Coeur et Raison

Chez Rousseau

Par Oumaima Hassoun

Dans Critique de la raison pratique (p.63), Kant affirme: «La raison de l'homme en tant qu'il appartient au monde sensible a certainement une charge qu'elle ne peut décliner à l'égard de sa sensibilité et également de ses sentiments». Dès lors, sensibilité et raison, autrement, coeur et raison gagnent, séparément, de l'importance. En effet, si la première notion «raison» réfère à la faculté pensante synonyme d'entendement, d'esprit et de connaissance rationnelle chez l'homme, le deuxième «coeur» accepte pour définition, le siège des sensations, de l'amour et même de la pensée intime. A partir de là, l'on pourrait dégager l'opposition entre les deux concepts à deux niveaux: Le premier est que le coeur peut s'entendre comme les facultés affectives et les sentiments moraux et en ce sens il s'oppose à l'esprit qui est un ensemble de facultés intellectuelles; le deuxième, qui rejoint d'ailleurs la définition de Pascal, dit que si le coeur est la source de la connaissance intuitive en ce qu'il est conscience au sens moral, il ne peut qu'être le contraire de la «raison». Ainsi, le rapport éventuellement antithétique mais néanmoins complémentaire entre coeur et raison montre le souci de privilégier l'un au détriment de l'autre. La dissociation des deux engendre, sans doute, un conflit intérieur, et plus largement, existentiel. Faisant de la plupart de ses oeuvres: La Nouvelle Héloïse, Les Dialogues, Les Confessions et autres le lieu de cette interrogation problématique à savoir: (En admettant que le coeur et la raison sont sans doute liés puisqu'elles sont deux composantes nécessaires dans la vie humaine, quelle serait la nature de cette liaison?) Rousseau tente d'y proposer une réponse plus au moins péremptoire dans son dernier ouvrage intitulé: Les Rêveries du promeneur solitaire. En mettant l'accent sur l'importance d'une rêverie qui conduit au bien-être et à la sérénité, le promeneur veut tout de même prendre parti pour le coeur sans pour autant négliger le rôle éminemment primordial de la raison. La recherche du bonheur, d'une facilité d'être et de mourir semble constituer la raison première de l'existence de cette problématique.

Comment alors cette quête du bonheur à laquelle se livre un auteur et philosophe sensible laisse entendre un conflit apparent entre son coeur et sa raison et le pousse justement à proposer une définition d'un coeur à la fois naturel et sage? Pour démontrer cela

*Nous allons tout d'abord montrer que Rousseau met en oeuvre:

I- Une sensibilité partagée entre «des sentiments et des pensées»:

Rêverie comme sentiment ou expression du coeur

Un coeur qui veut triompher de son traumatisme

Un coeur d'une grande sensibilité

Rêverie comme raison ou raisonnement

De la raison au raisonnement

La nécessité de lier la raison au coeur

*Pour ensuite expliquer qu'il s'agit:

II- Une tentative de définir le moi rousseauiste

L'homme naturel qui se fie au coeur: aime les autres

L'homme vrai par rapport aux philosophes (coeur est conforme à la raison)

*Enfin nous examinerons:

III- La philosophie du bonheur ou le coeur naturel et sage

La fusion avec la nature

Le sentiment de l'amour

I.

1) Dans son Jean Jacques Rousseau. La Quête de soi et la rêverie, Marcel Raymond témoigne que le mot rêver vient du prototype latin «reexvagare », ce qui explique que le sens premier de ce verbe soit «vagabonder, errer». Or l'errance chez le promeneur est plus une errance interne qu'externe.

Destinées à faire ressortir les sentiments du «moi», ses émotions vis-à-vis du monde des hommes et de la nature, Les Rêveries du promeneur solitaire constituent avant tout un ouvrage ou comme il le dit l'auteur, lui-même, un «journal» intime où il est question d'atteindre à sa nature sensitive et jouir pleinement de sa sensibilité. A ce propos, la rêverie devient synonyme de sentiment, et par extension, expression d'un coeur enclin à la méditation et au désir d'une satisfaction dans l'illusion et l'imaginaire. C'est ainsi que Rousseau oppose la rêverie douce, autrement, le sentiment du coeur à la pensée en tant que témoignage de la raison. L'exemple de la Septième Promenade d'ailleurs consacrée à la botanique et à la nature montre clairement cela; on lit à la page 134: «La rêverie me délasse et m'amuse, la réflexion me fatigue et m'attriste».

Dans ce sens, la rêverie en tant que siège de sensations affectives, d'un ensemble d'images chimériques et joyeuses n'est autre que le reflet du coeur rousseauiste. Un coeur qui cherche moins à exposer sa véritable nature qu'à la retrouver. En effet, Rousseau tente de mettre en oeuvre toutes les caractéristiques de son coeur pour accentuer à la fois sa bonté naturelle et sa différence des autres. Il passe ainsi de la description de l'état présent de son coeur à la définition de celui-ci. Ainsi l'on assiste à:

Un coeur qui veut triompher de son traumatisme:

L'expérience du complot universel semble pénétrer le coeur de Rousseau. Voulant le présenter comme un «monstre, un empoisonneur, un assassin», les hommes cherchent à le bannir de la société et à le torturer autant psychologiquement que physiquement. Il dit dans la Première Promenade: «En m'arrachant des cris, peut-être, elle [la douleur physique] m'épargnerait des gémissements, et les déchirements de mon corps suspendraient ceux de mon coeur» (p.57). Le coeur de Rousseau est alors blessé à cause des autres, et c'est ce qui le pousse à trouver dans leur méchanceté-même une issue à une telle situation. Il oppose dans ce cas, les «raffinements de la haine» des autres, à «l'amour qu'il leur aurait porté»; leurs «passions démoniaques» à son innocence et sa bonté; «les affections terrestres et les douceurs de la sociétéqu'ils ont arraché» à son coeur aimable. Il parvient, grâce à son écriture à métamorphoser le mal ressenti à cause des machinations de la société contre lui, et à créer une forme de désintéressement et d'indifférence qui élèverait son coeur de toute attache à la terre. Pour corroborer cette idée, il avoue dans sa Seconde promenade: «Ne trouvant plus d'aliment pour mon coeur sur la terre, je m'accoutumais peu à peu à le nourrir de sa propre substance et à chercher toute sa pâture au-dedans de moi» (p.65). Si donc, le promeneur a choisi de se soigner du malheur engendré par les autres, c'est qu'il a, a priori, un coeur sensible.

Un coeur d'une grande sensibilité:

Dans Les Confessions au Livre I l'auteur affirme: «Je sentis avant de penser; c'est le sort commun de l'humanité. Je l'éprouvai plus qu'un autre». Rousseau mentionne, à cet effet, l'extrême sensibilité qui l'empêche de faire partie du monde d'ailleurs dès son enfance comme en témoigne l'exemple de la Troisième Promenade:«Jeté dès mon enfance dans le tourbillon du monde, j'appris de bonne heure par l'expérience que je n'étais pas fait pour y vivre et que je n'y parviendrais jamais à l'état dont mon coeur sentait le besoin» (p.76). La découverte de l'injustice, du mensonge et des vices qui règnent en société, entraîne automatiquement chez le promeneur solitaire un renoncement au monde qui ne cesse à son tour de décevoir cette sensibilité du coeur. L'interprétation qu'on a fait de sa chute ou son accident à Ménilmontant en est la parfaite preuve; Rousseau confesse à ce sujet, dans la Première promenade, en ces termes: «Un événement aussi triste qu'imprévu vient enfin d'effacer de mon coeur ce faible rayon d'espérance et m'a fait voir ma destinée fixée à jamais sans retour ici-bas» (p.58). Aussi le monde, devient-il d'une étrangeté inexorable d'où l'impossible communion qui pourrait exister entre lui et le coeur sensible de Rousseau: «Si je reconnais autour de moi quelque chose ce ne sont que des objets affligeants et déchirants pour mon coeur» (p.60). Par ailleurs, la rêverie semble présenter une occasion parfaite pour le dévoilement de cette sensibilité, qui se transforme, en douceur dès qu'il est question de la liberté et de la promenade dans la solitude. Dans la Seconde Promenade, le solitaire décrit cet état en disant: «Je revenais avec complaisance sur toutes les affections de mon coeur, sur ses attachements si tendres mais si aveugles, sur les idées moins tristes que consolantes dont mon esprit s'était nourri depuis quelques années, et je me préparais à les rappeler assez pour les décrire avec un plaisir presque égal à celui que j'avais pris à m'y livrer» (p.67). Les «paisibles méditations» que le promeneur relate et cherche à faire durer ne sont, en réalité, que l'expression d'un coeur en permanente révélation de son essence et donc de sa transparence et sa sincérité.

Convaincu de la nécessité de ces traits caractérisant son coeur, Rousseau semble les fortifier constamment à travers l'évocation de la raison en tant qu'élément indispensable à la définition de son être.

2) Il est à noter que la rêverie en tant qu'elle représente le lieu où apparaît le mieux les sentiments du moi, ses aspirations et ses désirs, elle est aussi un moyen pour réfléchir à ses expériences et son existence. A cet égard, la rêverie consiste pour Rousseau à penser ou encore à philosopher. La Quatrième Promenade explicite vraisemblablement l'utilité de la raison pour cela. Elle porte sur la vérité et le mensonge (rappelant le mensonge du ruban relaté au Livre II des Confessions) et les moyens dont nous disposons pour les discerner. Rousseau élabore sa réflexion selon une méthode purement cartésienne mais y ajoute l'aspect moral de la vérité. La raison semble, pour lui, insuffisante pour répondre à une question aussi délicate. Il signale à la (p.95): «Dans toutes les questions de morale difficiles comme celle-ci, je me suis toujours bien trouvé de les résoudre par le dictamen de ma conscience, plutôt que par les lumières de ma raison. Jamais l'instinct moral ne m'a trompé: il a gardé jusqu'à sa pureté dans mon coeur assez pour que je puisse m'y confier». L'on parlerait dans ce cas de figure de l'importance non pas de la raison mais du raisonnement dans l'élaboration des rêveries.

Si alors la raison n'est point employée au service du coeur, elle est reléguée au second plan pour le promeneur. C'est pour cela que l'évocation de la raison doit nécessairement être accompagnée de celle du coeur. Les exemples: coeur /esprit «Je revenais avec complaisance sur toutes les affections de mon coeur… dont mon esprit s'était nourri» (P.2/p.67); coeur/ raison:«Mon coeur et ma raison me crient qu'elle ne me trompera pas» (P.2/p.74); «mon coeur leur répondait mieux que ma raison» (P.3/p.81)confortent cette idée. Il s'agit, probablement, d'une tentative de réconcilier les deux puisqu'en vérité ils causent pour Rousseau un sérieux conflit, il l'admet d'ailleurs au Livre III de ses Confessions: «On dirait que mon coeur et mon esprit n'appartiennent pas au même individu». Jean Jacques se trouve alors dans l'obligation de dire qui il est ou plus exactement ce qui le compose en tant qu'être qui ne peut se fier uniquement et entièrement à la raison. Et c'est ce que revêt son affirmation à la Septième Promenade p.134: «Oui, sans doute, la raison me permet, me prescrit même de me livrer à tout penchant qui m'attire et que rien ne m'empêche de suivre; mais elle ne m'apprend pas pourquoi ce penchant m'attire» et au paragraphe suivant: «J'ai pensé quelquefois assez profondément; mais rarement avec plaisir».

Ceci dit, la sensibilité rousseauiste partagée entre le monde abstrait du coeur et le monde concret de la raison fait souvent primer, bon gré mal gré, le premier au détriment du deuxième. En assurant que «son âme est encore active et qu'elle produit encore des sentiments et des pensées» (p.61) Rousseau manifeste son désir ardent de mener une vie purement naturelle conforme au privilège qu'il donne à son coeur et son aspiration à une existence fondamentalement vertueuse. De là, nait la tentative de définir son propre «moi».

II.

Dans Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Rousseau se demande:«Je voudrais bien qu'on m'expliquât quel peut être le genre de misère d'un être libre dont le coeur est en paix et le corps en santé» aussi «Et comment l'homme viendra-t-il à bout de se voir tel que l'a formé la nature, à travers tous les changements que la succession des temps et des choses a dû produire dans sa constitution originelle». Ces deux questions arborent en effet toute la tentative de chercher la nature humaine qui a pour corollaire la dénonciation de son état actuel corrompu et corrupteur. Le retour à l'origine nécessite pour ce faire un investissement du raisonnement et non de la raison au profit de la démonstration d'un coeur pur contraire à celui des autres. Ainsi s'effectue l'opposition entre l'homme naturel qu'est Rousseau et les hommes.

1) Quand Rousseau pose la question «Qui suis-je?» dans ses Confessions la réponse est instantanée «Moi, seul. Je sens mon coeur et je connais les hommes»; La connaissance de soi est pour lui une donnée immédiate du coeur ou plus profondément de la conscience. Mais cette donnée ne peut se réaliser sans la connaissance des autres. Semblable en cela à ce que Sartre désignerait, plus tard, dans son L'Etre et le Néant comme: «autrui médiateur indispensable entre moi et moi-même», Rousseau, qui veut tout de même, montrer qu'il est différent et unique ne parvient à le faire que quand il analyse les autres et son rapport avec eux.

Si pour lui, le coeur est la source de la bonté et de la vertu c'est qu'il s'accorde le plus souvent à sa nature d'homme sincère et bon comme il le rappelle dans sa Sixième Promenade (p.123):«Né sensible et bon». Cette caractérisation est incontestablement justifiée par trois exemples dans les Rêveries:

Le premier est celui du jeune garçon auquel il donnait l'aumône à plein coeur mais qui le poussa à réaliser la réflexion suivante à la Sixième promenade (p.122): «Mais de ces premiers bienfaits versés avec effusion de coeur naissaient des chaînes d'engagements successifs que je n'avais pas prévus et dont je ne pouvais plus secouer le joug» Cela met en oeuvre l'impossibilité d'agir contre son penchant, autrement dit, la nécessité d'être franc même dans le désir d'être généreux. D'où le naturel certain qu'il prône. Le deuxième exemple «d'un âge plus avancé» est celui du garçon qui lui avait donné un coup au point de le tuer. Rousseau dépeint la crainte de celui-ci et de sa mère sur un ton tendre et admiratif en ces termes(P.4/ p.106): «Ses larmes et celles de son fils pénétrèrent mon coeur au point que longtemps je la regardais comme ma mère et son fils comme mon frère». L'homme naturel est aussi un homme réel qui prend plaisir des douceurs des sentiments sincères et vertueux. Le troisième exemple est finalement celui de M. Fazy qui, n'ayant pas vu le jeune Rousseau mettre ses doigts dans la roue, se trouve «consterné, s'écrie, sort de la roue et l'embrasse». Rousseau qui donne de celui-ci l'image d'un bon homme renforce cette bonté par cette assertion: «Au fort de ma douleur la sienne me toucha». La bonté de ces gens n'est en fait mise en exergue que pour accentuer celle du coeur rousseauiste. La perception des autres est à ce stade liée aux impressions qu'ils lui inspirent. De la sorte, le coeur livré à sa nature semble remplacer la raison et dicter à son maître sa conduite et ses sentiments.

Cependant, le seul gage pour se donner entièrement aux commandements du coeur est que l'autre soit également bon. Subséquemment, Rousseau substitue l'argumentation à la description lorsqu'il est question du monde des méchants, des gens qui l'on proscrit «par un accord unanime».

Dans la Première Promenade, le solitaire affirme (p.59): «Quand tous mes ennemis particuliers seront morts, les médecins, les oratoriens vivront encore, et quand je n'aurais pour persécuteurs que ces deux corps-là, je dois être sûr qu'ils ne laisseront pas plus de paix à ma mémoire après ma mort qu'ils n'en laissent à ma personne de mon vivant». La persécution des autres conduit indubitablement le promeneur à raisonner, à trouver des arguments à sa situation de résignation et de retraite produites par les hommes. Il établit donc toute une explication quant à sa décision d'accepter son sort en se basant uniquement sur sa raison et sa pensée. Réalisant qu'il a affaire non pas à des êtres-humains mais plutôt à des «passions diaboliques» c'est-à-dire à des instances abstraites sur lesquelles il ne peut absolument rien, le promeneur solitaire dit l'intelligence de renoncer à la justification et l'utilité de «rentrer en soi». La connaissance de l'autre génère l'obligation de l'étudier et fait systématiquement appel à la raison que Rousseau veut détendre à un tel âge. Aussi s'exclame-t-il: «Eh que me servent des lumières si tard et si douloureusement acquises sur ma destinée et sur les passions d'autrui!» (P.3/p.75).

La raison sert non pas uniquement à dévoiler l'animosité des autres mais surtout leur hypocrisie et duplicité. Ce qui est contraire au sentiment religieux prêché par le promeneur. La troisième promenade est consacrée à ce sentiment diffus et non encore raisonné qu'inspire le ravissement de la rêverie : « cette étourdissante extase à laquelle mon esprit se livrait sans retenue, et qui dans l'agitation de mes transports me faisait écrier quelquefois ; O grand être ! O grand être, sans pouvoir dire ni penser rien de plus. » (Lettre à Malesherbes). Rousseau se réclame d'un élan du coeur, d'un élan de sa nature qui le porte vers l'adoration d'un être transcendant, plus puissant en lui que les disputes des raisonneurs. Le Dieu de Rousseau se manifeste par l'évidence du sentiment «du bon sens et de la bonne foi» contrairement à «la doctrine de ses persécuteurs; cette morale sans racine et sans fruit qu'ils étalent pompeusement dans des livres ou dans quelque action d'éclat sur le théâtre sans qu'il en pénètre jamais rien dans le coeur ni dans la raison» (p.87).

Cette différence, de la raison et du coeur (qu'il ne faut pourtant pas réduire à l'opposition trop tranchée du raisonnement et du sentiment, mais plutôt à celle plus subtile de l'intuition rationnelle et de l'intuition morale) est assez déterminante pour diviser les deux chemins. Or, pour Rousseau, la question religieuse, d'ailleurs, point capital de sa différence et son différend avec ses ennemis, est basée autant sur le raisonnable que le sentimental. Sur le coeur et la raison. Et c'est ce qui lui permet de passer d'un constat raisonnable dans ses premières promenades que l'on pourrait résumer comme suit: Il traite de son rapport à la connaissance et l'écriture de soi dans la « Première promenade », la douleur et la mort dans la Seconde, la sagesse et la vertu dans la « Troisième promenade», le mensonge et la vérité dans la Quatrième, à la favorisation du coeur dans un deuxième temps puisque l'on assiste au sentiment du bien dans la Sixième, au penchant pour la botanique et la nature dans la Septième, à l'amour-propre dans la Huitième, au plaisir et à l'éducation dans la Neuvième et enfin à l'amour dans la Dixième. Cette apparente évolution est néanmoins marquée par un moment de transition fondamentale entre le coeur et la raison qu'est La Cinquième promenade consacrée au sentiment et à la pensée du bonheur.

III.

Après la décision irréfutable de se résigner à son sort et y puiser la force de ses rêveries, le sujet de celles-ci se réfugie hors du monde pour se retrouver lui-même, pour rétablir l'unité d'un moi où le coeur et la raison seraient en parfait équilibre. La quête du bonheur réalise cet équilibre et laisse entendre la véritable philosophie du promeneur solitaire.

La Cinquième promenade constitue en ce sens le sommet de cette quête «délicieuse et durable». C'est qu'une possibilité de fusionner avec la nature s'offre au promeneur sur l'île de Saint-Pierre. L'on assiste donc à la relation entre l'homme et la Nature qui rappelle sans aucun doute à l'être humain son origine ou encore la première composante de son identité. La philosophie de la rêverie rousseauiste se déploie, dans cette perspective, dans le but certes de renforcer le lien inébranlable (Homme/Nature), mais aussi dans le dessein de rappeler à la créature humaine la seule source capable de lui procurer la joie et le repos. Rousseau, dit à ce propos, en décrivant le lac de Bienne: «Le flux e le reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser » (p.114).

L'effet de l'écoulement d'eau suffit donc pour le rêveur solitaire à sa nature et la raison estompée en faveur d'une âme (un coeur) naturelle traduit la nature d'un bonheur pur ou encore sacré. C'est ce qui contribue à établir la définition qu'il propose de ce dernier à la page 115: «Le bonheur que mon coeur regrette n'est point composé d'instants fugitifs mais un état simple et permanent, qui n'a rien de vif en lui-même, mais dont la durée accroît le charme au point d'y trouver enfin la suprême félicité». Et dans la Septième promenade, on lit (p.136 «Plus un contemplateur a l'âme sensible plus il se livre aux extases qu'excite en lui cet accord (entre le coeur de l'homme et le spectacle de la nature). Une rêverie douce et profonde s'empare alors de ses sens, et se perd avec une délicieuse ivresse dans l'immensité de ce beau système avec lequel il se sent identifié ». L'amour de la nature ou le retour à celle-ci représente la dernière étape de l'élévation de l'âme rousseauiste et l'éradication d'une raison désormais inutile comme l'affirme le promeneur lui-même: «Je ne cherche plus à m'instruire: il est trop tard…Mais je cherche à me donner des amusements doux et simples que je puisse goûter sans peine et qui me distraient de mes malheurs» (p.142).

La communion avec la nature lui permet assurément d'avoir un sentiment de plénitude et de sérénité mais surtout de prendre conscience de son existence et de son aspiration à l'amour comme il le dit: «J'ai besoin de me recueillir pour aimer» (p.177).

Dans La dernière promenade Rousseau relate le souvenir de Mme de Warens et l'impact qu'elle eut sur son être «je fis ce que je voulais faire, je fus ce que je voulais être, et par l'emploi que je fis de mes loisirs, aidé de ses leçons et de son exemple, je sus donner à mon âme encore simple et neuve la forme qui lui convenait davantage et qu'elle a gardé toujours» exprime-t-il à la page 177. L'âme rousseauiste est en fait l'objectif majeur de toutes ses rêveries où se conjuguent et coeur et raison. Cherchant sans cesse à la purifier voire à l'élever vers un au-delà apaisant et pérenne, Rousseau laisse apparemment triompher le coeur de la raison mais ne fait, en réalité, que proposer un coeur naturel et sage. Le Coeur doit, de ce fait, être considéré comme la source de toute connaissance authentique, de toute vérité, et de l'Etre suprême même. Et c'est ainsi que Rousseau peut être le précurseur du courant romantique en ce qu'il perçoit et conçoit le monde à travers un coeur à la fois naturel et rationnel.

Le conflit présumé entre le coeur et la raison est aussitôt élucidé. Et la philosophie du bonheur retrouvé au sein d'une nature immortelle et un amour inoubliable permet de mieux déceler la valeur d'une sagesse qui ne peut s'acquérir qu'avec l'élaboration de Rêveries autant émotives qu'intellectuelles.

Rousseau a su, somme toute, réaliser à travers sa rêverie un incontestable passage d'une réflexion sur son état au bonheur que lui permet ce dernier. Le promeneur solitaire dont l'âme oscille entre science et conscience, entre coeur et raison, parvient paraît-il et grâce même à ces couples, à retrouver son identité ; celle d'un homme qui, oeuvrant pour le bonheur, reconstitue les parcelles d'un «moi » âgé mais surtout assagi.

Si donc la raison cause au promeneur un mal inutile, c'est qu'elle permet sa propre abolition pour donner accès au coeur du « moi »et à son essence. Ainsi, l'on pourrait dire qu'il existe un lien étroit entre la conception du couple coeur/raison et la façon de lire le texte des Rêveries. De fait, Les Rêveries du promeneur solitaire indiquent au lecteur le bon chemin qui permet l'exploration de son intériorité. En détruisant la réalité souvent illusoire qui l'entoure, le lecteur arrive à jouir, en solitaire, de la promenade intérieure et à goûter au bonheur qu'il ne peut trouver désormais qu' « en lui ».

HASSOUN Oumaima