DISSERTATION

Fouad MEHDI


Amour et éthique, voilà deux notions que d'aucuns n'hésiteraient pas à mettre dos à dos. Et pour cause, la première est une passion tandis que la seconde suppose un vrai travail de maîtrise des pulsions. A cet effet, un critique écrit : « On aurait tort d'imposer des limites morales à l'amour. Il est par essence aveugle. Il peut rabaisser comme il peut grandir. » Il est bien évident que l'auteur de la citation modalise très fortement son propos en assumant totalement un jugement de valeur exprimé de façon explicite « On aurait tort ». Le propos modalisé porte sur l'amour, présenté comme une force « aveugle », qui, de ce fait-même, se situe par-delà la morale « limites morales ». La troisième phrase, elle, met en scène les implications pragmatiques d'une telle idée sur le comportement humain. Tout se passe comme si ce que l'homme peut devenir, c'est-à-dire « rabaissé » ou « grandi », ne lui appartenait pas. L'être humain n'est plus qu'un jouet entre les mains de l'amour. Et son destin est ce que ce sentiment veut bien faire de lui. Est-il vrai que le sentiment amoureux se situe au-delà du bien et du mal ? Ne serait-il pas plus convenable d'encadrer l'amour par une sorte d'éthique amoureuse ? Pour tenter d'apporter quelques éclairages à la question, à la lumière du Banquet de Platon, du Songe d'une nuit d'été de Shakespeare et de La Chartreuse de Parme de Stendhal, il s'agira, pour commencer, de montrer que l'amour est une puissance amorale, avant, ensuite, d'évoquer les dangers liés à cette pulsion quand elle est laissée à la seule initiative de l'individu, pour, au final, faire ressortir la nécessité d'une éthique amoureuse qui permet de ramener la question amoureuse à celle du bien et du mal.


L'amour est une passion aveugle. Elle est, semble-t-il, indifférente à la morale : elle peut grandir au même titre qu'elle peut rabaisser.

Les œuvres au programme partagent toutes une prédilection pour le thème du regard. L'amour naît dans et par le regard, ou, pour être plus précis, d'un regard en particulier. L'amoureux, transi par son sentiment, est le plus souvent évoqué tel quelqu'un qui n'apprécie plus les choses à leur juste valeur, comme si son regard était empêché. D'où le thème de la cécité. C'est le sens qu'il faut conférer au motif du suc dans Le Songe. Quand Puck pose sa potion magique sur les yeux des amoureux, ces derniers perdent non seulement le sens des réalités mais aussi le sens moral de leurs actions. Dans La Chartreuse, le motif de l'aveuglement affecte en particulier le couple Fabrice-Clélia. Tout se passe comme si la jeunesse de ces personnages les empêchait de conscientiser les interdits sociaux. D'ailleurs, Héléna, encore adolescente, associe le dieu Amour à « un enfant » « aveugle », autrement dit qui ignore les limites morales.

L'amour peut devenir un vecteur d'élévation de l'homme. Pourtant, l'homme ne devrait en tirer aucun motif de fierté, car c'est bien malgré lui qu'il devient meilleur par l'amour. Certes, le dénouement du Songe semble indiquer que les personnages ont retrouvé une certaine sérénité surtout quand Démétrius annonce qu'il renonce à Hermia et ajoute que « L'objet et le plaisir de mon œil, / Est la seule Héléna ». Mais qu'a-t-il fait pour y arriver ? Les couples recomposés sont le fruit de la potion magique, c'est-à-dire du seul hasard. Il en va de même pour la fin de La Chartreuse. Quand Stendhal écrit qu'« Ernest V [était] adoré de ses sujets qui comparaient son gouvernement à celui des grands-ducs de Toscane », il se montre un tantinet ironique. Car, en effet, qu'a fait le prince de Parme pour mériter l'amour de son peuple ?

Tout comme il peut élever, l'amour peut rabaisser. Dans Le Banquet, le fondement du discours de Pausanias est le distinguo qu'il établit entre « deux Aphrodites », « la Céleste » et « la Vulgaire ». L'amour vulgaire, selon Pausanias, présente deux caractéristiques majeures : primo, « il ne va pas moins aux corps qu'aux âmes ». Secundo, « il recherche les partenaires les moins bien pourvus d'intelligence qu'il soit possible de trouver, car il n'a d'autre but que de parvenir à ses fins ». Il s'agit là de l'amour du plus grand nombre, c'est-à-dire précisément du vulgaire au sens étymologique. C'est sans doute ce qui explique l'indication clausulaire de La Chartreuse de Parme, « TO THE HAPPY FEW », indication que le lecteur a déjà retrouvée en épigraphe de l'autre roman de Stendhal, Le Rouge et le noir. Cet élitisme formulé dans le dialogue philosophique et la fiction montre une certaine vigilance à l'endroit d'un sentiment qui est perçu d'abord comme une pulsion qui tire l'homme vers le bas.

D'essence aveugle, le sentiment amoureux peut indifféremment être un vecteur d'ennoblissement ou de déchéance sans que l'être humain ne puisse dire qu'il est l'auteur de l'un ou de l'autre mouvement. Mais cette indifférence morale de l'amour persiste-t-elle quand ce sentiment est laissé à la seule discrétion de l'ego ?

En vérité, quand il est laissé à la seule initiative de l'individu, l'amour prend une coloration pulsionnelle. Il devient instinct sexuel, voire hubris. Poussé à sa logique extrême, il se transforme en pulsion de mort.

Débarrassé de ses atours idéalisants, l'amour apparaît dans sa puissance de bestialité. L'instinct sexuel agit comme une force irrésistible. Dans Le Songe, la présence remarquable du bestiaire ne contribue qu'à mieux mettre au jour cette dimension de l'amour avec d'autant plus de force que les personnages mis en scène sont évoqués à travers une imagerie persistante d'animalité. Obéron se réjouit d'avance du spectacle de Titania qui, sous l'effet du suc, tombera sous le charme du premier animal venu : « La première créature qu'elle regardera à son réveil / (Qu'elle soit lion, ours, ou loup, ou taureau, / Singe fureteur, ou babouin affairé) / Elle la poursuivra avec l'âme de l'amour. » D'ailleurs, le lecteur-spectateur sait que la figure de l'âne à laquelle est associée Bottom est un clin d'œil à une sexualité débridée. Cet aspect devient une évidence dans Le Banquet de Platon. Dans le cas d'Alcibiade, l'instinct sexuel est explicitement associé à la violence. Face au rejet de Socrate, le jeune homme devient agressif au point que Socrate réclame que les convives le défendent contre cette violence dont il a peur de faire les frais. Dans ce sens, il dit à Agathon, « [...] s'il [Alcibiade] lève la main sur moi, défends-moi, car sa fureur et sa passion amoureuse me font frémir d'effroi. ».

Les contraintes morales sont sans effet face à l'amour qui devient hubris. Dans les œuvres au programme, la passion amoureuse, qui pulvérise le carcan éthique, est associée à la démesure. Tel est un sens possible du mythe raconté par Aristophane, celui de l'androgyne. Originellement, les humains étaient des « boules » réunissant deux hommes, deux femmes ou un homme et une femme. Se sentant puissants, ces couples s'en sont pris aux dieux. Zeus les a punis en les séparant, l'hubris, on le sait, étant un péché capital pour les Grecs. Dans les œuvres fictionnelles, certains couples en sont la parfaite illustration. L'exemple le plus probant se trouve probablement dans La Chartreuse. Quand ils sont unis, Gina et Mosca deviennent littéralement invincibles. Représentant, pour ainsi dire, deux moitiés, chacune tire sa force de l'autre. D'ailleurs, cette force ne manque pas d'attirer sur eux les foudres d'Ernest Ranuce V qui fait tout pour les séparer, renouvelant ainsi, mutatis mutandis, l'entreprise de Zeus.

Poussée à sa logique extrême, la passion amoureuse devient pulsion de mort. Aussi

paradoxal que cela puisse paraître, Eros et Thanatos, la vie et la mort, deviennent l'envers et l'endroit de la même médaille. Cette confusion, qui se situe au-delà du bien et du mal, prend, dans Le Songe, la forme du masochisme. Rejetée par Démétrius, Héléna ne mesure pas l'étendue de l'humiliation qu'elle s'inflige quand elle dit : « Plus vous me battez, plus je me couche à vos pieds. / [...] repoussez-moi, frappez-moi ». Dans La Chartreuse, la relation dialectique entre l'amour et la mort est encore plus explicite. Si le dénouement du roman de Stendhal a choqué plus d'un, c'est parce qu'il est incompréhensible du point de vue éthique. Au moment où Clélia et Sandrino baignent dans le bonheur sous la protection d'un Crescenzi aimant, un « caprice de tendresse » torture Fabrice. Cette pulsion autodestructrice, contre laquelle le personnage résiste « en vain depuis six mois », est à l'origine de la machine tragique qui se met en branle à la fin du récit, emportant dans son engrenage les personnages les uns après les autres.

Ne reconnaissant aucune limite morale, l'amour devient une passion dévastatrice, en particulier quand elle est laissée sous la seule autorité de l'individu. De ce fait, n'est-il pas nécessaire de l'encadrer éthiquement ?

Contrairement à ce que pense l'auteur de la citation, la logique inhérente à l'amour est la dégradation de l'homme beaucoup plus que son élévation. D'où la nécessité d'une remoralisation de ce sentiment. Une éthique amoureuse est l'expression d'une conscience du bien, que l'amoureux ne peut conquérir que par un processus éducatif. La vocation de l'art n'est-elle pas précisément d'y contribuer ?

Sans verser dans un moralisme inauthentique, il est possible de dire que l'amour suppose une sorte de conscience du bien. Sciemment ou non, l'éthique donne une coloration particulière à l'amour et en fait une tension vers le bien. Cet état de fait n'est pas une exception dans les œuvres au programme, loin s'en faut. Dans Le Songe, Titania, loin de céder aux pressions d'Obéron, fait montre d'un sens aigu de la philia quand elle décide de s'occuper du fils de son amie défunte : « par amour pour elle, j'élève son petit garçon ». Il est vrai que chemin faisant elle met son couple en péril. Mais la volonté de fidélité à la mémoire d'une amie disparue est plus puissante. Dans La Chartreuse, cette conscience est d'autant plus présente qu'elle affecte Fabrice au moment où il est encore jeune. L'amour de Bonaparte donne sens à une existence et imprime un cap à une vie. Même si le jeune Del Dongo a du mal à démêler l'écheveau complexe de ses sentiments, il n'empêche que, pour lui, Napoléon est le symbole de la liberté. En l'occurrence, amour et éthique sont très fortement liés.

D'où la dimension éducative inhérente au sentiment amoureux. C'est un fait que dans les œuvres au programme, aimer est un processus long et difficile. C'est un itinéraire tortueux dont le tracé n'est pas déterminé à l'avance. Pour tout dire, aimer est un parcours initiatique. Dans Le Banquet, Diotime, la prêtresse de Mantinée, soutient l'idée que l'amour est un apprentissage. Au début du parcours, il y a l'amour d'un corps beau et jeune. Mais cet amour est appelé à être dépassé pour celui de tous les corps. Cette étape est elle-même vouée à disparaître pour céder la place au dernier palier, celui de l'amour de l'âme. C'est sans doute pourquoi les œuvres fictionnelles sont construites sur la structure de l'épreuve. Il ne faut pas y voir une simple concession à la littérature amoureuse fondée sur le principe de la quête des amoureux. En réalité, la notion d'épreuve permet la prise de conscience qu'aimer, c'est s'éduquer en permanence. Les jeunes adolescents et adolescentes du Songe et de La Chartreuse en sont la parfaite illustration. Multipliant les conquêtes amoureuses, Fabrice n'a jamais cessé de s'interroger sur ce qu'est le vrai amour (comme s'il en avait une conscience intuitive) jusqu'à ce qu'il rencontre Clélia.

La philosophie en particulier et l'art en général ont vocation à souligner la relation intime entre amour et éthique. Non que les expressions artistiques doivent se subordonner à la morale. L'idée est que la littérature en particulier, dans sa façon de représenter l'amour, montre l'importance des codes quels qu'ils soient. Dans La Chartreuse, bien que Stendhal ne puisse pas être considéré comme un auteur romantique, Fabrice adhère aux codes du romantisme surtout quand il décide, au mépris de sa vie, de retourner à la tour Farnèse. Pourtant, certains diront, à juste titre, que Le Songe est une parodie des codes de l'amour chevaleresque. Cela est vrai. Mais la mise à distance shakespearienne de ces clichés montre paradoxalement leur toute puissance. Chez Shakespeare, l'exercice parodique suppose une maîtrise parfaite des références. Dans l'œuvre de Platon, le banquet, comme genre philosophique, montre l'importance capitale de l'entreprise de la codification. Quand les convives décident de ne pas faire un usage excessif du vin et de renvoyer « la joueuse d'aulos », ils conviennent que le discours sur Eros présente une dimension sacrée. Partant, toutes les formes de distraction excessive sont à bannir.



Tout compte fait, l'amour est un sentiment qui ne reconnaît pas les lignes rouges liées à la morale. Incarnation de la liberté, il se situe par-delà le bien et le mal. C'est une entreprise contre-nature que de vouloir absolument le soumettre aux lois de la morale. Mais ce constat en entraîne un autre. Débarrassé de toute référence éthique, le sentiment amoureux devient beaucoup plus un vecteur de déchéance que d'élévation. La logique instinctuelle l'emporte sur celle de la transcendance. D'où la nécessité d'un retour à l'éthique. Levons une ambiguïté : il ne s'agit pas de mettre le sentiment amoureux sous l'autorité d'un arsenal de règles. Il est plutôt question pour l'amoureux de prendre conscience qu'aimer c'est agir en vue du bien. Cette prise de conscience suppose un parcours semé d'embûches, un apprentissage qui n'est pas de tout repos. La littérature, elle-même, y compris dans sa version parodique, suppose toujours la connaissance de codes. C'est dans cette interaction profonde entre l'amoureux, jouissant du plaisir d'aimer, et le monde extérieur, organisé selon des paramètres qu'il convient de connaître, que se situe peut-être le sens profond de l'amour.



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Auteur : Fouad MEHDI -   - Titre : Dissertation amour et éthique,
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publié le : 2021/10/17 12:11:08

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