DISSERTATION


Fouad MEHDI


Il est communément admis que l'aventure est une entreprise d'exploration de nouveaux espaces. Pourtant certains penseurs la considèrent d'abord comme une expérience temporelle particulière. Jankélévitch s'inscrit dans cette perspective quand il écrit : « [...] l'aventure est une petite vie à l'intérieur de la grande ; encastrée dans la grande vie ennuyeuse, terne et morne, qui est notre quotidienneté, l'aventure ressemble alors à une oasis de romanesque où les hommes cherchent la haute température de la passion, se sentent pour la première fois exister : quittant leur vie de fantômes pour la délicieuse illégalité, ils connaîtront enfin la condensation passionnée d'un vrai devenir. ». Dans la droite ligne de la pensée de Bergson, ce philosophe du temps, Jankélévitch pense que l'aventure est une modalité de rapport au temps. Elle est une façon de s'écarter d'une « quotidienneté » « ennuyeuse » pour accéder « à la haute température » d'une vie d'autant plus intense que son vecteur est « la passion » « d'un vrai devenir ». Il est donc évident que l'aventurier est celui qui parvient à se libérer des chaînes de la vie ordinaire pour faire l'expérience d'une temporalité subjective, celle de l'intensité. Mais cette intensification de l'existence par l'écart, ne peut-elle pas être porteuse d'effets pervers dès lors que cet écart est condamné à se dissiper pour revenir au quotidien ? Comment alors vivre une intensité libératoire sans les risques du chaos qui sont inhérents à l'aventure ? Pour tenter d'apporter quelques éléments de réponse à la problématique, à la lumière de l'Odyssée d'Homère, d'Au cœur des ténèbres de Conrad et de L'Aventure, l'Ennui, le Sérieux de Jankélévitch, il s'agira, d'abord, de montrer que l'aventure est une expérience existentielle de l'instant intense, avant, ensuite, de révéler les risques de cette quête périlleuse, pour, au final, donner à voir l'art comme vecteur d'une jouissance suprême authentique et sans risque.

Face à une quotidienneté prosaïque, l'aventure s'impose comme le vecteur d'une vie pleine, qui ne tarde pas à se transformer en illégalité jouissive.

Les œuvres au programme s'accordent pour dire que le terreau sur lequel l'aventure pousse et s'épanouit est celui d'une vie ordinaire morne et sans relief. C'est d'ailleurs pourquoi Jankélévitch en fait un trait caractéristique de la modernité, cette dernière étant définie comme « une existence trop bien réglée ». Le penseur multiplie les jugements de valeur négatifs à propos d'une vie quotidienne hypothéquée « par les fatalités économiques et sociales » et décrite comme le lieu d'un « prosaïsme laborieux ». Ce propos résume bien la situation de Charlie Marlow dans Au cœur des ténèbres. Après avoir navigué sur les mers du globe, le marin revient à Londres pour ressentir assez tôt les affres de l'ennui : « ...j'étais las de me reposer. Alors j'ai commencé à chercher un embarquement ». Il accepte même, « [lui], Charlie Marlow » que sa tante intervienne en sa faveur pourvu qu'il quitte cet espace londonien qui l'étouffe.

L'aventurier se libère d'une quotidienneté inintéressante pour faire une découverte inédite, celle de l'instant intense. Selon la terminologie de Jankélévitch, cette temporalité hors du commun n'est pas celle de l'« évènement » mais de l'« avènement », c'est-à-dire d'un devenir qui ne s'arrête jamais, qui fluctue en permanence. Dans le récit de Conrad, si Marlow le narrateur insiste sur le ressenti au détriment de l'évènement, c'est parce que l'expérience subjective d'un temps extraordinairement plein passe dans cet aspect du récit. Au fond, au niveau évènementiel, il ne s'est pas passé grand-chose entre Marlow et Kurtz, mais cette rencontre aura été riche humainement, de sorte que chaque situation apporte son lot de sensations inédites. Cette expérience trouve son point culminant dans le face-à-face entre les deux personnages dans la forêt, à la faveur de la tentative de fuite de Kurtz.

Cette entreprise libératoire trouve son expression la plus aboutie dans une sorte de « délicieuse illégalité ». L'aventure est une quête d'absolu qui se situe au-delà du bien et du mal parce qu'elle « supprime les distances, bouscule les hiérarchies », selon l'expression de Jankélévitch. D'où la métaphore de l' « oasis », lieu en marge du monde où tout est possible. L'aventurier se sent tellement exister que, doté d'une énergie sans limites, il sent que les lois sociales ne sont pas faites pour lui. La passion devient le vecteur d'une divinisation de soi, qui fait que l'être humain repousse incessamment ses limites. Dans l'Odyssée, il est intéressant de remarquer que les compagnons d'Ulysse continuent à sacrifier les vaches sacrées même quand ils voient que « les dépouilles rampaient, la viande meuglait sur les broches ». Cette persistance dans le sacrilège montre que l'être humain devient addictif à l'illégalité car celle-ci procure un sentiment de puissance. Kurtz est justement dans cette logique, lui qui manifestement jouit de l'idolâtrie dont il fait l'objet de la part de la tribu africaine.

Au sein d'une vie quotidienne sans grand intérêt, l'aventure apparaît comme un écart, celui d'une temporalité pleine d'intensité qui va jusqu'à occasionner les plaisirs de l'illégalité. Mais cette quête n'est-elle porteuse que de jouissance ?

Très tôt, le bonheur de l'entreprise qui fait fi des lois tourne à la souffrance et même à la tragédie. Le risque est une sorte de régression temporelle qui conduit l'homme à renouer avec sa nature primitive.

De la douce illégalité à la douloureuse illégalité il n'y a qu'un pas que l'aventurier franchit allègrement, transformant ainsi une expérience de la jouissance en une expérience de la souffrance. L'exemple de Fresleven est particulièrement éloquent à cet effet. Le Danois, « l'être le plus doux, le plus tranquille qui ait jamais marché sur quatre jambes », est totalement transfiguré par son sentiment de puissance, sa libido dominandi. Ce qui le conduit à commettre l'irréparable en tuant un chef de tribu pour « deux poules noires ». Ulysse le sage n'est pas à l'abri de cette expérience de l'intensité que les Grecs appellent l'hubris. En effet, le revers de « la condensation passionnée » est un renoncement à la rationalité et au bon sens. C'est précisément ce qui se produit dans la séquence des Cicones. En évoquant cette première étape de son périple, le fils de Laërte ne justifie pas l'intensité des massacres commis. Tout se passe comme si la violence se nourrissait de sa propre gratuité : « Loin de Troie, le vent m'entraîna chez les Cicones : / je pillai Ismaros et massacrai ses défenseurs. ».

A cause de la quête d'une expérience existentielle authentique, l'aventure peut vite devenir tragédie. La mort exerce une fascination telle que l'homme, subissant son attrait irrésistible, ne mesure pas les risques encourus. En effet, selon Jankélévitch, « une aventure, quelle qu'elle soit [...] n'est aventureuse que dans le mesure où elle renferme une dose de mort possible ». Au fond, si en dépit des mises en garde de ses compagnons, Ulysse ne veut pas quitter la grotte de Polyphème, c'est parce que cette figure de la puissance brute qu'est le Cyclope constitue une possibilité de regarder la mort en face. Nous connaissons la suite : Ulysse perd nombre de ses compagnons. Dans Au cœur des ténèbres, la séquence des têtes coupées par kurtz en dit long sur l'attrait de la mort. La transfiguration du personnage montre à quel point Jankélévitch a raison quand il dit qu'une aventure peut commencer comme un « jeu » et finir en « tragédie ».

Par ailleurs, les œuvres de fiction s'accordent sur le fait que la recherche d'une temporalité subjective pleine peut constituer un risque de régression temporelle. L'épopée d'Homère comme le récit de Conrad montrent que le danger qui guette l'aventurier en quête d'intensité est le retour à des formes de vie préhistoriques et, partant, à une rupture avec les acquis de la civilisation humaine. Marlow vit la remontée du fleuve comme une sorte de retour « vers les premiers commencements du monde ». Ulysse, lui, est retrouvé par Nausicaa totalement nue. Les jeunes filles sont épouvantées au spectacle de cet homme-bête qui « parut, défiguré par la saumure ». Il a fallu l'intervention de la fille d'Alcinoos pour qu'il retrouve son identité humaine.

L'intensité de l'instant est une monnaie dont l'envers est la jouissance et le revers une expérience tragique qui incite l'homme à faire émerger ce que des siècles de civilisation ont permis d'enfouir. Est-il donc possible de goûter aux délices de cette expérience de l'intensité de l'instant sans les risques décrits ?

L'art permet la prise de conscience d'une temporalité supra individuelle, tant et si bien que le récit devient lui-même le vecteur d'un voyage collectif aventureux. En réalité, la vraie jouissance qu'il occasionne est celle de voir son identité augmentée de celle des autres.

Grâce au récit, l'aventurier, qui endosse le rôle de narrateur, prend conscience du fait que son temps personnel s'imbrique dans un autre plus transcendant et plus exigent. Dans le Chant III de l'Odyssée, Nestor évoque longuement ses souvenirs à Troie. Ce faisant, il fait non seulement son mea culpa mais aussi le procès de la gloire guerrière : « là bas sont morts les meilleurs d'entre nous ». Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l'Odyssée constitue non seulement la suite de l'Iliade mais aussi le lieu de déconstruction des valeurs épiques guerrières. En racontant son aventure, Marlow réalise que le temps subjectif est une illusion face au temps de la grosse machine de la colonisation. Les rêves de gloire de l'enfant se sont dissipés car l'aventure est devenue affaire de groupes économiques puissants. Dans les deux cas, l'intensité vécue est celle de la lumière rendue possible dans et par le récit.

Et si le récit lui-même devenait une aventure qui découpe un temps exceptionnellement intense dans une temporalité banale. A y regarder de près, Au cœur des ténèbres aura été l'histoire d'un récit qui est à lui-même sa propre fin. En effet, le livre s'ouvre avec la prise de parole de Marlow et se clôt quand il cesse de parler. L'aventure aura été celle du récit lui-même ayant permis à un groupe d'hommes de s'embarquer dans ce voyage fictionnel car pendant tout ce temps, la Nellie n'a pas bougé. Dans l'Odyssée, Ulysse construit une sorte d'utopie humaine en racontant ses mésaventures aux Phéaciens. Ce temps aura été d'une intensité sans pareille car il aura permis à Ulysse de tisser des liens profonds grâce à une empathie authentique : « A ces mots, tous restèrent sans parler dans le silence : / ils étaient sous le charme ».

Au-delà du cas précis d'Ulysse et des Phéaciens ou de Marlow et ses auditeurs, l'art permet aux lecteurs de vivre l'aventure par délégation. Certes Jankélévitch a tendance à déconsidérer l'aventure esthétique car le « jeu » y prévaut sur le « sérieux ». Cependant, il s'empresse d'ajouter que dans un monde moderne où il ne reste que peu de marge à l'aventure, l'art est ce qui permet à ceux qui sont condamnés à ne jamais être des aventuriers de le devenir « par personne interposée », c'est-à-dire de devenir Ulysse, Marlow, Kurtz ou tous ces personnages à la fois. Voilà le véritable vecteur de la condensation intense d'un devenir en perpétuel dynamisme. Il est faux de croire que le risque est inexistant ; il serait plus juste de dire qu'il a changé de forme. En effet, le lecteur se transforme en exposant sa conscience au péril d'un bouleversement identitaire que seule l'aventure de la lecture rend possible. Comment rester soi-même tout en devenant autre, voilà une manière d'exister intense et authentique qui suppose un voyage aventureux dans lequel on allie affect et logos, identification et mise à distance.


Au total, l'aventure se détache sur fond d'une vie sans aspérités. Dans un monde moderne où rien de bien intéressant ne se passe, l'aventure étonne, surprend et bouleverse. Elle est ce qui permet à l'homme d'avoir la sensation grisante d'exister. Mais cette « durée intérieure », pour utiliser l'expression de Bergson, a un prix qu'il faut payer. L'homme y prend tellement goût qu'il en devient addictif. Ce qui amène l'aventure non à s'encastrer dans la vie quotidienne mais à constituer un danger pour elle. Chemin faisant, l'aventure devient un facteur de régression et d'autodestruction. C'est là que l'art trouve toute sa place. Il crée des aventuriers par délégation. Ne nous y trompons pas, il ne s'agit pas de présenter au lecteur un réservoir d'aventures pour satisfaire un besoin de sensations fortes. Il est question de mettre son intégrité psychologique et intellectuelle au péril de la rencontre avec des êtres imaginaires qui viennent enrichir une identité jamais statique, toujours renouvelée, celle du lecteur. Voilà le véritable sens de l'aventure.



Pour citer cet article :
Auteur : Fouad MEHDI -   - Titre : Dissertation aventure est une petite vie,
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publié le : 2020/01/09 07:40:00

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