Étude de texte: Impiété et discours expiatoire de Socrate

Par: Moujahid Bouchra

Introduction:

Après avoir prononcé son discours qui reprend différemment la thèse de Lysias et où il a exposé de manière concrète quelques règles essentielles de l'art oratoire, Socrate, en s'entretenant avec Phèdre, s'aperçoit que la parole qu'il a proférée est blasphématoire, qu'elle a outragé les divinités.

Fautif de mépris envers les dieux, Socrate doit impérativement expier sa faute, et tenter d'apaiser la colère des dieux qui risque de se déchaîner contre lui.

Comment la parole qui constituait une source de plaisir peut-elle être considérée comme un sacrilège? Comment Socrate parviendra-t-il à expier sa faute et à se racheter auprès des dieux?

Dans quelle mesure l'éloge que fait Socrate de la folie est-il un éloge indirect et de l'amour et de la belle parole en général?

I- Le pouvoir de la parole: pouvoir positif et pouvoir négatif:

-La parole est une arme à double tranchant. Elle peut avoir un effet positif comme elle peut avoir un effet négatif. Son pouvoir dépend de la façon avec laquelle elle est utilisée et de l'objectif pour lequel on l'emploie.

-Phèdre, passionné de discours, considère la parole comme source intarissable de plaisir. Le discours de Socrate ainsi que tout autre discours exercent sur lui un véritable effet de charme. - Envoûté par les délices que lui procure le discours de Socrate, il lui est difficile de le voir mettre un terme à ce moment magique et il aimerait bien que cette sensation de bien-être et de jouissance n'en finisse point:

«je croyais pourtant que tu n'en étais qu'au milieu, et que tu allais parler (…) alors, Socrate, pourquoi en rester là?» Phèdre p100.

«Restons plutôt ici, tout en nous entretenant de ce qui s'est dit» Phèdre p101.

-La parole exerce sur Socrate un tout autre pouvoir. En prononçant son discours, il semble transporté, possédé par les dieux qui parlent à travers son corps et sa voix. Les Muses et les nymphes lui inspirent sa parole et constituent un intermédiaire entre lui et les dieux de l'Olympe. Cette parole divinatoire emporte Socrate hors de lui-même en lui permettant une ascension vers le monde divin.

«te rends-tu compte que les nymphes, auxquelles tu m'as livré à dessein, vont certainement m'inspirer des transports divins?» Phèdre p100.

-Mais on n'est pas toujours en mesure de contrôler la parole, car celle-ci semble échapper parfois à l'emprise du locuteur et un seul mot peut tout faire basculer au sens positif comme au sens négatif. Le proverbe qui dit qu'il faut tourner sa langue dans sa bouche sept fois avant de parler est très significatif à cet égard. Il met en garde contre le danger que peuvent représenter les mots, car ce qui est dangereux dans une parole est qu'elle est irréversible.

-Ce n'est qu'à la fin de son discours au jeune garçon que Socrate se rend compte que la parole qu'il vient de proférer a porté outrage à Éros: le dieu de l'amour. En représentant l'amour comme un danger et en en brossant un portrait défavorable, Socrate commet, de façon inconsciente, une faute grave en manquant de respect au dieu de l'amour.

«j'ai cru entendre une voix qui venait de lui et qui m'interdisait de m'en aller avant d'avoir expié pour une faute contre la divinité» Phèdre p101-102.

«c'est une stupidité et, sous un certain rapport, une impiété; peut-il y avoir discours plus terrible?» Phèdre p102.

«Éros est un dieu ou quelque chose de divin, il ne saurait être quelque chose de mauvais. Or, les deux discours qui viennent d'être prononcés à son sujet l'ont présenté comme quelque chose de mauvais; voilà leur faute à l'égard d'Éros. Et puis, il y a la stupidité de ces deux discours, une stupidité toute civilisée; eux qui ne disent rien de sain, rien de vrai non plus, ils prennent des airs solennels, comme s'ils étaient quelque chose» Phèdre p103.

-Le discours de Socrate constitue donc une offense aux dieux, aussi bien par son contenu que par sa forme (le style et la tonalité), et donc une expiation s'impose.

«c'est donc pour moi, mon ami, une nécessite de me purifier» Phèdre p103.

II- La parole comme moyen d'expiation: discours expiatoire de Socrate:

-Socrate choisit un remède de la même nature du mal qu'il a engendré par son discours. Quoi de mieux qu'une parole pour soigner les maux causés par une autre parole.

-L'idée de ce remède lui vient de Stésichore qui a payé le prix fort pour une mauvaise parole qu'il a proférée au sujet d'Hélène et qui lui a coûté la vue. Cette histoire contient une leçon essentielle, car il ne suffit pas que la parole soit conforme aux règles de l'art oratoire, il faut qu'elle soit vraie.

«il y a, pour ceux qui commettent une faute en racontant un mythe, une antique purification, dont Homère ne s'est point avisé, mais dont Stésichore a tenu compte (…) il sut de quoi on l'accusait et aussitôt il composa ces vers:

Il n'est pas conforme à la réalité ce discours.» Phèdre p103.

-Comme Stésichore a pu recouvrir la vue en dénonçant le caractère mensonger de ses paroles, Socrate doit faire de même en écrivant un discours contraire au premier où il doit représenter l'amour sous un aspect positif et où il doit corriger son erreur.

«Avant d'être puni pour avoir dit du mal d'Éros, je vais tâcher de lui offrir ma palinodie, la tête découverte» Phèdre p103.

«Il n'est pas conforme à la réalité le discours qui déclare que, si l'on a un amoureux, il faut de préférence accorder ses faveurs à celui qui n'aime pas» Phèdre p105.

-Socrate, par crainte de subir la colère d'Éros, se prépare à prononcer un nouveau discours. Ce discours est comparé à de l'eau dans la mesure où il permettra d'effacer le goût amer du premier discours et de purger et enlever la souillure que ses mots ont pu laisser.

-Cette métaphore de la parole-eau met l'accent sur le pouvoir purificateur de la bonne parole.

«Eh bien, j'ai honte devant cet homme-là, et j'ai peur d'Éros lui-même; aussi j'aspire à prononcer un discours qui soit une eau potable, qui me permette, pour ainsi dire, de me rincer la bouche pour enlever le goût de sel qu'y a déposé le discours que tu viens d'entendre» Phèdre p104.

III- Discours de Socrate: éloge de la parole par l'éloge de la folie:

-Pourquoi avoir prononcé un discours contenant toute une leçon pratique de quelques procédés de l'art oratoire si on refusait de parleret si on considérait que ce serait une folie de rivaliser avec «un orateur accompli» tel que Lysias?

-Pourquoi Socrate n'a-t-il pris conscience du caractère blasphématoire de son discours qu'après l'avoir terminé?

-Pourquoi avoir choisi d'expier la faute causée par son premier discours en prononçant un autre discours? et notamment après avoir dit à Phèdre:

«Ça y est, Phèdre. Tu n'entendras plus un seul mot sortir de ma bouche; dis-toi maintenant que mon discours est fini.» Phèdre p100.

-Tout porte à penser que Socrate cherche n'importe quel prétexte pour parler et proférer des discours pour satisfaire son besoin personnel et par là même le besoin de Phèdre qui adore écouter des discours. Dès lors, tous les moyens sont permis. Socrate est capable de fabriquer des histoires de toutes pièces et d'établir des situations propices à la parole.

-Socrate qui faisait semblant de ne pas vouloir parler et qui jouait le jeu de la timidité à fond prononce un discours bien argumenté où apparaît un grand travail au niveau du style et du lexique. Ce discours est doublé de quelques allusions aux procédés de l'art oratoire ce qui trahit une grande implication de la part de celui-ci.

-Socrate qui a proféré un discours si bien construit, aussi bien au niveau du contenu qu'au niveau formel, ne peut pas ne pas avoir fait attention à la faute dont sa parole le chargeait. Évoquer l'impiété dont il est coupable est une manière de se donner une raison pour parler. Le choix de la parole comme moyen d'expier la faute conforte cette idée.

-En composant un autre discours qui développe la thèse adverse du premier, Socrate cherche à prouver à Phèdre qu'il maîtrise l'art oratoire, en lui montrant qu'il est capable d'improviser et de trouver des arguments afin de convaincre d'une idée puis de son contraire et en la montrant tantôt vraie tantôt fausse: «discours contradictoire».

-L'amour est conçu généralement comme une forme de folie. Si Socrate a considéré, dans son précédent discours, que l'amour est une passion qui va à l'encontre du bon sens et qui déprave la raison des amoureux, il se rétracte dans ce deuxième discours en montrant qu'il y a plusieurs types de folie qui permettent à la civilisation humaine de progresser et qui aident l'homme à se rapprocher des dieux et à devenir meilleur, comme la folie qui préside à la création artistique et celle qui favorise la divination c'est-à-dire la transmission de la parole divine.

-Dénigrer l'amour est ainsi dénigrer la folie qui permet à l'homme de créer des oeuvres d'art et de proférer de belles paroles et de la belle poésie, et qui permet aux hommes de recevoir la parole des dieux qui les guident et les éclairent dans leur conduite.

-En faisant l'éloge de la folie, Socrate met en valeur le rôle de la divination et de la belle parole inspirée par les divinités qui n'émanent pas de la raison mais qui sont plus belles et plus utiles que toutes autres paroles.



Pour citer cet article :
Auteur : moujahid bouchra -   - Titre : Phèdre (platon) La parole et le discours expiatoire,
Url :[https://www.marocagreg.com/doss/cpge/cpge-phedre-platon-la-parole-et-le-discours-expiatoire-B-Moujahid-7mz9.php]
publié le : 2013/01/23 12:03:37

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