René girard, "le médiateur: un être admiré et haï"


ZINEDDINE Mohamed (?) [34 msg envoyés ]
Publié le:2015-09-27 13:01:30 Lu :1976 fois
Rubrique :CPGE  
  • 4.0 stars
  • 1
  • 2
  • 3
  • 4
  • 5
1 vote    4/5


Le héros de la médiation externe proclame bien haut la vraie nature de son désir. Il vénère ouvertement son modèle et s'en déclare le disciple. Nous avons vu Don Quichotte expliquer lui-même à Sancho le rôle privilégié que joue Amadis dans son existence. Mme Bovary et Léon confessent, eux aussi, la vérité de leurs désirs dans leurs confidences lyriques. Le parallèle entre Don Quichotte et Madame Bovary est devenu classique. Il est toujours facile de percevoir les analogies entre deux romans de la médiation externe.
Chez Stendhal, l'imitation paraît moins immédiatement ridicule car il n'y a plus, entre l'univers du disciple et celui du modèle, le décalage qui rendait grotesques un don Quichotte ou une Emma Bovary. L'imitation n'est pourtant pas moins étroite et littérale dans la médiation interne que dans la médiation externe. Si cette vérité nous paraît surprenante ce n'est pas seulement parce que l'imitation porte sur un modèle «rapproché»; c'est aussi parce que le héros de la médiation interne, loin de tirer gloire, cette fois, de son projet d'imitation, le dissimule soigneusement.
L'élan vers l'objet est au fond élan vers le médiateur; dans la médiation interne, cet élan est brisé par le médiateur lui-même puisque ce médiateur désire, ou peut-être possède, cet objet. Le disciple, fasciné par son modèle, voit forcément dans l'obstacle mécanique que ce dernier lui oppose la preuve d'une volonté perverse à son égard. Loin de se déclarer vassal fidèle, ce disciple ne songe qu'à répudier les liens de la médiation. Ces liens sont pourtant plus solides que jamais car l'hostilité apparente du médiateur, loin d'amoindrir le prestige de ce dernier ne peut guère que l'accroître. Le sujet est persuadé que son modèle s'estime trop supérieur à lui pour l'accepter comme disciple. Le sujet éprouve donc pour ce modèle un sentiment déchirant formé par l'union de ces deux contraires que sont la vénération la plus soumise et la rancune la plus intense. C'est là le sentiment que nous appelons haine.
Seul l'être qui nous empêche de satisfaire un désir qu'il nous a lui-même suggéré est vraiment objet de haine. Celui qui hait se hait d'abord lui-même en raison de l'admiration secrète que recèle sa haine. Afin de cacher aux autres, et de se cacher à lui-même, cette admiration éperdue, il ne veut plus voir qu'un obstacle dans son médiateur. Le rôle secondaire de ce médiateur passe donc au premier plan et dissimule le rôle primordial de modèle religieusement imité.
Dans la querelle qui l'oppose à son rival, le sujet intervertit l'ordre logique et chronologique des désirs afin de dissimuler son imitation. Il affirme que son propre désir est antérieur à celui de son rival; ce n'est donc jamais lui, à l'entendre, qui est responsable de la rivalité : c'est le médiateur. Tout ce qui vient de ce médiateur est systématiquement déprécié bien que toujours secrètement désiré. Le médiateur est maintenant un ennemi subtil et diabolique ; il cherche à dépouiller le sujet de ses plus chères possessions ; il contrecarre obstinément ses plus légitimes ambitions.
Tous les phénomènes qu'étudie Max Scheler dans L'Homme du ressentiment relèvent, à notre avis, de la médiation interne. Le mot ressentiment souligne d'ailleurs le caractère de réaction, de choc en retour qui caractérise l'expérience du sujet dans ce type de médiation. L'admiration passionnée et la volonté d'émulation butent sur l'obstacle injuste, en apparence, que le modèle oppose à son disciple et retombent sur ce dernier sous forme de haine impuissante, provoquant ainsi l'espèce d'auto-empoisonnement psychologique qu'a si bien décrit Max Scheler.
Comme Scheler l'indique, le ressentiment peut imposer son point de vue même à ceux qu'il ne domine pas. C'est le ressentiment qui nous empêche, et qui empêche parfois Scheler lui-même, de percevoir le rôle que joue l'imitation dans la genèse du désir. Nous ne soupçonnons pas, par exemple, que la jalousie et l'envie, comme la haine, ne sont guère que les noms traditionnels donnés à la médiation interne, noms qui nous en cachent, presque toujours, la véritable nature.
La jalousie et l'envie supposent une triple présence : présence de l'objet, présence du sujet, présence de celui que l'on jalouse ou de celui que l'on envie. Ces deux «défauts» sont donc triangulaires : jamais, toutefois, nous ne percevons un modèle dans celui que l'on jalouse parce que nous prenons toujours sur la jalousie le point de vue du jaloux lui-même. Comme toutes les victimes de la médiation interne, celui-ci se persuade aisément que son désir est spontané, c'est-à-dire qu'il s'enracine dans l'objet et dans cet objet seulement. Le jaloux soutient toujours, par conséquent, que son désir a précédé l'intervention du médiateur. Il nous présente celui-ci comme un intrus, un fcheux, un terzo incomodo qui vient interrompre un délicieux tête-à-tête. La jalousie se ramènerait donc à l'irritation que nous éprouvons tous lorsqu'un de nos désirs est accidentellement contrarié. La véritable jalousie est infiniment plus riche et plus complexe que cela. Elle comporte toujours un élément de fascination à l'égard du rival insolent. Ce sont d'ailleurs toujours les mêmes êtres qui souffrent de jalousie. Devons-nous croire qu'ils sont tous les victimes d'un hasard malheureux? Serait-ce le destin qui leur suscite tant de rivaux et qui multiplie les obstacles au travers de leurs désirs ? Nous ne le croyons pas nous-mêmes puisque, devant ces victimes chroniques de la jalousie, ou de l'envie, nous parlons de «tempérament jaloux» ou de «nature envieuse». Que peut donc impliquer, concrètement, un tel «tempérament» ou une telle «nature» sinon une irrésistible propension à désirer ce que désirent les Autres, c'est-à-dire à imiter leurs désirs ?
Max Scheler fait figurer «l'envie, la jalousie et la rivalité» parmi les sources du ressentiment. Il définit l'envie comme «le sentiment d'impuissance qui vient s'opposer à l'effort que nous faisons pour acquérir telle chose, du fait qu'elle appartient à autrui». Il observe, d'autre part, qu'il n'y aurait pas envie, au sens fort du terme, si l'imagination de l'envieux ne transformait en une opposition concertée l'obstacle passif que le possesseur de l'objet lui oppose, du fait même de sa possession. «Le seul regret de ne pas posséder ce qu'un autre possède et ce que je désire, ne suffit pas, en soi, à... faire naître (l'envie) puisqu'aussi bien ce regret peut me déterminer à l'acquisition de la chose désirée ou d'une chose analogue... L'envie ne naît que si l'effort requis pour mettre en œuvre ces moyens d'acquisition échoue en laissant un sentiment d'impuissance.»
L'analyse est exacte et complète ; elle n'omet ni l'illusion que se fait l'envieux sur la cause de son échec, ni la paralysie qui accompagne l'envie. Mais ces éléments restent isolés; le rapport qui les unit n'est pas vraiment perçu. Tout s'éclaire, au contraire, tout s'organise en une structure cohérente si l'on renonce, pour expliquer l'envie, à partir de l'objet de la rivalité et si l'on fait du rival lui-même, c'est-à-dire du médiateur, le point de départ de l'analyse, aussi bien que son point d'aboutissement. L'obstacle passif que constitue la possession n'apparaîtrait pas comme un geste de mépris calculé, cet obstacle ne provoquerait pas le désarroi si le rival n'était pas secrètement vénéré. Le demi-dieu paraît répondre aux hommages par une malédiction. Il paraît rendre le mal pour le bien. Le sujet voudrait se croire victime d'une atroce injustice mais il se demande avec angoisse si la condamnation qui semble peser sur lui n'est pas justifiée. La rivalité ne peut donc qu'exaspérer la médiation; elle accroît le prestige du médiateur et elle renforce le lien qui unit l'objet à ce médiateur, en contraignant ce dernier à affirmer hautement son droit, ou son désir, de possession. Le sujet est donc moins capable que jamais de se détourner de l'objet inaccessible : c'est à cet objet et à lui seul que le médiateur communique son prestige, en le possédant ou en désirant le posséder. Les autres objets n'ont aucune valeur aux yeux de l'envieux, seraient-ils analogues ou même identiques à l'objet «médiatisé».
Toutes les ombres se dissipent si l'on reconnaît un médiateur dans le rival abhorré. Max Scheler, lui-même, n'est pas loin de la vérité lorsqu'il constate, dans L'Homme du ressentiment, que «le fait de se choisir un modèle» relève d'une certaine disposition à se comparer commune à tous les hommes et, poursuit-il, «c'est une comparaison de cet ordre qui est à la base de toute jalousie, de toute ambition, comme aussi de l'attitude qu'implique par exemple l'imitation de Jésus-Christ». Mais cette intuition reste isolée. Seuls les romanciers rendent au médiateur la place usurpée par l'objet; seuls les romanciers renversent la hiérarchie du désir communément admise.
Dans Les Mémoires d'un touriste, Stendhal met ses lecteurs en garde contre ce qu'il appelle les sentiments modernes, fruits de l'universelle vanité : «l'envie, la jalousie et la haine impuissante». La formule stendhalienne rassemble les trois sentiments triangulaires ; elle les considère en dehors de tout objet particulier; elle les associe à cet impérieux besoin d'imitation dont le XIXe siècle, au dire du romancier, est tout entier possédé. Scheler affirme, de son côté, après Nietzsche - lequel reconnaissait beaucoup devoir à Stendhal - que l'état d'me romantique est pénétré de «ressentiment». Stendhal ne dit pas autre chose mais il cherche la source de ce poison spirituel dans l'imitation passionnée d'individus qui sont au fond nos égaux et que nous dotons d'un prestige arbitraire. Si les sentiments modernes fleurissent, ce n'est pas parce que les «natures envieuses» et les «tempéraments jaloux» se sont fcheusement et mystérieusement multipliés, c'est parce que la médiation interne triomphe dans un univers où s'effacent, peu à peu, les différences entre les hommes.
Seuls les romanciers révèlent la nature imitative du désir. Cette nature, de nos jours, est difficile à percevoir car l'imitation la plus fervente est la plus vigoureusement niée. Don Quichotte se proclamait disciple d'Amadis et les écrivains de son temps se proclamaient disciples des Anciens. Le vaniteux romantique ne se veut plus le disciple de personne. Il se persuade qu'il est infiniment original. Partout, au XIXe siècle, la spontanéité se fait dogme, détrônant l'imitation. Ne nous laissons pas duper, répète partout Stendhal, les individualismes bruyamment professés cachent une forme nouvelle de copie. Les dégoûts romantiques, la haine de la société, la nostalgie du désert, tout comme l'esprit grégaire, ne recouvrent, le plus souvent, qu'un souci morbide de l'Autre.
Pour camoufler le rôle essentiel que joue l'Autre dans ses désirs, le vaniteux stendhalien fait souvent appel aux clichés de l'idéologie régnante. Derrière la dévotion, l'altruisme doucereux, l'engagement hypocrite des grandes dames de 1830, Stendhal ne découvre pas l'élan généreux d'un être réellement prêt à se donner mais le recours angoissé d'une vanité aux abois, le mouvement centrifuge d'un Moi impuissant à désirer par lui-même. Le romancier laisse agir et parler ses personnages puis, d'un clin d'œil, il nous révèle le médiateur. Il rétablit en sous-main la hiérarchie véritable du désir, tout en prétendant ajouter foi aux mauvaises raisons qu'allègue son personnage pour accréditer la hiérarchie contraire. C'est là un des procédés constants de l'ironie stendhalienne.
Le vaniteux romantique veut toujours se persuader que son désir est inscrit dans la nature des choses ou, ce qui revient au même, qu'il est l'émanation d'une subjectivité sereine, la création ex nihilo d'un Moi quasi-divin. Désirer à partir de l'objet équivaut à désirer à partir de soi-même : ce n'est jamais, en effet, désirer à partir de l'Autre. Le préjugé objectif rejoint le préjugé subjectif et ce double préjugé s'enracine dans l'image que nous nous faisons tous de nos propres désirs. Subjectivismes et objectivismes, romantismes et réalismes, individualismes et scientismes, idéalismes et positivismes s'opposent en apparence mais s'accordent, secrètement, pour dissimuler la présence du médiateur. Tous ces dogmes sont la traduction esthétique ou philosophique de visions du monde propres à la médiation interne. Ils relèvent tous, plus ou moins directement, de ce mensonge qu'est le désir spontané. Ils défendent tous une même illusion d'autonomie à laquelle l'homme moderne est passionnément attaché.
C'est cette même illusion que le roman génial ne parvient pas à ébranler, bien qu'il la dénonce inlassablement. A la différence des écrivains romantiques ou néo-romantiques, un Cervantès, un Flaubert et un Stendhal dévoilent la vérité du désir dans leurs grandes œuvres romanesques. Mais cette vérité reste cachée au sein même de son dévoilement. Le lecteur, généralement convaincu de sa propre spontanéité, projette sur l'œuvre les significations qu'il projette déjà sur le monde. Le XIXe siècle, qui n'a rien compris à Cervantès, ne tarissait pas d'éloges sur «l'originalité» de son héros. Le lecteur romantique, par un merveilleux contresens qui n'est au fond qu'une vérité supérieure, s'identifie à Don Quichotte, l'imitateur par excellence, dont il fait l'individu-modèle.
Mensonge romantique et vérité romanesque
Sujets similaires
Atawakol
Un avenir meilleur.
Fénelon - les aventures de télémaque
Séquence et œuvre intégrale :
C'est pas grave waldi

Voir tout Voir des sujets similaires

Moteur de recherche

Derniers articles sur le forum
LE PERE GORIOT  Vu 537 fois
Anarchie  Vu 414 fois
Travaux encadrés  Vu 2164 fois


confidentialite