est-à-dire non de la guérison mais de la convalescence, le philosophe fait de la persistance du passé la condition même de la volonté d'aller de l'avant. Il s'en explique dans la préface quand il précise que le mois d'avril regarde vers le printemps tout en restant lié à l'hiver: « [...] il [Le livre] rappelle aussi bien la proximité de l'hiver que la victoire sur l'hiver ». La mémoire rétrospective n'est plus un frein devant l'épanouissement de la force de vivre ; elle en est même le ressort, la force motrice.

Le souvenir agréable est donc un puissant vecteur de résilience. Il permet d'imprimer une orientation résolument subjective au temps. Chemin faisant, le passé et ceux qui le peuplent baignent dans une atmosphère idéalisante. Mais cette attitude ne risque-t-elle pas de devenir un déni de l'événement traumatisant ? N'est-il pas alors plus salvateur d'assumer la totalité du souvenir ?

Faire une fixation sur l'événement traumatisant peut être aussi dangereux que de le gommer purement et simplement par le souvenir heureux. D'où la nécessité de regarder la mort en face et de l'accepter. Mieux encore, il convient de considérer la douleur qui en découle, ou qui découle de tout autre événement jugé malheureux, comme une puissance qui éclaire et aguerrit et, partant, comme la condition de possibilité de construction d'une vision esthétisante du monde.

Le souvenir heureux n'opère pleinement comme force de vivre que s'il ne tourne pas le dos à la mort. Autrement dit, la mémoire rétrospective doit s'accommoder aussi bien des événements heureux que des événements malheureux. Le recueil d'Hugo décrit le cheminement d'une conscience tourmentée qui ne retrouve l'envie de vivre qu'en acceptant l'idée que la mort fait partie de la vie. De ce point de vue, « A Villequier » est le contraire de « Trois ans après ». Si dans ce poème-ci, Hugo refuse la réalité de la disparition de Léopoldine, et en veut à Dieu de la lui avoir ravie, dans celui-là, au contraire, il semble plus apaisé car il n'a plus peur de regarder cette dure réalité en face. D'où cette image somme toute stéréotypée de la vie comme « grande roue » qui montre que, pour le poète, il ne s'agit plus d'opposer la vie à la mort mais de prendre conscience que la seconde accompagne en permanence la première. C'est le sens qu'il faut donner à la préface du Gai Savoir. L'expérience de la maladie a permis à Nietzsche de se rapprocher dangereusement de la mort, de la regarder en face. C'est paradoxalement cette certitude qui augmente la force de vivre. Le paragraphe 283 définit les « hommes préparatoires » par leur capacité à « vivre dangereusement », c'est-à-dire dans la proximité permanente avec la mort. C'est de là que vient leur puissance de vivre.

En réalité, contrairement à une idée communément admise, la douleur est une école qui permet à l'homme d'apprendre à s'aguerrir et à voir clair en lui-même. Si dans « Trois ans après », Hugo parle du « sort [qui] est vainqueur », dans « A Villequier », c'est le poète lui-même qui est vainqueur. Plus intéressant encore, cette prise de conscience apparaît dans le sillage d'une nouvelle conception de la douleur : « Maintenant que du deuil qui m'a fait l'âme obscure/Je sors pâle et vainqueur ». La douleur est ce grâce à quoi les êtres humains regardent autrement la vie : « Je me sens éclairé dans ma douleur/ Par un meilleur regard jeté sur l'univers ». Nietzsche est dans la même perspective même s'il refuse de cautionner l'idée que la douleur puisse permettre de devenir meilleur, prenant ainsi ses distances d'avec la morale stoïcienne et chrétienne. En réalité, la douleur « nous approfondit », c'est-à-dire qu'elle rend possible l'exercice difficile et inconfortable de la démystification. Ce n'est pas un hasard si l'auteur du Gai Savoir l'affuble du titre prestigieux de « professeur du grand soupçon ». Qu'est-ce-à-dire ? La souffrance enseigne la vigilance à l'endroit des autres comme à l'endroit de soi-même afin de ne pas tomber sous l'emprise des idéologies consolatrices et des pensées lénifiantes. Autrement dit, elle oblige à se « défaire de toute confiance, de toute bonté d'âme, de tout camouflage ».

Ce courage de faire face à la mort désormais intégrée au processus de la vie culmine dans ce que Nietzsche appelle l' « Amor fati », littéralement l'amour de ce qui est, c'est-à-dire l'amour de la réalité telle qu'elle est, y compris dans ce qu'elle a de blessant. Et l'esthétisation est l'expression de ce besoin impérieux. Mais comment peut-on aimer son propre malheur ? Ne faut-il pas y voir de la contradiction dans les termes ? En fait, cela est possible pour peu que l'homme apprenne à dire « oui » à la totalité de la vie. Pour ce faire, il faut se convaincre de l'idée que « toutes les choses qui nous concernent tournent constamment à notre plus grand avantage », même quand les apparences semblent dire le contraire. Dans « Monologue à propos d'un paysage lunaire », Brovkine dit vouloir écrire une nouvelle à propos de Tchernobyl. Vygovskaïa va plus loin quand elle fait ressortir la beauté de l'incendie qu'elle décrit comme « une lueur framboise, flamboyante ». Dans les deux cas, il s'agit d'une sublimation d'un événement traumatisant pour y puiser une nouvelle force de vivre. C'est tout le sens des Contemplations, œuvre qui, au-delà du cas précis d'un père qui a perdu sa fille, montre comment la douleur peut être l'initiatrice aux mystères de la beauté du monde et de la poésie qui en est la célébration esthétique.

En définitive, Sénèque propose à Marcia d'agir sur sa douleur en changeant sa perception du passé. Plutôt que de rester tétanisée par la tragédie de la perte, plutôt que de se condamner à ressasser ses souffrances, il faut recréer sa vie antérieure en se remémorant ses moments agréables. Il convient donc d'entretenir une mémoire heureuse de ce qui fut. La transfiguration opère une véritable alchimie. Temps rendu à sa sphère subjective et idéalisation des êtres disparus, telles sont les conditions de faire advenir en soi la force de la résilience. Mais si recréer le passé est un vecteur de résilience, assumer la totalité du souvenir est un ressort de la force de vivre. D'où la nécessité de regarder la vie en face, y compris la douleur et la mort qui en font partie intégrante. L'Amor fati n'est pas seulement acceptation mais également amour de ce qui est, de tout ce qui est. Ce faisant, l'être humain amenuise en lui l'emprise des pensées consolatrices. La douleur devient ainsi à la fois force de dévoilement et de création.



Pour citer cet article :
Auteur : Fouad MEHDI -   - Titre : Dissertation obsession de la mort,
Url :[https://www.marocagreg.com/doss/cpge/cpge-dissertation-obsession-de-la-mort.php]
publié le : 2020/01/09 07:06:40

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