Texte : une définition contemporaine de l'homme cultivé


marocagreg (Admin) [2241 msg envoyés ]
Publié le:2011-07-19 11:54:02 Lu :6295 fois
Rubrique :Cours de langue-français-fle/fls  


" Une définition contemporaine de l'homme cultivé"L. Leprince-Ringuet (845 mots)
De qui peut-on dire : cet homme est réellement, profondément cultivé ? Procédons par élimination. Voyons : celui qui a des clartés de tout est-il, comme on le pensait au dix-septième siècle, le modèle de l'homme cultivé? On ne peut rien connaître sérieusement à notre époque si l'on n'a que des clartés, disons plutôt des lueurs, de tout. Il y a trop de champs de connaissance et il est bien difficile de n'être pas alors purement superficiel. Autrefois, le champ des données était réduit et une intelligence large pouvait l'embrasser. Cette étape est largement dépassée : on doit aujourd'hui se spécialiser car la connaissance est multiple ; la construction d'un gros objet, barrage, réacteur nucléaire, avion supersonique et même le minuscule transistor qui est en fait un gros objet par la science et la technique, cette construction est extraordinairement complexe et exige des équipes formées de spécialistes.
La spécialisation donne la possibilité d'approfondir un domaine, de devenir parfois, à un moment particulier de sa vie, le meilleur. Il faut avoir résolu bien des problèmes, lutté passionnément contre les réactions de la matière ou des hommes, gagné une partie. C'est manifestement un élément de valeur humaine : la culture actuelle passe par la spécialisation. Mais non une spécialisation "jusqu'au boutiste" Il faut l'associer à l'ouverture. La personnalité se développe et se précise dans une spécialité, mais elle risque, si cela dure trop longtemps dans la même voie, de voir son horizon se limiter. De toute façon, l'homme superficiel, qui n'a aucune connaissance profonde par l'intérieur, est comme une mouche qui zigzague et, finalement, ne produit que de l'agitation. Il n'est pas cultivé, A l'autre bout, le spécialiste à œillères définitives ne l'est pas non plus, c'est manifeste.

Faut-il apprendre beaucoup pour être cultivé ? Pas nécessairement et surtout pas trop. Notre cerveau ressemble à un immense ordinateur complexe. Ses mémoires se remplissent par toutes les incitations reçues de l'extérieur. Le grand problème pour l'enfant et l'homme est précisément de ne pas tout connaître, de garder des places libres. Surtout ne saturons pas le cerveau. Gardons-nous d'être des dictionnaires vivants. Il y en a : ils nous étonnent quand ils donnent toutes les réponses aux questions compliquées, qu'elles soient bleues, vertes ou rouges, de certains jeux radiophoniques. Les pauvres, ils ne sont pas cultivés, ils sont saturés.
Pourtant cela trompe. On dit parfois qu'un esprit encyclopédique est cultivé. Quelle stupidité ! Cet homme, rempli des connaissances que l'on peut trouver facilement dans les livres, quel caractère, quel esprit de décision, quelle psychologie, quelle compréhension des hommes et des événements aura-t-il ? Je n'en sais rien, mais le remplissage de ses mémoires le gênera considérablement pour sa disponibilité à la réalité.
Ainsi, voici trois exemples de "non-culture": le superficiel, le spécialiste prolongé, le dictionnaire vivant. Ils se croient cultivés, exhibent souvent leur savoir avec suffisance et correspondent à une certaine image déformée de la culture.
Or il est difficile de cerner la notion de culture. Nous sentons bien qu'elle doit correspondre à un équilibre de l'homme dans la vie moderne, à une possibilité de s'adapter, d'être heureux; mais quelle attitude prendre ? L'une des caractéristiques de notre existence est sa complexité. Autrefois, on pouvait réfléchir et réagir seul. Ce n'est plus possible actuellement. De même que dans les techniques on ne peut pas construire seul un objet moderne, de même pour le jugement que nous avons constamment à donner sur les choses, les événements, les gens, on doit s'associer, avoir des amis en qui on a confiance, les rencontrer souvent. La culture passe aujourd'hui par un réseau de personnalités. Tout est si complexe! La situation au Vietnam, la retraite à soixante ans, l'Irlande, le Moyen-Orient, l'orientation de ses enfants, le divorce, la peine de mort, l'Europe, sans compter les problèmes de la réflexion sur sa destinée, de la foi, de l'me et du corps. Plus le monde bouge, plus nous avons besoin d'être épaulés. Mais l'action personnelle est aussi fondamentale.

Nous cultiver, c'est, en grande partie, préparer notre esprit à accueillir la réalité, à ne pas mettre entre nous et ce qui nous entoure et nous choque a priori une barrière infranchissable : c'est nous former, par une culture générale, par un développement de l'esprit d'accueil car, attention : ce n'est pas une question purement intellectuelle, la culture n'est pas réservée à l"'intelligentzia"1. On rencontre dans tous les milieux des gens possédant les éléments d'une véritable culture ; le coeur joue un rôle éminent dans l'accueil et dans la prudence. Mais qui dit amour associe la générosité à la sagesse, à la réflexion. C'est cette synthèse entre l'esprit d'accueil et l'esprit de prudence qui constitue à mon sens, lorsqu'elle est réussie, la véritable culture. Elle exige une longue formation, une véritable ascèse intellectuelle et spirituelle.


Louis Leprince-Ringuet, Science et bonheur des hommes, 1973 (p.126 à 131)

1- Résumez le texte.

2- production orale: Qu'est-ce qui fait, selon vous, un homme cultivé? Peut-on dire que les gens qui ne sont jamais allé à l'école sont des gens incultes? Qu'est-ce qu'il faut faire pour acquérir un certain degré de culture?

1Intelligentsia : mot qui désignait, en Russie sous les tsars, la classe des intellectuels.


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