De l'enjeu mortel à l'enjeu esthétique de l'aventure


Par : Lahoucine El Merabet


Sujet :


Georg Simmel a écrit dans La Philosophie de l'aventure, Paris, L'Arche, 2002 : « Le fait d'avoir encouru un danger de mort ou d'avoir conquis une femme pour un bonheur éphémère, le fait que des facteurs inconnus, qui ont été mis en jeu, ont apporté un gain surprenant ou une perte inattendue... tout cela ne constitue pas encore nécessairement une aventure, et ne le devient que par une certaine tension du sentiment vital dans la réalisation de pareils contenus. »

  • Vous examinerez cette citation à partir des Å“uvres au programme.


aventure,cpge

Mise en place du sujet et de son enjeu problématique:


Le propos de Georg Simmel s'articule autour des sentiments dont la vitalité alimente l'esprit d'aventure. Il s'agit de voir au-delà de ce qui est à affronter au cours d'une expérience ponctuée de périls et de dangers pour voir que l'essentiel réside dans cette mentalité faite d'audace et de vigueur propres à amener à aplanir les obstacles et à surmonter les épreuves. Tous les aléas rencontrés ne prévalent qu'en fonction de cette ardeur dont s'arme l'aventurier, grâce à laquelle il peut triompher de tous les dangers.


Problématique :

-Dans quelle mesure l'intensité des sensations vécues par les aventuriers perdent progressivement de leur vigueur en passant des faits effectivement vécus à l'expérience aventureuse racontée ?


Plan :

I- L'aventure : début et continuité

  1. A-Liminarité prépondérante

  2. B-L'angoisse : force motrice

  3. C-Ubiquité de la mort

II- Ambivalence et Contrepoids

  1. A- Amphibolie de l'aventure

  2. B- Prophétie et prémonition

  3. C- Aléas de l'avenir : Hora incerta

III- De l'aventure sérieuse à l'aventure esthétique

  1. Médiations narratives

  2. Le dedans et le dehors

  3. L'aventureux et l'aventurier


Selon Jean Yves Tadié dans Le Roman d'aventures, « l'aventure est l'irruption du hasard, ou du destin, dans la vie quotidienne, où elle introduit un bouleversement qui rend la mort possible, probable, présente, jusqu'au dénouement qui en triomphe – lorsqu'elle ne triomphe pas. » Il faut en comprendre que l'attribut principal d'une expérience aventureuse est bien celle du hasard, de l'imprévu, de l'imprédictible et de la force par laquelle advient l'inconnu dans un temps dominé par des risques et des aléas qui assaillent le vécu des êtres. Le philosophe allemand transcende cette conception en l'envisageant d'un autre point de vue : « Le fait d'avoir encouru un danger de mort ou d'avoir conquis une femme pour un bonheur éphémère, le fait que des facteurs inconnus, qui ont été mis en jeu, ont apporté un gain surprenant ou une perte inattendue... tout cela ne constitue pas encore nécessairement une aventure, et ne le devient que par une certaine tension du sentiment vital dans la réalisation de pareils contenus. » La vision simmélienne semble accorder plus d'importance à l'intensité des sentiments qui marque l'homme au cours d'une aventure. Les conquêtes, les périls, les entraves et les différents jalons qui marquent le cheminement d'un aventurier sont relégués au second plan au profit de la vigueur et la vitalité caractéristiques des sentiments qui propulsent l'homme au devant de la scène dans un vécu placé sous le signe du pari et de la gageure. Les exploits à réaliser ou les pertes à subir ne prévalent qu'en fonction des « sentiments vitaux » qui constituent une force motrice de taille à faire aboutir les actions héroïques. A ce propos, il importe de se demander si cette vitalité émotionnelle et cette fulgurance pathétique intrinsèques au vécu des aventuriers sont autant de forces qui s'amoindrissent et s'altèrent en raison de la duplicité et de l'ambivalence des vicissitudes aventureuses. De même, il sied de voir comment cette tension et cette vitalité des sentiments s'amenuisent en passant de l'aventure vécue à l'aventure esthétiquement contée. Nous éluciderons cette question à l'aune de notre lecture des œuvres inscrites au programme : L'Odyssée d'Homère (fin du VIII siècle av. J.-C.), Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad (1899) et L'Aventure, l'ennui, le sérieux de Vladimir Jankélévitch (1963). Après avoir vu en quel sens on peut considérer que l'aventure naît d'une force liminaire qui confère aux êtres une intensité vitale, frénétique et mortelle, nous verrons si cet aveuglement n'est pas altéré et différée selon l'amphibolie propre à l'expérience des aventuriers. Pour finir, il conviendra de montrer en quoi l'aventure prend une autre allure dès qu'il s'agit de s'en détacher par un récit dilettante et esthétique.


  1. L'aventure : commencement et continuité

On peut signaler d'entrée de jeu que vivre l'aventure permet de calmer notre angoisse en centrant la conscience sur un présent prégnant, d'où part une action aux aléas moins cléments.


A- Forces liminaires

En effet, se résoudre à s'aventurer revient à quitter, ne serait-ce qu'un moment, la monotonie de la vie, « la prose amorphe de la quotidienneté » selon l'expression de V. Jankélévitch. Ce serait une manière d'échapper au sort de Sisyphe, et oublier le rocher que nous poussons quotidiennement devant nous. A cet effet, la vraie gageure est celle du commencement. Jankélévitch s'appesantit sur la liminarité de l'action aventureuse. En parlant de « la tentation fiévreuse de la proche aventure [qui] désigne la région infinitésimale du futur prochain et immédiat », il en vient à l'idée que l'aventure est « un commencement qui ne cesse de commencer, une continuation de recommencement au cours de laquelle la nouveauté germe et surgit à chaque pas ».

Dans L'Odyssée, chaque jour est un jour nouveau pour Ulysse qui apparaît comme le héros de l'absence, de la perte, du retour qui ne cesse d'être repoussé. Chez Alcinoos, le roi des Phéaciens, il a perdu tous ses compagnons, est devenu « Personne » comme il l'a annoncé par ruse, au Cyclope. C'est toujours un recommencement. L'itinéraire personnel de Marlow adopte la télémachie pour modèle. Le marin propose d'abord la parabole d' « un Romain imaginaire conquérant l'Angleterre en l'an zéro ». Dès lors, le sens du voyage semble ainsi se déterminer à partir de son commencement qui se mesure à l'aune d'une expérience romaine tutélaire.


B-L'angoisse : force motrice et agissante


Dans le même sens, l'esprit d'aventure est tourné vers un avenir indéterminé, sous l'impulsion d'une tension décisive et agissante. Il se nourrit du présent et de ses promesses ; il « aime le présent, le voit chargé de signes, discerne les directions vers lesquelles à tout moment ce présent semble nous inviter ». Jankélévitch continue en caractérisant le présent comme la « tension la plus aiguë […] qui se crée entre l'horreur du non-être et l'attirance paradoxale de ce suprême naufrage ». C'est une tentation qu'on peut lire dès les premiers vers du texte d'Homère qui présente Ulysse « souffrant beaucoup d'angoisses dans son âme sur la mer ». C'est l'angoisse motrice de Marlow ayant le sentiment d'être transporté « aux premiers âges de l'humanité » et de prendre possession de l' « héritage maudit » transmis par les premiers hommes. Le marin de Conrad se sent ensorcelé par « la forêt impénétrable », par « le grand silence » et par l'immobilité du « fleuve du désert ». Ce sont là autant de sensations qui assaillent le narrateur et le poussent au devant d'une arène qui ne manque pas de périls.


C-Ubiquité de la mort

Ainsi, l'esprit d'aventure est fondamentalement relié aux dangers qui confèrent au vécu un aspect mortel et tragique. La vie aventureuse se trouve ainsi imprégnée d'une série d'embûches qui trouvent leur point d'aboutissement dans la mort. Jankélévitch a suffisamment accentué l'idée caractéristique de l'aventure et qui prend du relief « lorsqu'on augmente progressivement l'intensité d'une sensation ou d'une perception ». Selon ce philosophe, « la mort est la précieuse épice de l'aventure » ; « le pathos de l'aventure est un complexe de contradictoires, un mélange d'envie et d'horreur, l'horreur redoublent l'envie, l'horreur étant un ingrédient paradoxal de l'envie. » Rien de mieux pour expliquer le terme des tribulations vécues par Kurtz : « deux fois d'une voix basse, il jeta vers je ne sais quelle image, quelle vision, ce cri qui n'était guère qu'un souffle : L'horreur ! L'horreur ! » Ces paroles finales de Kurtz furent terribles à entendre. Ce qui a poussé Marlow à dire : « C'est par son agonie que j'ai l'impression d'avoir passé ». La barbarie retenue dans le texte de Conrad s'érige en linceul qui transfigure le monde en une terre immonde. Le même état peut être noté dans le périple d'Ulysse devant des êtres aussi gigantesques que les Lestrygons « qui accoururent de toutes parts par milliers, et plus proches des géants que des humains ». Proches des Cyclopes, ils inspirent l'horreur, la violence, le péril, autant de sentiments notés par Jankélévitch comme une tension vitale où « une force tire à hue et l'autre à dia ».


II-Ambivalence et contrepoids

Comprendre que l'aventure vaut principalement par sa liminalité, son aspect passionnel et mortel est un élément fondamental. Néanmoins, les vicissitudes d'une aventure s'impliquent dans une ambiguïté de nature à en atténuer la force et à en amortir la dangerosité.


A-Amphibolie de l'aventure

D'ailleurs, lorsque Jankélévitch note que « dans le désert informe, dans l'éternité boursouflée de l'ennui, l'aventure circonscrit ses oasis enchantées et ses jardins clos », il cherche à dire que par l'aventure la durée est intensément vécue, « la prose amorphe de la vie quotidienne est quittée », toutefois, il n'en reste pas moins qu' « une amphibolie » apparaît, qui « peut être formulée en termes chronologiques ». La continuation de l'aventure « et surtout sa conclusion se produit dans les brumes menaçantes, dans l'inquiétude ambiguë de l'avenir ». Lesdites brumes ne peuvent que rappeler dans le récit de Marlow à quel point il est malaisé de résister « au cœur des ténèbres » « au tumulte sauvage » et « au chahut démoniaque », autant de traits distinctifs d'une ambiance féroce , opaque , barbare, et mortifère , qui contrastent ostensiblement avec l'esprit initialement civilisateur et philanthropique. C'est une dualité qui peut bien brouiller les pistes à la manière de l'outre donnée par Eole à Ulysse. Etant fermée, les vents contraires peuvent interagir et stabiliser la situation du héros, mais dès qu'elle est ouverte, une seule issue est possible, ce qui n'est pas sans incidence sur le sort du héros. C'est dire que dans l'aventure, des possibles s'offrent et ne manquent pas d'amoindrir ou d'accentuer l'adversité des calamités menaçantes.


B-Prophétie et prémonition

D'autre part, les textes au programme sont dominés par une dimension prophétique et prémonitoire qui peut également conjurer les mésaventures. Le héros de Conrad est fasciné par l'apparition des divinités, ces tricoteuses de laine noire : gardienne de « la porte des ténèbres » ou « sauvage et magnifique déesse noire de la vie féconde et mystérieuse ». Marlow qualifie ces tricoteuses de « gardiennes de l'Hadès », qui joignent leur prémonition au pronostic initial du docteur selon qui « sous les tropiques, il faut conserver son calme », d'autant plus que des changements se produisent souvent dans la tête des engagés vivant au Congo. Les figures féminines et leur fonction divinatoire ne sont pas sans rappeler chez Homère Tirésias, surtout à travers une certaine déficience oculaire, de qui Ulysse a appris comment rentrer chez lui, comme Circé la magicienne qui a aidé le héros en le mettant en garde contre l'effet enchanteur des chants des Sirènes. Tout cela nous renseigne sur la prudence par laquelle « la créature finie se doit de prendre en compte les embûches dressées sur sa route » d'aventurier, selon l'expression de Pascal cité par Jankélévitch.


C-Aléas de l'avenir : Hora incerta

Dans un autre sens, l'indécision et l'indétermination qui marquent l'esprit d'aventure tiennent à cette tension entre le futur et le présent. « La région de l'aventure, c'est l'avenir […] qui demeure enveloppée dans les brumes de l'incertitude. » Jankélévitch continue ainsi en précisant que ce « brouillard propice » permet au centenaire de faire légitimement des projets d'avenir relatifs à cette échéance incertaine : « Hora incerta ». Le récit de Conrad est centré sur une expédition s'enfonçant dans une forêt primitive hostile, à la recherche d'un homme inconnu. C'est aussi une plongée au cœur des ténèbres où se trouve enfouie la vérité, vérité qu'on ne peut discerner, aveuglé par ce « brouillard blanc » que Conrad s'évertue à dissiper. Ce brouillard explique « l'imposture philanthropique » et procède d'un devenir incertain, brumeux et ambivalent. Les propos de Marlow étaient initialement « inconclusifs », mais se clarifiaient petit à petit vers la fin. D'ailleurs, le participe futur latin adventura, devenu substantif neutre peut se traduire par « ce qui doit arriver ». Reste à savoir comment éclairer ces brumes qui marquent les chemins aventureux, et dont Calypso tient Ulysse au courant : « Si tu pouvais imaginer tous les soucis que le sort te prodiguera jusqu'au jour du retour ». Se mettre à dévoiler ces épreuves, c'est se lancer ipso facto dans une pérégrination qui mènera Ulysse à Ithaque.


  1. De l'aventure sérieuse à l'aventure esthétique

On aura compris que l'amphibolie de l'aventure est de nature à en amortir la brutalité des épreuves. Mieux encore, la vitalité qu'implique le vécu d'une aventure contraste remarquablement avec la posture de celui qui en suit à distance le déroulement ou se met à en relater les péripéties.


A-Médiations narratives

Il faut préciser dans ce contexte que selon Jankélévitch l'aventure mortelle n'est pas l'aventure esthétique : « L'esthète et le dilettante voient dans l'aventure surtout une œuvre d'art. » Il faut en comprendre que celui qui vit effectivement une aventure se démarque de celui qui peut en présenter une autre version selon un angle d'attaque précis. Lors de la dernière étape de son voyage chez Alcinoos, le roi des Phéaciens, Ulysse n'a pu reconquérir pleinement son identité qu'après avoir entendu sa propre histoire de la bouche d'un autre, l'aède phéacien Démodocos. Il se trouve ainsi devant l'Ulysse passé, l'auteur de la ruse du cheval de Troie, et peut ainsi mettre en perspective sa propre existence. Conrad a présenté dès le début Marlow comme « un marin » un « errant » et non un aventurier. Il précise de même que les marins préfèrent les contes « d'une franche simplicité ». Ces notations viennent comme mesures préliminaires et visent à montrer que le lecteur se situe face à une narration qui n'est pas sans altérer le contenu originel des faits.


B- Le dedans et le dehors

Dans cet ordre d'idées, Jankélévitch note que l'aventurier s'engage comme il peut se désengager d'une aventure : « pour qu'il y ait aventure, il faut être à la fois dedans et dehors ». Selon Héraclite, par l'intermédiaire d'Ulysse, Homère enseigne allégoriquement la sagesse, car il déteste les vices qui ravagent l'humanité. Autant dire que la fulgurance avec laquelle on vit une aventure se lit finalement avec une distance propre à conférer un aspect esthétique ou une portée morale. Conrad se lit à travers Marlow, mais il ne peut être Kurtz, cet homme malgré tout « remarquable » et « fascinant » car il fut capable d'affronter ses propres ténèbres et de les assumer jusqu'au bout.

C-L'aventureux et l'aventurier

Ce n'est d'ailleurs pas sans raison que le philosophe français a établi une distinction entre « l'homme aventureux » et l'aventurier qui « est un être professionnel des aventures, plutôt en marge des scrupules qu'en marge des scrupules qu'en marge de la vie prosaïque ». Il fait de même le départ entre deux Ulysse : l'antique et le moderne. Pour Ulysse d'Homère, il ressent le nostos, désir de retourner à sa chère patrie. C'est un héros de ménage, aspirant à la quiétude passée, contrairement à l'Ulysse moderne, le dantesque qui part pour un voyage sans retour, sur un chemin ouvert sur l'infini. C'est dans ce sillage qu'on peut saisir l'exploration du roman de Conrad qui mène une recherche au cœur de la jungle pour aboutir à démasquer, au-delà de « l'imposture philanthropique », la part bestiale et démoniaque de cet être double qui ne fait plus illusion. L'aventure consiste de la sorte à plonger dans l'enfer pour connaître la vraie vie et connaître l'étrange en soi. Au demeurant, c'est un voyage périlleux dont on ne peut revenir et ce serait nier la réalité que de dire que les hommes sont « assez solides pour affronter les ténèbres ».


Conclusion :

La citation de Simmel s'est révélée utile pour éclairer la force vitale qui anime l'esprit d'aventure dans les textes du programme. Elle nous a permis de mener l'analyse selon la démarcation à établir entre l'aventure vécue et l'aventure relatée, ce qui a autorisé à noter la manière dont les sentiments changent dans chaque cas. On en retenu que les faits effectivement vécus diffèrent totalement de ceux qui sont esthétiquement considérés, comme ils convient à tirer des enseignements par delà les périls affrontés et les aléas rencontrés.



Pour citer cet article :
Auteur : elmerabet lahoucine -   - Titre : cpge De enjeu mortel à enjeu esthétique de aventure,
Url :[https://www.marocagreg.com/doss/cpge/cpge-dissertation-de-enjeu-mortel-a-enjeu-esthetique-de-aventure.php]
publié le : 2017/10/30 08:39:35

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