Le Procés de Phèdre de Racine : Une culpabilité sans crime ?

Par Najib Ba Mohammed


Najib BA MOHAMMED (Professeur de Droit Public - Université Sidi Mohamed Ben Abdallah Fès)
Le Procés de Phèdre de Racine : Une culpabilité sans crime ?
« Nullum crimen sine lege. »
« Toute personne est réputée innocente, jusqu'à ce que sa culpabilité soit prouvée. »
« Toute personne a droit à un procès juste et équitabie. »
« La personnalité des délits et des peines. »
« Le doute profite à l'accusé »
En projetant de faire le procès de Phèdre de Racine, il n'est pas sans intérêt de rappeler ces quelques principes généraux du « Droit criminel » et de sa procédure. Tout comme il convient de poser quelques questions préjudicielles que nous formulerons de la façon suivante:
— Dans quelle mesure, un personnage comme Phèdre, héroïne tout entière agie par la puissance obscure (divinité ou hérédité), est-il justiciable d'une instance normative et judiciaire qui font sinon abstraction, l'économie de tout problème de prédestination ou déterminisme spirituel ?
— Comment peut-on faire le procès d'une personne qui telle Phèdre, incapable d'échapper à sa faute ressentie comme monstre l'habitant, se sent responsable, se proclame coupable pour réaliser à travers le suicide, sa libération ?
C'est dire la forme spécifique du procès auquel Phèdre se trouve soumise, étant entendu qu'elle a déjà fait auparavant l'objet des jugements les plus controversés.
Dans sa préface à l'œuvre en 1677, Racine, hésitant semblait se résigner à un compromis qui dans le cas d'espèce n'en n'est pas u n en affirmant :
« Phèdre n'est ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente. Elle est engagée, par sa destinée et par la colère des dieux, dans une passion illégitime, dont elle a horreur toute la première. Elle fait tous ses efforts pour la surmonter. Elle aime mieux se laisser mourir que l a déclarer à personne. Et lorsqu'elle est forcée de la découvrir, elle en parle avec une confusion qui fait bien voir que son crime est plutôt une punition des dieux qu'un mouvement de sa volonté.»
Par suite, et dans une démarche plus volontariste aux allures de plaidoirie à peine voilée, Racine précise:
« J'ai même pris soin de la rendre moins odieuse qu'elle n'est dans les tragédies des Anciens, où elle se résout d'elle même à accuser Hippolyte. J'ai cru que la calomnie avait quelque chose de trop bas et de trop noir pour la mettre dans la bouche d'une princesse qui a d'ailleurs des sentiments si nobles et si vertueux. Cette bassesse m'a paru plus convenable à une nourrice qui pouvait avoir des inclinations plus serviles et qui néanmoins n'entreprend cette fausse accusation que pour sauver la vie et l'honneur de la maîtresse. Phèdre n'y donne les mains que parce qu'elle est dans une agitation d'esprit qui la met hors d 'elle même, et elle vient un moment après dans le dessein de justifier l'innocence et déclarer la vérité . »
Bienveillant, ce témoignage à décharge dissimule dans une perspective absolutoire de l'être incriminé, une propension à l'auto-défense puisque à en croire certaines critiques « Phèdre est faite de la chair de Racine. »(Antoine Adam, 1954) « qui s'est appliqué à accumuler en sa faveur les circonstances atténuantes » Jules Lemaître, 1886).
L'objectivité et l'impartialité commandent avant tout de dissocier, l'héroïne directement impliquée dans le procès, de son créateur. Mais dans le cas de Phèdre et de Racine, la dissociation est- elle possible ? Peut-on, le temps d'un procès marqué au sceau par un principe supérieur — « la personnalisation des délits et des peines » — séparer Racine de Phèdre tant il est vrai qu'il est question de juger le héros racinien, l'homo-racinianus ?
Si les exigences de procédure, citation à comparaître, commission rogatoire en l'occurrence impliquent Racine dans l'affaire, démythifier le personnage de Phèdre est une démarche nécessaire consistant en sa représentation en sujet de droit, personne physique gardant son apparat fataliste, son déterminisme spirituel comme composantes essentielles ou existentielles de son environnement.
A travers un procès fictif la problématique à vérifier serait de voir comment le comportement de Phèdre est-il juridiquement qualifiable et judiciairement sanctionné. Dans quelle mesure sommes-nous en face d'une culpabilité sans crime ?
Pour cela, l'investigation empruntera deux voies qui sont aussi deux moments différents, la première qui est le jugement de Phèdre par elle-même, la seconde équivaudrait à la «déculpabilisation» de Phèdre qui serait alors le résultat d'un jugement extérieur à celle-ci.
I: Phèdre: une culpabilité consentie.
Au commencement, une passion répréhensible; au dénouement deux morts principales.
Reconstituons les faits : OEnone, nourrice de Phèdre, par un chantage au suicide, force sa maîtresse mourante à lui révéler son secret. La reine avoue, plus coupable et résolue à mourir, sa passion pour Hippolyte fils de son époux le Roi Thésée dont on annonce la mort impromptue. Avec cet événement, Phèdre franchit une nouvelle, étape et déclare ouvertement sa passion au jeune Prince et seule l'intervention d'(Enone la sauve du suicide. A peine Phèdre vient-elle d'accepter son être de femme coupable que, troisième événement le retour de Thésée, l'accable au point qu'elle se laisse aller à consentir à la perte d'un innocent, nouvelle aggravation de sa faute. Quatrième événement, elle apprend l'amour d'Hippolyte pour Aricie et, torturée de jalousie, se prépare à perdre elle-même Aricie devant Thésée. Plus tard c'est la nourrice qui accuse Hippolyte. Phèdre la laisse faire mais elle n'a plus sa tête et ne respire qu'à peine. Dans un dernier sursaut d'honneur ou de passion elle prend la défense d"Hippolyte pris à partie par Thésée.
Enfin, Phèdre se punit, après une confession publique, en buvant du poison tandis qû Hippolyte, exilé et maudit par son père, meurt, tué par un monstre sorti des mers.
Le calvaire de Phèdre s'est déroulé en quatre stations : elle a successivement révélé son monstrueux secret à sa nourrice, déclaré à Hippolyte sa passion incestueuse, accepté la punition d'un
innocent et voulu la perte d'une innocente. Après avoir touché le fond du forfait, elle vient subir sous nos yeux cette mort que depuis le début, elle appelait de ses voeux.
Phèdre s'est donc suicidée. Est-elle coupable d'avoir donné la mort ? Est-elle coupable post-mortem ? « Pour ce cumul de culpabilité » (suicide et mort d'Hippolyte), Phèdre devra répondre le jour du Jugement dernier. Il reste que par son suicide, Phèdre exprime une culpabilité anticipée et progressivement consentie. Par cette culpabilité fragmentée dans le temps et l'espace, Phèdre attendant sa mort prochaine, consent à une vie sursitaire.
« Quand tu sauras mon crime et le sort qui m'accable, Je n'en mourrai pas moins, j'en mourrai plus coupable»
D'autre propos et attitudes de Phèdre dégagent une psychologie proteïforme faite de cynisme, de masochisme, de résignation, de démission, de défiance. Mais quel mobile à cet acharnement suicidaire ? S'agit-il d'une culpabilité consentie par loyauté, trahison ou désespoir ?
A vrai dire, la loyauté prime. Phèdre s'est donnée la mort par loyauté aux valeurs morales, à l'image qu'elle a de Thèsée, d'Hippolyte, voire de son propre père Minos le juge. c'est la prise de conscience chez Phèdre de l'immoralité de sa passion pour un être interdit (inceste), l'infidélité à un époux qui l'a préféré à sa soeur Arianne, la dénoueuse du labyrinthe, qui a culpabilisé la reine. Au rythme d'une mort lente, le loyalisme de Phèdre l'a poussé sciemment dans une posture de damnée avant de se condamner. Le pêché originel était mortel. Mais en se suicidant Phèdre s'est rendue coupable du mépris du jugement des autres, refusant la souillure au prix d'une mort. En appel et par défaut, peut-on établir l'innocence de Phèdre?
II: Phèdre: une innocence avérée.
Liberté, équité, justice; autant de fins supérieures poursuivies par le Droit. Entre les impératifs de la liberté et les exigences de l'ordre, le Droit rationalité objective, neutre, est arbitre. Dans cet ordre d'idées, le Droit comme moyen se confond avec la Justice comme fin. Et dire le Droit, c'est rendre justice.
En matière pénale, criminelle ou correctionnelle, un procès juste et équitable consiste à faire de l'innocence la régie et de la culpabilité l'exception. Le juge au nom de la loi et selon son intime conviction tranche en considération de la force probante de l'une ou de l'autre, sans préjudice de circonstances atténuantes ou aggravantes.
Dans le cas de Phèdre, les faits, situations et comportements sont-ils juridiquement qualifiables, reprochables en droit ? Peut-on les insérer dans une des catégories du « phénomène criminel » tel que légalement défini et sanctionné ? Phèdre est-elle réellement coupable et de quel crime ?
A priori, le cas d'espèce se classerait logiquement dans la catégorie du crime passionnel, qui se définit, selon J. Guillais, en « une réponse à une situation conflictuelle personnelle dont les conséquences ne concernent qu'un groupe restreint d'individus unis entre eux par des liens familiaux, sexuels ou simplement amoureux ».
Il s'agit d'un crime manquement grave à la morale et à la loi, entraînant une atteinte à la vie d'une personne sous l'impulsion d'une passion violente : jalousie, colère ou amour contrarié. Ce n'est pas un criminel né, un récidiviste, dangereux pour la société.
Même s'il réunit les caractères psychologiques décrits par Pinatel : l'égocentrisme, la labilité, l'indifférence affective et l'agressivité, le criminel passionnel est occasionnel et toujours prêt à justifier son acte personnel revanchard ou vengeur. Partant, ce type de crime est toléré par la société car excusable du fait qu'il est inoffensif pour l'ordre social et. qu'il est difficile d'établir et de mesurer la responsabilité du criminel passionnel.
Outre les facteurs provoquants (personnels, milieu social, milieu du fait), le crime passionnel- associe des facteurs déclenchants. Le crime passionnel suppose chez son auteur la conscience qu'il accomplit un acte défendu mais qu'il légitime à sa façon avançant l'idée d'éliminer celui ou celle par ?qui le déshonneur est arrivé: Chez cet individu, avant le mobile (amour contrarié, infidélité, adultère, insulte grave) et l'intention instantanée qui n'est pas préméditation, c'est le sentiment qui prime. Roger Merle le souligne clairement :
«le crime passionnel n'est pas le geste imprévu et imprévisible que beaucoup croient. Il est le terme d'un long cheminement criminel pendant lequel toutes les relations affectueuses entre le futur auteur et sa future victime deviennent négatives en sorte que rien de plus ne retient celui-ci d'attenter à la vie de celle-ci »
A bien des égards, la situation et les comportements de Phèdre inclinent à la nuance. La passion de Phèdre est telle qu'elle peut provoquer et déclencher, pensée et acte criminels.
Thèsée d'une part, Aricie de l'autre, voire Hippolyte, auraient pu être les victimes d'un amour contrarié, mobile du crime passionnel ; lère hypothèse : donner la mort à Thèsée obstacle majeur à l'amour de Phèdre pour Hippolyte ; 2ème hypothèse éliminer par jalousie, vengeance, Aricie la promise d'Hippolyte 3éme hypothèse : tuer Hippolyte pour ne pas avoir honoré le -sentiment de la reine lui offrant le Trône en dot. Seules ces hypothèses auraient pleinement satisfait à la criminalité passionnelle et déclaré juridiquement coupable Phèdre. A la recherche d'une victime indispensable à la passion criminelle de la Reine on pourrait trouver un lien de causalité à établir avec la mort d'Hippolyte. Mais celui-ci n'est pas mort du fait de Phèdre, qui a bel et bien cherché à le réhabiliter aux yeux de son père Thèsée en position légitime d'accomplir l'infanticide : le Prince étant accusé d'avances amoureuses à la Reine et, en même temps, d'avoir contrarié son père en projetant d'épouser Aricie.
Mais ce ne sont là qu'artifice, montage, scénario, inversant rôle et situation, représentation subjective d'une réalité autrement complexe, intriguante et tragique. L'amour, l'honneur, la honte, la jalousie, le désespoir, la mort, n'ont de sens que par rapport à Phèdre l'héroïne d'une situation fermée. Une scène qui a accumulé jusqu'au suicide, la culpabilisation de Phèdre, une scène qui parallèlement ou à l'inverse, participe de l'innocence victime de celle-ci. On ne se référera pas tant à «cette invisible présence noire» contre laquelle notre sujet livre un combat désespéré. L'innocence est à rechercher dans ce phénomène Phèdre, à la fois personnage et situation mouvementée.
Si c'est bien autour d'elle que s'ordonne toute l'action tragique, ce n'est pourtant pas elle qui agit. Du début à la fin, être passif, elle ne fait que subir, ses actes ne sont que des réponses à une action extérieure qui s'exerce sur elle. Faut-il blâmer cette femme habitée jusque dans son cour, d'un amour combattu ?
Il est des précédents similaires mais distincts offrant l'image conventionnelle d'une princesse honorée, comme chez Hermione ou celle d'un empereur parfait comme chez Néron qui lutte contre la passion. Chez Phèdre en revanche, c'est une exigence de pureté enracinée au fond de l'être de celle qui est aussi la fille de Minos le juge d'où la conscience morale se confondant en elle avec la conscience psychologique, l'impitoyable lucidité avec laquelle jusqu'au plus profond de l'égarement, elle s'analyse, elle se connaît, elle se juge. Doit-on accabler Phèdre, sujet à amour immédiat, cet Eros-événement, cet absolu saisissement d'ordre visuel, cet Eros réel et prédateur, cette fascination perpétuelle du corps adverse confié en récit obsessionnel à une confidente, CEnone messagère, par la manipulation, l'intrigue, la conspiration d'un mal irréparable .
Plus que du désir, Phèdre exprime une aliénation, une sexualité tragique, non parce qu'elle est inassouvie mais proscrite, refoulée . Phèdre n'a pas consommé sa passion maléfique et meurtrière. Elle s'est instinctivement amendée pour préserver sa vertu. On ne la condamnera donc pas pour s'être refusée jusqu'à la mort à accomplir l'inceste et l'adultère auxquels cet amour coupable la destinait. On ne la condamnera pas plus pour avoir avoué un amour. Car dire ou ne pas dire était bien le dilemme de Phèdre. L'enjeu tragique est ici beaucoup moins le sens de la parole que son apparition, beaucoup moins l'amour de Phèdre que son aveu.
Dès le début Phèdre être pur, sè sait coupable, et ce n'est pas sa culpabilité qui fait problème, c'est son silence : c'est là sa liberté, tout comme le suicide sera sa libération.
Phèdre dénoue le silence trois fois : d'abord devant OEnone (confession narcissique), puis devant Hippolyte (aveu dramatique) et enfin devant Thésée (parole correction). Il s'agit d'un silence torturé par l'idée de sa propre destruction. Phèdre devient son silence même : dénouer ce silence c'est mourir, mais aussi mourir ne peut être qu'avoir parlé. Car la parole est un substitut de la vie.
Parler c'est perdre la vie, et toutes les conduites d'épanchement sont senties dans un premier mouvement comme des gestes de dilapidation.
Phèdre identifie l'intériorité à la culpabilité. Chez elle les .choses ne sont pas cachées parce qu'elles sont coupables, les choses sont coupables du moment même qu'elles sont cachées.
La culpabilité objective de Phèdre (inceste, adultère) est en somme une construction postiche destinée à naturaliser la souffrance du secret, à transformer utilement la forme en contenu. Comme le dit Racine lui-même dans sa préface, pour Phèdre, le crime même est punition.
En conclusion, rendre justice à Phèdre c'est expliquer au nom du droit que l'autoculpabilisation est réellement un déni de justice tant il est vrai que « tout homme est présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable » Or à travers tout le processus qui a mené Phèdre vers sa perte tragique le jugement conforte la thèse fort défendable du parallèle à établir entre une culpabilité subjective et une criminalité objective. Le postulat de départ se confirme en ce sens qu'il s'agit d'une culpabilité sans crime.
Bibliographie indicative:
A.Vitez et J.Gillibert, Phèdre, Hatier 1986
Michel Autraud, Phèdre, Larousse 1965 .
Roland Barthes : Sur Racine, Seuil 1979 .
A.Lagarde et L.Michard, « Racine » in XVIIe siècle, Collection Textes et Littérature, Bordas 1962 .
R.Merle et A.Vitu, Traité du Droit Criminel, Cujas, 1970.
Abderaffie Maskani (sous la direction de) : Layla Ba Mohammed, Le crime passionnel : bilan criminologique. Mémoire de licence . Droit Privé, Faculté de Droit de Fés, 1990
Chistian Nils Robert : L'impératif sacrificiel: justice pénale, au delà de l'innocence et de la culpabilité, Lausanne, 1986.
Denis Salas, Du procès pénal, Paris , Puf,1992.


Pour citer cet article :
Auteur : (Najib Ba Mohammed - Professeur de Droit Public - Université Sidi Mohamed Ben Abdallah Fès) -   - Titre : Le Procès de Phèdre de Racine Une culpabilité sans crime ?,
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