Cpge-espace : exode urbain et exode rural (2)


moujahid bouchra (Prof) [14 msg envoyés ]
Publié le:2013-10-24 21:26:25 Lu :1487 fois
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Exode urbain, exil rural

Quel citadin n'a jamais rêvé d'aller vivre à la campagne? De fuir les rythmes oppressants pour retrouver la nature? Ce fantasme champêtre néglige le fait que la vie en ville devient un luxe. Certains ménages modestes n'ont pas d'autre choix que de s'exiler en milieu rural, où la rareté des emplois et des services publics aggrave la précarité à laquelle ils croyaient échapper.

par Gatien Elie, Allan Popelard et Paul Vannier, août 2010

De Montpellier, il faut trois quarts d'heure pour arriver à Ganges, gros bourg de quatre mille habitants situé aux confins de l'Hérault. En direction du nord, après s'être frayé un chemin entre Euromédecine et Agropolis, les deux technopôles symboles du dynamisme de «la ville qui réalise ses rêves», la route tourne définitivement le dos à la métropole, traverse en droite ligne les plaines viticoles, les coteaux du Languedoc, avant de prendre un cours plus sinueux aux premières marches des Cévennes. Loin de Montpellier, de ses emplois et de ses services, la commune attire pourtant de nouveaux habitants: depuis 1992, ils sont près d'un millier à s'y être installés.

Originaires de la banlieue montpelliéraine, Bernard et Christine, jeunes retraités, sont arrivés en 2008. Lui travaillait chez Nicollin, l'entreprise de nettoyage urbain. Elle faisait des ménages dans les collèges de la région. Le passage à la retraite a entraîné une diminution brutale des revenus du couple. Ils tentent alors de solder les crédits à la consommation contractés pendant leur vie active, mais n'y parviennent pas. Surendettés, ils ne peuvent plus faire face à l'augmentation de leurs dépenses. La hausse des impôts locaux les contraint finalement au départ. Le reste, diront-ils, «s'est fait par hasard: une maison pas chère à la campagne, des impôts locaux supportables, à pas plus de cinquante kilomètres de Montpellier». Mais, pour ce couple, le hasard fut l'enfant caché de la nécessité. D'une nécessité faite vertu.

Les trajectoires comme celle de Bernard et Christine expliquent largement le regain démographique que connaissent les espaces ruraux français depuis vingt ans. D'abord cantonné aux zones périurbaines, le mouvement migratoire venu des centres-villes s'est diffusé dans les marges des campagnes.

Trois cantons ruraux sur quatre ont ainsi affiché un solde migratoire positif au cours des années 1990. Si certains observateurs interprètent ce renouveau comme le signe d'une «renaissance rurale» mettant un terme aux décennies de désertification, à «la fin des paysans» et à «la fin des terroirs», les dynamiques socio-spatiales sont en réalité bien plus diverses.

Le repeuplement des espaces ruraux n'est pas le monopole des classes moyennes et supérieures, de ces jeunes cadres à la recherche d'un mode de vie plus agréable qui accèdent à la propriété pavillonnaire avec leur famille. Il existe aussi un exode urbain des classes populaires qui a contribué à modifier la sociologie des campagnes, si bien que leur population est actuellement constituée à 60% d'ouvriers et d'employés. Jadis, l'exode rural, précipité par la révolution industrielle, avait donné naissance au prolétariat urbain en chassant des campagnes le peuple des petits paysans et des petits artisans. Désormais, c'est le prolétariat urbain notamment les ménages les plus pauvres qui est relégué hors des agglomérations en raison de l'augmentation des prix du foncier. L'institutionnalisation de la politique de la ville dans les années 1970, en réduisant la question sociale à la question urbaine, a masqué ces évolutions. Or, dans quatre-vingt-dix départements sur quatre-vingt-quatorze, la pauvreté est de nos jours relativement plus importante dans les campagnes que dans les villes. Si le phénomène est lié à la crise du monde agricole, il s'explique aussi par l'arrivée de néoruraux pauvres.

«Ici, c'est le Colorado en miniature, le paradis sur terre, la rivière en bas... L'été, tu es tranquille», explique Sylvie, venue de Paris il y a dix ans, après avoir perdu son emploi. Comme d'autres visiteurs de passage, elle s'est laissé séduire par Ganges, un été, pendant les vacances. Les montagnes, autour du bourg, offrent des paysages majestueux. Les bords de l'Hérault permettent d'agréables baignades. La place de la mairie est charmante, avec ses terrasses de café où il fait bon prendre un verre à l'ombre des platanes. Le rêve d'une vie encalminée à la campagne, ravie au charivari de la ville, s'empare des citadins. Et, lorsque l'on a peu de moyens, la modicité des loyers rend ce rêve accessible. Certains choisissent ainsi, au moment du passage à la retraite, à la fin d'un contrat à durée déterminée (CDD) ou après un licenciement, de s'installer à Ganges.

La critique, par une fraction de la bourgeoisie urbaine, d'un mode de vie inauthentique, standardisé et artificialisé, associée aux luttes de l'écologie politique, entraîna dans les années 1970 un renversement positif des représentations de la vie à la campagne. La récupération de cette critique par le capitalisme l'a inscrite dans le champ de l'idéologie dominante. Cette «acculturation» n'aurait sans doute pas été possible sans les stratégies de marketing territorial développées par les promoteurs immobiliers, mais aussi par les élus locaux au nom de l'attractivité des territoires. La valorisation marchande du milieu géographique en particulier du cadre méditerranéen et la mise en scène de la civilisation paysanne dans les grandes cités marchés de producteurs présentant le folklore de leur métier et l'authenticité de leurs produits ont sans conteste participé à l'élaboration d'une fiction à travers laquelle les néoruraux pauvres parviennent souvent à sublimer la relégation socio-spatiale dont ils sont l'objet.

Mais quand l'été s'achève, «tu comprends vite ton malheur», poursuit Sylvie. A l'automne, les orages et les pluies cévenoles martèlent les contreforts méditerranéens du Massif central et, en dépit de la relative douceur du climat, «l'hiver, en fait, il est long». «Chaque année, confie une assistante sociale du canton, il y a un boom d'interventions en septembre, [auprès de] gens qui se sont installés dans un camping en pensant pouvoir y vivre à l'année et qui découvrent les intempéries et la rigueur de l'hiver. »

Trop loin des bassins d'emploi

Les premiers frimas surprennent également les nouveaux locataires des appartements du bourg. A Ganges, comme dans la plupart des campagnes françaises, plus de la moitié des logements ont été construits avant 1949. Une grande partie est vétuste: toitures percées, fenêtres mal isolées, réseau électrique d'un autre ge. Les vieux appartements cévenols offrent des conditions de logement désastreuses. «Tous les mois, je dois payer un loyer pour un appartement qui ressemble à un squat», résume Sylvie. L'hiver, l'humidité suinte des murs, et les hauts plafonds transforment les appartements en frigos difficiles à chauffer. Quand la cuve de fioul est vide, quand on n'a plus les moyens de payer sa facture d'électricité, on réorganise l'espace domestique autour du poêle à pétrole.

Peu après leur installation, les nouveaux arrivants voient leurs revenus diminuer progressivement. Le salaire se transforme en petite retraite, les indemnités de chômage s'amenuisent, beaucoup deviennent allocataires du revenu de solidarité active (RSA, 460euros par mois). Le piège se referme. Attirés par la possibilité de se loger à bon marché, ils se sont éloignés des pôles d'emploi et peinent à retrouver du travail. Si l'organisation du système productif capitaliste accentue la concentration et la diversification des activités en ville, à la campagne l'emploi reste rare, peu varié et dispersé.

Après un arrêt maladie, Anne cesse son activité et décide d'aller vivre avec sa fille à Montpellier, «mais le prix des logements [les] fait reculer. D'abord quinze, puis vingt kilomètres... et on atterrit à Ganges». Reléguée loin des emplois de la capitale régionale, elle passe plusieurs années entre chômage, petits boulots et temps partiels. «Je ne pensais pas me retrouver coincée comme ça, sans travail. » Elle a actuellement un CDD à temps partiel à l'école communale. Avec 810euros par mois, surendettée, elle doit se rendre régulièrement aux Restos du coeur et à la banque alimentaire. Son seul espoir: se rapprocher de la métropole pour obtenir un travail qui lui permette de vivre décemment.

A Ganges, 15% des actifs sont au chômage (contre 13,7% dans l'Hérault et 10% en France) et un tiers des salariés travaillent à temps partiel. L'apparition des fibres synthétiques après la seconde guerre mondiale d'abord, la concurrence asiatique ensuite ont progressivement fait disparaître l'industrie textile locale, autrefois florissante. A leur ge d'or, les filatures de Ganges, drainant la soie des magnaneries cévenoles, produisaient des bas de luxe pour le monde entier. Aujourd'hui, 80% des emplois salariés dépendent non plus de l'industrie, mais de la présence des résidents et du tourisme l'été.

Alors que le peuplement se diffuse extensivement de plus en plus loin des villes, l'emploi tend à l'inverse à s'agglomérer intensivement dans les pôles urbains. En raison de cette discordance entre la géographie du peuplement et la géographie de l'emploi, l'espace rural, pour ceux qui ne peuvent faire quotidiennement la navette entre lieu de résidence et lieu de travail, se transforme en espace de paupérisation. «Quand on me propose un boulot à trente kilomètres, j'y réfléchis à deux fois, poursuit Anne, d'autant que le temps de transport n'est pas inclus dans le temps de travail et que l'essence n'est jamais remboursée. Et puis ma voiture est très vieille, chaque nouvelle panne me met dans une sacrée galère. »

Pour les habitants de ces communes mal desservies par les réseaux de transports collectifs, les bus du conseil général ne peuvent se substituer à la voiture. En instituant la vitesse comme valeur et la maîtrise de la distance comme vertu, les classes dominantes ont structuré l'espace à leur profit. Dans une organisation sociospatiale du travail exigeant toujours plus de «flexibilité» de la part des salariés, l'injonction à la mobilité est un puissant facteur de paupérisation et d'exclusion. Comme le note le géographe Jean-Pierre Orfeuil, «les différences d'aptitude à la mobilité font non seulement partie du 'tableau général€ des inégalités, mais elles sont aussi une partie intégrante de leur reproduction».

Point final d'une trajectoire de déclassement social, l'installation à la campagne devait permettre de vivre mieux avec moins. En réalité, rares sont ceux qui parviennent à mettre en place des stratégies de subsistance de résistance, diront certains en tirant parti des ressources de leur nouvel espace de vie. Ils sont par exemple très peu nombreux à cultiver un jardin assurant une alimentation en dehors des circuits marchands. La campagne n'est pas, pour ceux qui ne disposent d'aucun capital, cet espace miracle offrant une échappatoire au cycle toujours recommencé de la reproduction sociale. Au contraire, beaucoup continuent de sombrer, survivant avec le RSA durant de longues périodes de chômage.

«L'augmentation de la population précaire a nécessité un renforcement de nos équipes», constate M.Alain Chapel, responsable de l'antenne locale des services sociaux du département. Le canton de Ganges accueille à présent trois assistantes sociales. Voici dix ans, il n'y en avait qu'une. M.Jacques Rigaud, le maire de la commune, dresse le même constat: «La banque alimentaire de la commune nourrit déjà trois cents personnes. Mais, la misère augmentant, nous avons de moins en moins de nourriture à distribuer à chacun. » Les pouvoirs publics tentent ainsi de faire face à l'augmentation de la pauvreté. Mais ils peinent à la contenir. «Il y a cinq ans, on a assisté à l'arrivée massive d'investisseurs qui ont acheté des maisons vétustes pour les louer à des familles en grande difficulté», observe le maire. Comme dans les quartiers délabrés des grandes cités, les marchands de sommeil ont fait leur apparition. Ils ne restaurent pas les vieilles demeures du bourg et profitent de la forte demande en logements bon marché pour louer des appartements dans un état lamentable. Les loyers abordables attirent et concentrent dans cet espace les populations les plus démunies.

Un marché de la pauvreté s'est ainsi peu à peu institué. A côté des investisseurs qui prospèrent en louant de véritables taudis, les enseignes de hard discount, toujours à la recherche d'une localisation optimale, tentent, elles aussi, de réaliser de lucratives affaires. Lidl construit un magasin sur les vestiges de l'ancienne cave coopérative. Deux autres chaînes de supermarchés à bas prix, Aldi et Leader Price, cherchent un terrain pour s'implanter.

La concentration de personnes en situation de précarité explique également la présence de très nombreuses associations caritatives. Pour un canton de dix mille habitants, outre la banque alimentaire, le Secours populaire, le Secours catholique, l'Armée du salut et les Restos du coeur viennent en aide aux plus déshérités. MmeNathalie Thaullèle, responsable locale du Secours populaire, dit accueillir trois cent cinquante personnes à l'année et plus de cinq cent cinquante en hiver: bas salaires, retraités, sans-domicile-fixe, jeunes adultes en rupture familiale. Beaucoup d'entre eux «ont voulu fuir la pauvreté en quittant la ville. pour mieux la retrouver à la campagne». L'exode est tel qu'il a convaincu le Secours populaire de densifier son implantation dans les marges rurales du département: déjà présent dans plusieurs petits bourgs, il va ouvrir une autre antenne à Bédarieux.

La vie à la campagne n'est pas une pastorale sociale, comme la nouvelle bourgeoisie urbaine se plaît à le croire. L'espace rural n'est pas socialement homogène. A l'échelle départementale, certaines communes, celles des classes moyennes et supérieures, usent de véritables stratégies foncières pour se prémunir contre l'arrivée de populations à revenus modestes sur leur sol.

A l'échelle communale, les mêmes logiques de séparatisme social sont à l'oeuvre. Un programme de construction de résidences fermées, archétype métropolitain de la ségrégation spatiale, vient d'être lancé à Ganges. Ses promoteurs proposent à ceux qui ont de l'argent une vie dans l'entre-soi sécurisé.

L'opposition entre la ville et la campagne semble de ce fait s'estomper. Elle persiste pourtant très nettement dans l'esprit des néoruraux. A ceci près que, chez eux, elle tend à s'inverser: le paradis perdu ne se confond plus avec l'authenticité de la vie à la campagne, mais avec les lumières de la ville. «J'ai des bons souvenirs de ma vie dans ma cité. C'était un village, cette tour. On discutait, tout le monde se connaissait. » La ville se métamorphose en village et le village est souvent décrit comme un ghetto, un terme utilisé par les travailleurs sociaux du canton, qui ne perçoivent pas de différence sensible entre la pauvreté des cités de banlieue où ils travaillèrent autrefois et celle des campagnes qu'ils parcourent maintenant.

«On était bien, à Montpellier»

Parmi les néoruraux, certains en viennent presque à regretter les espaces de loisirs marchandisés et de convivialité scénarisée. «On avait notre magasin, notre Auchan. On était bien, à Montpellier. » L'urbanisme thétral du quartier d'Antigone, le Polygone, centre commercial d'envergure régionale, ou encore le nouveau quartier d'Odysseum avec son multiplexe, ses chaînes de restaurants et son hypermarché, sont autant de fantasmagories qui enfantent des rêves aliénés.

Montpellier n'est pas une métropole parmi d'autres. Jamais, avant elle, municipalité française n'avait mis en oeuvre une telle politique d'aménagement. Celle de M.Georges Frêche, ancien maire de la ville et actuel président de la communauté d'agglomération de Montpellier, s'est appuyé sur l'élaboration d'une utopie urbaine, assemblage postmoderne de citations formelles antiques, donnant corps au mythe de la vocation méditerranéenne de la ville. La capitale du Languedoc n'en constitue pas moins la matrice d'un nouveau libéralisme municipal qui ordonne l'espace pour le libre déploiement du marché. Une sorte d'avant-garde que d'autres élus, dont la légitimité repose désormais sur leur capacité à produire une image de marque susceptible d'attirer les entrepreneurs de la nouvelle économie technopolitaine, ont suivie.

Le département de l'Hérault accueille chaque mois mille nouveaux habitants. Solde migratoire record. Happés par le tambour de la grande lessiveuse métropolitaine, celle qui fait place nette pour les classes moyennes dans les centres-villes, les plus pauvres débutent leur exode vers les lointains ruraux, chassés de Montpellier, cette «nouvelle Athènes» où seule «une minorité de libres citoyens sont possesseurs des lieux sociaux et en jouissent». La ville. Etape première. Passage. Avant relégation.

Gatien Elie, Allan Popelard et Paul Vannier


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